Je vais vous présenter brièvement le travail que j'ai réalisé, en tant que premier vice-président de l'Office et membre de la commission des Lois de l'Assemblée nationale, sur la question des scrutins, sur saisine par cette même Commission des lois en la personne de sa présidente Mme Yaël Braun-Pivet, en soutien aux deux co-rapporteurs de la mission d'information « flash » chargée d'étudier les incidences d'une évolution du mode de scrutin des députés.
Les deux co-rapporteurs, MM. Christophe Euzet et Olivier Marleix, n'étant pas parvenus à s'entendre sur une position commune, ils ont présenté leurs conclusions respectives devant la Commission des lois le 12 septembre dernier. Le même jour, j'ai fait une présentation devant cette commission du travail de simulations réalisé dans cette perspective.
La question était simple. Dans un contexte où le Gouvernement propose une évolution du mode d'élection et du nombre de députés et de sénateurs, il s'agissait pour l'Assemblée nationale d'étudier le sujet suivant : quelles incidences, quelles influences sur la composition de l'Assemblée nationale ? Ce sujet riche et complexe, mélangeant sciences politiques et sciences statistiques, appelait une étude du domaine de compétences de l'Office.
Seule l'Assemblée nationale étant directement concernée par la réflexion, et étant moi-même membre de la commission des Lois, la présidente de la Commission des lois a souhaité me charger de cette mission à la fois comme premier vice-président de l'Office et intuitu personae. Au lieu que ce soit une saisine en bonne et due forme de l'Office, je le représentais tout en étant dans mon rôle de député et de membre de la commission. C'est ce travail que je me propose de présenter à l'Office ce matin, une fois cette présentation faite devant la commission qui l'avait demandé.
Cette étude a été nourrie par les contributions de plusieurs chercheurs qui nous ont apporté un concours précieux, enthousiaste, et qui n'ont pas ménagé leurs efforts. Il s'agit en premier lieu de Renaud Blanch, maître de conférence à l'université Grenoble-Alpes, et de Sylvain Bouveret, professeur associé en informatique à l'Ensimag de Grenoble. Tous deux avaient contribué au programme de recherche mené au printemps 2017 par le CNRS sur l'expérimentation de modes de scrutins alternatifs.
Il s'agit également de Jérôme Lang, directeur de recherche au CNRS, au Laboratoire d'analyse et modélisation des systèmes pour l'aide à la décision (Lamsade), co-auteur d'un article publié par le Laboratoire d'idées Terra Nova intitulé « Une dose de proportionnelle : pourquoi, comment, laquelle ? ».
Enfin, Bruno Cautrès, chercheur au CNRS, département de sociologie du CEVIPOF, Centre de recherche politique de Sciences Po, a apporté une contribution sous l'angle de la science politique.
Le travail réalisé par ces chercheurs est présenté sous la forme d'une annexe très développée à la synthèse que j'ai préparée, ajoutant à l'analyse des résultats numériques quelques remarques et conclusions complémentaires.
J'insiste aussi sur le fait que ces experts extérieurs sollicités recoupent à la fois des compétences liées aux sciences numériques, aux sciences sociales et aux sciences politiques. C'est bien le mélange de compétences scientifiques qui convient pour aborder ce sujet. Nous n'avions pas en interne au secrétariat de l'Office les moyens de réaliser de telles études et simulations associées. Ce fonctionnement avec prestataires extérieurs pourrait préfigurer d'autres situations dans lesquelles nous ferons appel à une agence d'évaluation, selon différentes modalités, avec le concours d'experts extérieurs. Cela pourrait se faire dans le cadre de l'étude sur les véhicules décarbonés par exemple, ainsi que nous venons de l'évoquer, ou dans le prolongement des réflexions menées depuis 2017 sur la réforme de l'Assemblée nationale, et attendues dans le cadre de la révision constitutionnelle engagée en juillet dernier.
