Intervention de Jean-François Delfraissy

Réunion du mardi 25 septembre 2018 à 16h30
Mission d'information sur la révision de la loi relative à la bioéthique

Jean-François Delfraissy, président du Comité consultatif national d'éthique pour les sciences de la vie et de la santé :

Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les députés, je commencerai par rappeler quel a été le processus de ces derniers mois, enclenché en vue de la révision de la loi de bioéthique de 2011.

Ce processus a commencé avec l'organisation des États généraux de la bioéthique (EGB), confiée pour la première fois au CCNE. Cet événement, qui a eu lieu de janvier à juin 2018, s'est appuyé sur quatre outils : un site web, des débats en région organisés en partenariat avec les espaces de réflexion éthique régionaux (ERER) en France métropolitaine et en outre-mer – plus de 270 débats ont eu lieu –, des auditions de sociétés savantes, d'organisations non gouvernementales (ONG), d'associations et de grandes institutions françaises dans le domaine de la santé – le CCNE a procédé à plus de 150 auditions – et un comité citoyen destiné à accompagner, critiquer et émettre des réserves sur le processus des États généraux, mais aussi à émettre une opinion sur deux sujets spécifiques. Un médiateur pouvait être saisi dans le cadre de ces États généraux, en la personne de M. Louis Schweitzer, ancien président de la Haute Autorité de lutte contre les discriminations et pour l'égalité (HALDE).

Durant cette période, le CCNE a eu une position extrêmement neutre, s'efforçant de prêter la plus grande attention possible à toutes les contributions au débat. Il a ensuite produit un rapport de synthèse, mis à votre disposition en juin 2018. Nous nous sommes demandé si nous nous devions également émettre une opinion sur la révision de la loi de bioéthique, et sommes finalement parvenus à la conclusion qu'il était préférable de le faire, en dépit du peu de temps dont nous disposions – si nous n'avons subi aucune pression sur le périmètre de l'avis à rendre, ni sur les outils à utiliser, nous étions cependant soumis à un impératif, celui de la date limite qui nous était fixée, à savoir la fin de l'été 2018.

De la mi-juin jusqu'à la mi-septembre 2018, le CCNE s'est employé à formuler une opinion destinée à répondre à la fois aux questions du grand public, notamment les citoyens que nous avions mobilisés – c'était la moindre des choses à leur égard – et à celles des décideurs que vous êtes, afin de vous aider à réfléchir sur ces sujets complexes en vous fournissant un certain éclairage.

Nous avons complété la réflexion interne au CCNE par la mise en place de trois grands ateliers ayant pour thème la recherche sur l'embryon et les cellules souches embryonnaires, la médecine génomique et les neurosciences, ainsi que d'un groupe de travail sur le numérique et la santé – un enjeu majeur, sans doute insuffisamment pris en compte dans un contexte où tout le monde a les yeux rivés sur l'assistance médicale à la procréation (AMP) et la fin de vie, alors que le numérique représente une véritable révolution à nos portes. Enfin, il nous a semblé important d'auditionner un certain nombre de présidents de comités d'éthique étrangers : nous en avons entendu dix, européens et extra-européens, parmi lesquels le président du comité d'éthique du Japon, un pays très en avance sur le thème « Numérique et santé ».

La construction de l'avis 129, à laquelle le CCNE plénier a travaillé à un rythme d'enfer de la mi-juin à maintenant – onze demi-journées y ont été consacrées – a abouti à un résultat qui n'est pas un consensus, mais un assentiment majoritaire, grâce à un processus d'élaboration d'une pensée collective.

Notre avis est divisé en quatre chapitres, dont le premier est consacré au contexte, c'est-à-dire à ce qui a changé depuis la loi de 2011 et qui tend à montrer que la loi de bioéthique doit être modifiée sur un certain nombre de points, à la fois sur les plans scientifique, médical, sociétal et juridique ; il peut vous être utile dans la mesure où il offre un panorama assez complet des évolutions qui se sont produites au cours des dernières années.

