Intervention de Jean-François Delfraissy

Réunion du mardi 25 septembre 2018 à 16h30
Mission d'information sur la révision de la loi relative à la bioéthique

Jean-François Delfraissy, président du Comité consultatif national d'éthique pour les sciences de la vie et de la santé :

Pour ce qui est de votre première question, portant sur le fonctionnement du CCNE, je rappellerai que notre comité est composé de quarante membres. Chacun conviendra qu'il n'est pas aisé de parvenir à une position consensuelle dans ces conditions, d'autant que le comité comprend des personnalités aux opinions très variées. Je me félicite plutôt que, dans le temps limité dont nous disposions, nous soyons parvenus à travailler dans l'objectif d'aboutir à une construction commune sur tous ces sujets de bioéthique – il serait même plutôt étrange que nous parvenions toujours à définir une position de consensus, compte tenu de la complexité du sujet et de la variété des profils de nos membres. Très proche du consensus, l'assentiment majoritaire auquel nous sommes parvenus sur l'ensemble des thèmes débattus dans le cadre de l'avis 129 me paraît finalement très satisfaisant.

Au sujet de l'assistance médicale à la procréation, nous avions souhaité émettre un avis en juin 2017, avant la tenue des États généraux mais à l'issue d'un très long travail – plus de trois ans et demi – de notre comité. En prenant la présidence du CCNE, j'avais souhaité qu'on libère ce travail avant les États généraux, afin d'éviter toute confusion pouvant porter sur la position du CCNE. L'absence de consensus parmi les Français sur la procréation médicalement assistée – un état de fait que nous devons admettre et respecter – s'est retrouvée au niveau du CCNE lorsqu'il a rendu son avis 126, qui comportait l'expression, à côté de l'avis majoritaire, d'une position minoritaire de certains membres. C'est à nouveau le cas avec l'avis 129, publié ce matin, où deux membres du CCNE ont souhaité exprimer une position minoritaire – une volonté que nous avons évidemment respectée.

Si l'évolution à laquelle vous faites référence existe, il ne faut pas perdre de vue que notre comité présente la particularité d'être une structure située à l'abri des enjeux habituels de pouvoir. Nous ne sommes pas une agence, mais bien un comité de réflexion composé d'intellectuels et chargé d'établir des propositions, et disposons donc en quelque sorte d'une autonomie de pensée qui nous conduit à construire très progressivement, sur la majorité des sujets que nous abordons, une pensée commune – c'est ce que j'ai décrit tout à l'heure comme un « processus de pensée collective » et que j'appelais une « dynamique de groupe » lorsque j'étais chargé d'animer un service ou un pôle dans mes anciennes fonctions de chef de service.

Vous m'avez également demandé comment nous pourrions optimiser la participation citoyenne. Pour ma part, je suis persuadé que, sur les questions de bioéthique et de santé, les interrogations et la réflexion ne doivent rester l'apanage ni des spécialistes que sont les médecins et les administratifs de la santé, ni des politiques : dans ce domaine, les citoyens ont eux aussi leur mot à dire. Comme vous le savez, je suis issu de la recherche contre le VIH-sida, et j'ai construit une partie de ma carrière sur la place à réserver au patient au coeur du système de soins, ainsi que sur la voix qu'il doit être en mesure de faire entendre. Cette façon de voir les choses me semble toujours d'actualité, dans ce domaine comme dans bien d'autres, notamment en matière de fin de vie, d'organisation des soins et de gouvernance à l'hôpital, qui représentent autant d'enjeux de démocratie sanitaire.

Comment pouvons-nous progresser sur ces enjeux, si ce n'est en commençant par ouvrir la discussion à leur sujet ? Cela n'empêche pas ensuite les spécialistes, les médecins et les politiques de prendre des décisions – mais au moins le font-ils en ayant entendu ce qui a été dit au cours des débats qui se sont tenus. Si, en tant qu'élus de la Nation, vous êtes les mieux placés pour entendre la voix de nos concitoyens, les questions très spécifiques portant sur la bioéthique et la santé méritent sans doute un débat citoyen spécifique. C'est ce que nous nous sommes efforcés de mettre en place avec les États généraux de la bioéthique, qui ont comporté des points forts et des points faibles, et dont nous avons tiré un certain nombre de leçons. Pour ma part, ils m'ont conforté dans l'idée qu'il est nécessaire d'inscrire cette réflexion dans la durée, et que la bioéthique mérite mieux que des États généraux de quelques mois précédant une révision de la loi. Nous devons engager une discussion citoyenne sur le long terme – ce qui peut être fait facilement, dans la mesure où nous venons de réactiver les espaces de réflexion éthique régionaux, qui ont vocation à jouer un rôle très important.

