Intervention de Jean-Pierre Sakoun

Réunion du mardi 18 septembre 2018 à 17h45
Mission d'information sur la révision de la loi relative à la bioéthique

Jean-Pierre Sakoun, président du Comité Laïcité et République (CLR) :

Je me sens beaucoup plus à l'aise pour répondre à la question de Mme Tamarelle-Verhaeghe qui portait sur la laïcité, la neutralité, l'école, ainsi que sur la formation du consensus au sein de notre association, qu'à toutes celles que nous avons abordées jusqu'à présent.

Nous sommes tous constitués d'identités multiples. Je parlerai même d'identifications, car nous choisissons nombre de ces identités, nous choisissons de nous y rattacher : elles ne sont pas toutes imposées par la nature, loin de là. Elles peuvent nous être transmises par l'éducation, et parfois elles relèvent de choix.

La question de la laïcité n'est pas celle de la neutralité de l'individu, mais celle de la neutralité de l'État. L'individu est constitué de l'ensemble de ses identifications et de ses identités, et il vit avec. Ce en quoi consiste l'effort citoyen, républicain, spécifiquement français, c'est, au moment où il prend la décision politique, d'essayer de faire entrer une once de réflexion sur l'intérêt général dans la constitution de sa personnalité faite d'identités multiples, et surtout de ne pas transformer l'une de ces identités en une essence. C'est-à-dire de ne pas être qu'un juif, de ne pas être qu'un catholique, un athée, un protestant, une personne de couleur noire ; ce n'est qu'un des éléments qui nous constituent.

Tant que vous considérez que cet élément qui vous constitue est un parmi plusieurs, voire un parmi des dizaines pour certaines personnes, vous restez dans le politique, dans la capacité de discuter avec d'autres et d'accepter qu'un vote vous rende minoritaire, parce que vous savez que, la prochaine fois, un autre vote pourra vous rendre majoritaire – vous, c'est-à-dire l'ensemble des identités qui vous constituent.

Si, en revanche, vous essentialisez une seule de ces identités pour en faire votre être, vous n'êtes plus dans le politique, mais dans la victimisation et l'oppression, car tout vote qui se tournera contre vous sera, non pas opposé à votre opinion politique, mais à ce que vous considérez comme votre propre nature. Dès lors, la question du communautarisme, sous toutes les formes, notamment religieuses, qu'elle est susceptible de prendre, va se poser avec une terrible acuité et nous conduire à des choses assez catastrophiques.

Ainsi, à mes yeux, la neutralité et la laïcité sont celles de l'État ; et c'est à notre école qu'il appartient d'apprendre aux individus qu'ils sont constitués d'identités et d'identifications multiples. C'est en cela que la loi de 2004 sur les signes religieux est essentielle, dans la mesure où elle considère que, jusqu'à leur majorité, ces enfants doivent avoir un espace dans lequel ils peuvent comprendre, s'installer et s'organiser dans autre chose que la volonté familiale et sociale de les amener à une identité essentialisée.

Après avoir répondu à la partie de votre question portant sur l'individu, j'aborderai le thème de la neutralité, qui se trouve au coeur de la question.

J'ai cité les deux philosophes qui polarisent cette réflexion : l'Anglais Locke et le Français Condorcet ; les écrits de Catherine Kintzler sur ce thème sont éclairants, et je vous invite à vous y référer.

Locke est un philosophe qui part du religieux. Il pose en principe que, pour être membre de la communauté sociale et civile des hommes, qu'elle ait pour nom république, royauté ou démocratie, il faut croire en quelque chose. Si vous ne croyez pas, vous n'êtes pas crédible et n'avez pas de morale, ce qui n'est pas très éloigné d'une certaine vision américaine dominante aujourd'hui.

Il pose la question de l'harmonie et de la loi civile sous l'angle de la tolérance, il faut que chacun soit tolérant envers les autres. Toutefois, il pose cette question dans la situation où une religion est dominante : pour reprendre une image économique très galvaudée ces dernières années : la tolérance « ruisselle ». Elle part d'un haut que constitue la religion dominante dans la société, et « descend » vers des religions qui ne le sont pas, ou pas même parfois dans les institutions ; et il faut organiser cette tolérance entre les groupes.

Condorcet, philosophe du XVIIIe siècle, a fait, comme notre République encore aujourd'hui, le pari de l'émancipation, c'est-à-dire le pari de la liberté des individus, du choix de chaque individu. Il est fondé sur l'abstention, et, si on pouvait ne pas entendre le terme dans un sens négatif, sur la cécité : la République est aveugle à la différence.

Elle ne la nie pas, : la différence existe. Simplement, pour être dans le politique et non dans le religieux, la République se débarrasse de la question de la tolérance en posant le pari, très humaniste – celui du mythe de Sisyphe –, que, pour être homme, il ne faut pas aller dans le sens de la plus grande pente, il faut pousser la pierre dans le mauvais sens, même si l'on sait qu'elle va redescendre. Ce pari est que ce qui nous est commun est beaucoup plus important que ce qui nous fait différents, et que la seule solution pour avoir un État politique et rationnel est d'être aveugle à ces différences. Il ne s'agit pas de les nier, mais il faut que l'État y soit aveugle.

Comment les choses se passent-elles au sein du CLR ? Les adhérents, les membres de notre bureau, de notre conseil d'administration, sont des gens de droite, des gens de gauche, des gens du centre, dont certains sont peut-être ou probablement croyants, je ne me pose pas la question, mais si je devais le faire, je saurais assez rapidement qui l'est et qui ne l'est pas. Toutefois, ils acceptent ces principes comme étant l'idéal qui nous guide.

