Messieurs et mesdames les députés, je vous remercie d'avoir inscrit à l'ordre du jour de vos réflexions éthiques la problématique des perturbateurs endocriniens. Depuis bientôt vingt ans, le pédiatre endocrinologue que je suis a pu observer plusieurs phénomènes dont je souhaite vous faire part.
Dire que nous vivons une situation préoccupante est d'une grande banalité. Cette situation est la somme de quatre phénomènes très inquiétants : la dégradation climatique, la réduction des ressources humaines, la diminution de la biodiversité et la pollution environnementale. C'est une situation d'urgence, qui interpelle le citoyen, préoccupe le médecin et devrait mobiliser le politique en premier lieu.
Comme l'écrivait Gilles Deleuze, nous sommes actuellement sur la ligne de mort : nous sommes en train de laisser à nos enfants un monde qui ne sera plus viable. Le grand astrophysicien, Aurélien Barrau, a prononcé une phrase qui est à l'origine de l'appel des 200 scientifiques et artistes et qui, je crois, résume nos préoccupations : « Au rythme actuel, dans deux cents ans, il n'y a plus rien ». Si vous le voulez bien, j'étaierai cette introduction de quelques exemples.
Je me suis intéressé aux interactions entre l'environnement et la santé comme pédiatre en 1999, à travers un projet européen organisé par le spécialiste reconnu des perturbateurs endocriniens, le professeur Niels Skakkebaek. Il est en effet le premier à avoir rapporté la réduction de la spermatogenèse chez l'homme en relation avec l'environnement. J'y représentais la France, avec ma double valence : clinique, au sein d'un service de pédiatrie-endocrinologie, et recherche, puisque je dirigeais une unité INSERM de génétique moléculaire des anomalies de la différenciation sexuelle.
Il y a vingt ans, nos préoccupations faisaient suite aux signaux lancés par deux grandes philosophes, Theo Colborn et Rachel Carson, dont les livres auraient dû mobiliser davantage les citoyens. La première avait publié Our Stolen Future : Are We Threatening Our Fertility, Intelligence, and Survival ? A Scientific Detective Story, en référence à la réduction de la spermatogenèse. La seconde avait écrit en 1962 ce livre merveilleux, Silent Spring – Printemps silencieux –, car il y a cinquante ans, on n'entendait déjà plus les oiseaux chanter. Cela peut faire sourire, mais je vous rappelle qu'un documentaire diffusé il y a huit jours à la télévision montre que les oiseaux ont disparu.
Depuis trente ans, nous recevons des signaux d'alerte, mais nous n'avons rien fait. Il a depuis été mis en évidence que les perturbateurs endocriniens ont été impliqués dans les pathologies endocriniennes, les malformations génitales ou les pubertés précoces – je peux en témoigner car nous avons été les premiers au monde à rapporter ces anomalies ; mais depuis, leur expression clinique a largement dépassé le champ de l'endocrinologie.
En plus de causer des malformations, on sait désormais que les perturbateurs endocriniens sont susceptibles d'agir sur le développement du cerveau – domaine d'expertise de ma consoeur Barbara Demeneix – et qu'ils sont de puissants immunomodulateurs : vous en connaissez quelques exemples, monsieur le rapporteur. Les perturbateurs endocriniens sont sans doute pour quelque chose dans le doublement en vingt ans de la prévalence de l'asthme chez l'enfant. On sait désormais qu'ils interfèrent non seulement avec les régulations endocriniennes, mais aussi avec le système métabolique. L'épidémie de diabète leur est en partie imputable – je pense entre autres au bisphénol A et aux retardateurs de flamme.
Les perturbateurs endocriniens sont donc à l'origine de maladies endocriniennes, de maladies métaboliques et de maladies immunologiques. Ils touchent tous les segments de la pathologie, qu'elle soit cardiaque, cutanée ou cardio-vasculaire. Enfin, il y a incontestablement un lien entre certains d'entre eux et le développement de cancers. Le temps me manque ici pour détailler leurs mécanismes d'action.
J'aimerais désormais faire part de plusieurs préoccupations. La première concerne le champ de la pathologie clinique des perturbateurs endocriniens a largement dépassé les malformations et la spermatogenèse, pour interférer avec tous les segments de la pathologie.
Ma deuxième préoccupation a trait à l'augmentation des perturbateurs endocriniens : leur nombre ne cesse de s'accroître. Tous les mois, on en identifie de nouveaux, mis sur le marché sans autorisation sérieuse et scientifique.