Le deuxième chapitre traite des grands enjeux de la bioéthique, qui demeurent mais sont renouvelés. Il semble évident que le corpus de la bioéthique est amené à évoluer pour s'adapter aux nouvelles conceptions que l'on peut avoir du corps : si on peut le considérer dans son entièreté, mais aussi comme un ensemble d'organes, que faut-il penser d'un fragment d'ADN humain stocké dans une banque de données génomique ?

Le troisième chapitre aborde les neuf grands thèmes qui ont été définis dans le cadre des États généraux, en leur apportant un certain éclairage.

Enfin, le quatrième chapitre évoque la vision qu'a le CCNE de ce qui s'est passé dans le cadre des États généraux, mais aussi de ce que pourrait être le futur, au-delà même de la loi qui va être élaborée en 2018-2019. Comme vous le savez, le modèle français est très particulier, puisqu'il consiste à adopter des lois de bioéthique regroupant l'ensemble des sujets qui s'y rapportent. Il est permis de se demander si c'est là le meilleur modèle qu'on puisse imaginer, et c'est ce qui a justifié que nous souhaitions recueillir sur ce point l'éclairage de collègues étrangers.

Pour sa part, le CCNE souhaite conforter ce modèle selon lequel, tous les cinq à sept ans, les différents acteurs de la bioéthique, qui ne sont pas tous des experts, ni même des médecins – parmi eux, on compte également des politiques et des citoyens – prennent le temps de se rassembler afin de se poser des questions sur l'ensemble des sujets, plutôt que d'évoquer les sujets un par un, en consacrant une loi à chacun d'entre eux – ce qui constituerait un autre modèle. Si nous sommes favorables à ce modèle, c'est parce que tous les thèmes qu'il permet d'aborder simultanément sont interconnectés – et qu'ils le sont de plus en plus. Ainsi, la réflexion sur certains aspects de la procréation tient compte des dernières innovations technologiques dans le domaine du big data ou dans celui du séquençage de haut débit en génomique. De même, certaines questions sociétales ne se posent plus tout à fait dans les mêmes termes depuis l'arrivée de technologies permettant des avancées dans le domaine de la procréation. Dans ces conditions, il est intéressant de pouvoir assembler en un temps donné l'ensemble des sujets ayant trait à la bioéthique, comme on le ferait des pièces d'un Meccano.

Cela dit, rien n'empêche de modifier, de simplifier et de fluidifier ce modèle. Si le fait d'organiser des États généraux quelques mois avant une révision de la loi de bioéthique est une bonne chose en termes de démocratie participative dans le domaine de la santé, cela n'est pas suffisant. La mobilisation du grand public sur des sujets aussi complexes et clivants montre que les questions qu'ils soulèvent ne peuvent trouver une réponse définitive en quelques mois, ce qui nécessite d'avoir une connaissance plus approfondie et continue. On a constaté, par exemple, que nos concitoyens exprimaient un considérable besoin d'information, et qu'il convenait donc de leur permettre de se renseigner davantage, et de manière continue.

Ce que nous proposons, c'est de maintenir le principe d'une loi globale donnant les grandes orientations, révisée tous les cinq à sept ans en fonction des besoins, mais aussi de poursuivre l'animation d'États généraux dans l'intervalle entre deux lois, grâce à la dynamique imprimée dans ce domaine par les espaces de réflexion éthique régionaux. Pour cela, nul n'est besoin de se doter de nouveaux outils : il suffit de s'appuyer sur les équipes très mobilisées qui existent déjà, en leur adjoignant éventuellement d'autres acteurs tels que les grandes mutuelles de santé.

Le CCNE suggère également de se tenir davantage dans une position d'alerte sur des sujets de bioéthique sensibles qui viendraient à soulever des questions particulières durant l'intervalle entre deux lois – c'est déjà le cas, mais il semble qu'un effort puisse encore être fait en la matière. Les signaux d'alerte, pouvant provenir des scientifiques eux-mêmes, mais aussi de comités créés autour des espaces de réflexion éthique régionaux, remonteraient jusqu'au CCNE, qui serait chargé de revenir vers l'autorité politique afin de lui faire part de l'urgence à modifier la loi.