Pour reprendre une image qui m'est chère, je dirai que ce n'est pas parce que l'on n'a pas atteint son idéal qu'il faut le jeter à la poubelle pour le remplacer par quelque chose de régressif. L'idéal est comme l'étoile qui guide les marins, elle leur indique la bonne route, mais ils savent qu'ils ne l'atteindront pas. C'est donc cela l'idéal : on sait que l'on en est loin, mais on a conscience d'aller dans le bon sens en le suivant. S'agissant du fonctionnement du CLR, c'est une association relevant de la loi de 1901.

À M. Bazin, je répondrai qu'il me semble redouter que les lumières deviennent si vives qu'elles finissent par brûler et que la rationalité finisse en dictature.

Je suis quelque peu gêné lorsque vous considérez que c'est la vie, de l'état embryonnaire à la fin de vie, qui est concernée. À ma connaissance, pour la loi française, l'embryon n'est pas un être humain. Parler de l'embryon comme d'un être humain est donc en contradiction avec nos lois, ce qui est essentiel car, sans ces lois, des droits aussi fondamentaux que celui de l'accès à l'interruption de grossesse pourraient être remis en cause.

C'est là que la modeste boîte à outils que je vous propose a son importance, c'est-à-dire qu'aucune de ces libertés, si vous parvenez à la conclusion que chacune d'entre elles est une liberté, ne peut être mise en place sans l'accompagnement législatif et les garde-fous que vous lui donnerez.

Ceux-ci doivent porter sur la préservation des personnes âgées afin qu'elles échappent à la mort que leur promettraient des héritiers rapaces ou des gens qui les haïssent, etc. C'est donc votre rôle, non pas d'interdire ces libertés, mais de guider les citoyens pour qu'elles ne se transforment pas en asservissement ou en dictature.

Il n'en est pas moins vrai que le mot feelings signifie aussi « sentiments » ; toutefois, dans les universités américaines, on utilise l'expression you hurt my feelings, on ne parle pas d'avis, mais véritablement de sentiments. Je suppose que la plupart d'entre vous ont entendu parler de ces dérives délirantes concernant les zones de confort dans les universités américaines. Elles constituent l'illustration absolue de la folie dans à laquelle peut mener cette hypertrophie du moi.

De la même façon que vous êtes passé de la vie à l'embryon, vous passez « clandestinement » du terme d'égalité à celui d'égalitarisme. Cela n'est pas la même chose, l'écart est comparable à celui qui sépare l'islam de l'islamisme : l'islam est une religion qui a toute sa place dans notre société, et 80 % et plus des fidèles le pratiquent « en bon père de famille », alors que l'islamisme constitue une utilisation radicale et politisée de ce corpus de foi pour en faire un instrument politique antidémocratique.

Le même rapport existe entre égalité et égalitarisme. La valeur d'une vie pourra-t-elle résister à la finalité offerte par les moyens mis à sa disposition ? demandez-vous. Je vous retourne la question, car c'est à vous, législateurs, qu'il revient d'être vigilants. Peut-on vivre dans un monde de défiance permanente dans lequel toutes les libertés devraient être limitées parce qu'elles pourraient être mal utilisées ? Dans le domaine de la fin de vie, il me semble que l'on n'a pas attendu la loi de bioéthique et ses révisions pour que, dans le secret des familles et le silence des chambres d'hôpital, des gestes d'aide au passage au trépas soient accomplis, et cela depuis toujours.

Il ne s'agit donc pas de refuser de voir, ni de faire comme si, mais simplement de s'assurer que les libertés qui continueront d'émanciper l'humanité sont réglées par des cadres pour lesquels nous vous avons élus ; c'est votre responsabilité.

À Mme Fajgeles qui m'a interrogé sur l'opportunité qu'il pourrait y avoir d'entendre les représentants des grandes religions, je répondrai que tout groupe humain mérite que la mission d'information l'entende, particulièrement lorsqu'il a une influence dans la société. Cela vaut pour les grandes religions, pour les athées ou d'autres types de groupes qui ne sont pas nécessairement religieux. La question est de savoir à quel moment écouter ces groupes pourrait former votre jugement ou pourrait, sous l'influence, le poids et l'insistance de ce que l'on appelle aujourd'hui des lobbies, se constituer en une défense d'éléments irrationnels.

Rien n'est plus légitime, mais ce qui ne devrait pas être et inquiète beaucoup le CLR est la constitution de groupes religieux institutionnalisés en marge des institutions de la République, qui deviendraient des sortes de think tanks permanents de la République. La question est celle-là, et non celle d'écouter ou pas ce que les gens ont à dire – je suppose que la mission reçoit les représentants des diverses religions, le grand rabbin de France, etc.

J'imagine par ailleurs, Madame, que c'est à dessein que vous avez parlé de débat théologico-politique ; ce débat à mes yeux est politique et non théologico-politique. Tout est là précisément : le débat n'est pas celui de la prise en compte d'opinions qui, même si elles sont très largement partagées, demeurent des vues de l'âme, des vues de l'esprit, avec tout le respect qui leur est dû, et qui auront beaucoup de mal à démontrer qu'elles fonctionnent autour de la raison – ce qu'à certains égards elles refusent en grande partie.

Il ne peut donc, selon moi, y avoir de débat théologico-politique ; il peut en revanche y avoir un débat politique, même informé par des opinions théologiques ou par des discours scientifiques.

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