Ma troisième préoccupation porte sur le champ d'action des perturbateurs endocriniens : leur mécanisme d'actions évolue. Initialement décrits comme susceptibles de modifier l'équilibre endocrinien, ils affectent également, on le sait désormais, la transcription de gènes hormono-dépendants et peuvent modifier les mécanismes épigénétiques – j'y reviendrai. Enfin, leur implication dans la cancérogenèse a été largement démontrée.
Autrement dit, la pathologie s'élargit, le nombre de perturbateurs endocriniens augmente et leur champ d'action s'élargit.
Un article publié hier dans la célèbre revue PNAS – Proceedings of the National Academy of Sciences – rapporte que le glyphosate est capable d'inhiber l'expression d'une enzyme particulière, l'EPSPS (5-Enolpyruvylshikimate 3-phosphate synthase), présente chez les bactéries du microbiote. C'est un nouveau mécanisme du glyphosate qui, en réduisant ces bactéries, affecte la croissance des abeilles et accroît leur susceptibilité aux infections.
Il y a quelques mois, j'ai eu l'occasion de lire un papier, non encore publié, qui montre que le triclosan, qui réduit ou altère le microbiote, est associé à une augmentation significative du cancer du côlon. L'atteinte du microbiote, nouveau mécanisme d'action, a donc pour conséquences un certain nombre d'affections ou de cancers.
La quatrième préoccupation, qui me conduit à parler de scandale, est la réduction de la biodiversité. Elle s'illustre par deux exemples : la destruction du pool des abeilles – 80 % d'abeilles en moins en France – et la réduction de la faune – 30 à 40 % de mammifères en moins en Europe. Je pèse mes mots : nous sommes à l'aube d'une véritable catastrophe écologique. Cela devrait interpeller les citoyens, les économistes de la santé. Cela préoccupe singulièrement l'homme, le pédiatre et l'humaniste que je suis. L'écologie est un motif de préoccupation éthique de premier plan.
Pour conclure, voici deux exemples qui illustrent ce questionnement éthique. J'ai été auditionné il y a un mois par le groupe d'études parlementaires sur la santé environnementale. L'idée est de rédiger un texte qui tendrait à protéger les générations futures. C'est une responsabilité du pédiatre, de l'homme et du citoyen.
Nous avons démontré en 2011, dans une publication de bon impact, que le Distilbène, sur lequel nous travaillions depuis plus de dix ans, présentait un effet transgénérationnel : les petits-enfants Distilbène présentaient ainsi quarante fois plus d'hypospadias. Cet effet transgénérationnel avait déjà été rapporté par Michael Skinner chez l'animal. Il s'explique par des mécanismes épigénétiques que je n'ai pas le temps de développer.
Mon autre exemple porte sur l'agent orange j'ai ainsi été sollicité il y a un an pour créer à Montpellier un groupe de réflexion sur l'agent orange, ce produit chimique qui a été déversé par millions de tonnes au Vietnam et qui est composé pour l'essentiel de dioxine, perturbateur endocrinien avéré. Les Vietnamiens sont en train d'observer son expression clinique sur la quatrième génération !
Les perturbateurs endocriniens obèrent l'avenir de l'enfant, et altèrent aussi le devenir des générations futures. Je lance un cri d'alarme pour reconstruire une réflexion sur l'homme face à son environnement, remettre à plat les liens et le poids, si tant est que cela soit possible, des lobbies de l'industrie chimique. Le Grenelle de l'environnement avait programmé une réduction de 50 % de la production de pesticides en France ; elle a augmenté de 11 % l'an dernier !
L'Organisation mondiale de la santé – OMS – et le Programme des Nations unies pour l'environnement – PNUE – ont rappelé que l'enfant devait vivre et se développer dans un environnement sain, pour lui et les générations futures. Nous faisons face à un problème fondamental. Voilà pourquoi je me réjouis d'intervenir et de vous sensibiliser à ce je considère comme une priorité pour l'homme, l'économiste, le politique et le citoyen.
Le 26/11/2021 à 17:48, 1011 a dit :
Merci pour cette évocation de Rachel Carson ! En hommage à cette grande dame, je me permets de vous proposer la découverte de deux séries de dessins « La robe de Médée » : https://1011-art.blogspot.com/p/la-robe-de-medee.html, réalisée pour l’exposition ainsi que "Vous êtes ici" : https://1011-art.blogspot.com/p/vous-etes-ici.html.
Présentées à l'exposition « Tout contre la Terre », au Muséum de Genève (2021-2022)
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