Certains des acteurs que nous avons auditionnés pourraient également être mis à contribution. Je pense notamment aux grandes mutuelles de santé, pour lesquelles les questions de bioéthique représentent des enjeux considérables, ou à certains comités d'entreprise – celui de La Poste, notamment. D'autres réflexions sont engagées en France sur la meilleure façon d'organiser un débat citoyen, et il a même été créé une agence ad hoc à cet effet – ayant plutôt vocation à s'intéresser aux grandes questions environnementales telles que l'enfouissement des déchets nucléaires –, qui est d'ailleurs venue nous rencontrer afin de savoir comment nous avions organisé le débat citoyen sur la bioéthique.

En la matière, nous apprenons en marchant et devons rester à la fois humbles et déterminés. Je suis moi-même très déterminé, car je suis fondamentalement persuadé que ces débats portant sur la bioéthique, sur la santé et les enjeux que constituent son accès et son coût, n'en sont qu'à leurs débuts, et vont soulever des questions extrêmement importantes dans les années à venir – je pense notamment à celles que risquent de poser les tentatives, de plus en plus fréquentes, de marchandisation de la santé, qui dépassent très largement celle du coût du médicament et des tests médicaux. Quand je considère les relations difficiles que nous devons nous attendre à avoir dans les années à venir avec les producteurs autour du thème de la santé, je me dis que nous n'en sommes qu'au tout début d'une longue aventure.

Enfin, vous avez souhaité savoir comment nous avions construit notre avis sur l'AMP, et si la levée du critère d'infertilité ne concernait que les femmes seules et les couples de femmes, ou devait s'envisager de manière plus globale. Notre démarche a consisté à nous demander s'il y avait quelque chose à modifier dans la loi, et c'est ce qui nous a conduits à émettre un avis favorable à l'extension de l'AMP aux femmes seules et aux couples de femmes. Pour ce qui est des couples hétérosexuels, dans la mesure où c'est une nécessité médicale qui les pousse à souhaiter recourir à l'AMP, la réponse qu'ils attendent peut déjà leur être fournie par la loi et par le système de soins existant.

Pour ce qui est des arguments qui nous ont conduits à prendre la position que nous avons exprimée en la matière, je dirai qu'il est difficile d'avoir un avis tranché sur une question aussi délicate, et que nous avons pris en compte plusieurs éléments. Premièrement, nous avons fait le constat selon lequel la structure familiale a changé en France au cours des trente dernières années. Deuxièmement, le besoin de procréer et à la capacité à le faire ont toujours existé, y compris pour les femmes seules ou les couples de femmes, qui peuvent recourir à un ami ou se rendre à l'étranger – et nous estimons que le droit à la procréation est un droit essentiel.

Troisièmement, la place de l'enfant, argument souvent repris par ceux qui s'opposent à l'ouverture de l'AMP, en reprochant de ne pas penser à l'enfant, mais uniquement au désir d'enfant, a changé. Actuellement, l'enfant est au coeur du débat de la famille, qu'il s'agisse d'une famille standard ou recomposée. J'ai pu voir combien, entre ma génération et celle de mes enfants, la place de l'enfant s'était modifiée. Le respect de la dignité de l'enfant, pour le dire ainsi, s'est accru, sans que cela ne soit l'apanage de tel ou tel modèle familial, mais bien un droit partagé.

Enfin, les techniques médicales de procréation changent la donne depuis quelque temps.

Ainsi, au nom de quoi la médecine et la société créeraient-elles de la misère chez des femmes qui réclament d'avoir un enfant, grâce aux techniques de l'AMP, même si elles sont seules ou en couple avec une femme ? Au nom de quoi, créerions-nous, éthiquement parlant, des situations douloureuses et difficiles ?

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