Nous avons été frappés de constater que, sur des sujets sociétaux tels que la fin de vie et les enfants issus des nouvelles techniques de procréation, la recherche n'est pas au rendez-vous : les grands organismes de recherche ont financé très peu d'évaluations programmatiques, ce qui fait qu'il n'y a pas, dans ce domaine, de données de santé publique ou de sciences humaines et sociales qui soient disponibles, contrairement à ce qui peut se faire dans d'autres pays. Si vous interrogez, par exemple, la présidente de l'institut d'éthique suisse sur la décision qui a été prise dans ce pays au sujet de la fin de vie, elle sera en mesure de vous indiquer quels ont été les données en la matière, année par année. En France, alors que nous pourrions avoir accès aux données de la Caisse nationale d'assurance maladie des travailleurs salariés (CNAMTS), nous n'avons pas construit la réflexion qui permettrait de disposer des réponses que la recherche peut apporter à certaines des grandes questions sociétales.

Enfin, même si les nouvelles dispositions de la réforme du système de santé prévue pour 2022 vont certainement changer les choses, notamment dans le domaine des plateformes communes regroupant plusieurs professions de santé, force est de constater que, jusqu'à présent, si l'enseignement de la bioéthique est assuré de manière satisfaisante dans les écoles d'infirmier, il est très insuffisant dans les facultés de médecine – de ce point de vue, je dois reconnaître qu'en tant que professeur de médecine, j'ai ma part de responsabilité dans cet état de fait : comme l'immense majorité de mes confrères, j'ai toujours eu tendance à favoriser ma spécialité. De ce point de vue, il est grand temps de s'interroger sur les objectifs et les grands enjeux qu'il convient d'assigner à nos jeunes médecins. J'ajoute que nous sommes favorables à un CCNE plus tourné vers l'international, et représentant à l'étranger la vision française sur les grandes questions de bioéthique.

Vous aurez noté que je n'ai pas évoqué ce que sont les positions du CCNE sur les différentes thématiques définies dans le cadre des États généraux. Je vous renvoie pour cela à notre rapport, en vous conjurant de ne pas tomber dans le piège de la presse, qui ne parle que de ces deux sujets que sont, d'une part, l'ouverture de l'assistance médicale à la procréation (AMP) aux femmes seules et aux couples de femmes, d'autre part, la fin de vie – sans doute parce qu'elle estime les comprendre mieux que les autres sujets car ils sont à la fois sociétaux et politiques. Certes, ces deux sujets sont très importants, et nous y avons passé beaucoup de temps, mais d'autres ne le sont pas moins pour nos enfants et nos petits-enfants : je pense notamment à ce qui a trait à la relation entre numérique et santé, à l'accès au génome, ou à la recherche sur l'embryon.

Quand on évoque l'AMP, sait-on que le taux de succès de la procréation médicalement assistée n'est que de l'ordre de 50 % ? Que penseraient nos concitoyens d'un médicament qui ne serait efficace que dans 50 % des cas, ou d'un vaccin qui présenterait un taux d'échec de 50 % ? Certes, l'AMP est un merveilleux succès, mais ce n'est pas un succès total… De même, sur le thème « santé et numérique », on peut se demander comment va se positionner notre pays, notamment pour éviter que la population de la France que je qualifierai de « non numérique » – dont on évite généralement de parler, alors qu'elle représente environ 20 % de la population, qui se trouve être la plus fragile, celle qui a le plus besoin d'avoir accès à la santé – se trouve mise à l'écart. Si je comprends l'enjeu politique que représentent l'AMP et de la fin de vie, et l'impatience que peuvent susciter ces deux thèmes, dont le devenir est désormais entre vos mains, vous ne devez cependant surtout pas négliger les autres sujets, dont l'importance n'est pas moindre.

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