Avant de partager avec vous les résultats, je rappelle que l'élection parlementaire peut s'opérer selon des modalités très variées : le vote peut être individuel ou par listes, les listes peuvent être bloquées ou ouvertes, le vote peut se faire par approbation ou par note, il peut être à l'échelle d'une circonscription électorale définie, il peut être à un tour ou deux tours... Tout cela pouvant être combiné. Les résultats peuvent être pris en compte selon une méthode majoritaire ou proportionnelle, ou une combinaison des deux. Appelons scrutin mixte toute méthode dans laquelle on combine un vote majoritaire, avec désignation de celui ou de celle qui remporte le plus de voix, avec un vote à la proportionnelle où les sièges sont répartis en fonction du nombre de voix.
Le choix du scrutin, en particulier la part de proportionnelle dans un scrutin mixte, a fait l'objet en France de vifs débats depuis très longtemps, avec parfois des arguments de bonne foi ou de mauvaise foi. L'étude susmentionnée de Terra Nova dresse un récapitulatif intéressant de ce débat à travers les décennies.
L'impact d'un scrutin mixte dépend de plusieurs paramètres : la dose de proportionnelle bien sûr, le pourcentage de sièges attribués au scrutin majoritaire et à la proportionnelle, mais aussi l'effectif des représentants : on ne peut pas dissocier le débat sur la dose du débat sur le nombre. Intervient aussi le nombre de tours, et l'existence, ou pas, d'un seuil de voix pour la prise en compte des votes dans le mode proportionnel. Autrement dit, est-ce que l'on prend en compte les résultats de tel ou tel mouvement seulement quand il dépasse un certain seuil ?
Autre paramètre majeur : le mode d'attribution des sièges à la proportionnelle une fois qu'une partie des représentants ont été élus au suffrage majoritaire individuel. On utilise d'ordinaire trois grands modes de combinaison. Le premier, le plus simple, est le mode additif dans lequel on prend en compte séparément les résultats du scrutin majoritaire et du scrutin par listes. L'élection est d'abord majoritaire par circonscription, puis indépendamment, avec un second vote, l'électeur se prononce pour des sensibilités politiques et un certain nombre de sièges sont répartis proportionnellement au nombre de voix obtenues par ces sensibilités.
Deuxième façon de faire, le mode compensatoire : vous commencez par regarder qui est élu au suffrage majoritaire, et comparez la composition majoritaire avec la composition qui serait résultée d'un vote uniquement à la proportionnelle. Il apparaît alors que certains partis ont plus de sièges, d'autres moins. Parmi ceux qui ont le moins de sièges au suffrage majoritaire par rapport au nombre de sièges qu'ils auraient eu à la proportionnelle, on regarde, parti par parti, quelle est la différence, et on répartit les sièges élus à la proportionnelle proportionnellement à ces différences, de façon à attribuer plus de sièges à ceux qui ont été plus mal servis par la méthode majoritaire. Aucun siège supplémentaire n'est en revanche attribué à un parti majoritaire s'il s'en est dégagé.
Troisième façon : le mode correctif. C'est le même principe de correction en fonction des différences entre ceux qui ont été élus au scrutin majoritaire et l'ensemble des votes constatés. Mais cette fois, on prend en compte le nombre de voix qui se sont portées sur des représentants non élus au scrutin majoritaire. Dans chaque circonscription, un candidat majoritaire s'est dégagé, les autres ont un certain nombre de voix, et les sièges répartis à la proportionnelle le sont en fonction du nombre de voix qui se sont portées, parti par parti, sur des candidats non élus. C'est donc une sorte de compensation de la frustration, si l'on peut dire, des électeurs dont le choix n'a finalement pas été pris en compte dans l'élection.
En pratique, le mode additif est celui qui donne le moins d'importance à la proportionnelle, ne serait-ce que parce que le parti qui a déjà gagné au suffrage majoritaire reçoit encore beaucoup de sièges supplémentaires avec le mode proportionnel. Le mode compensatoire est celui qui donne le plus d'importance à la dose de proportionnelle. Le mode correctif se situe entre les deux.
Chacun de ces modes d'attribution des sièges a sa légitimité, chacun correspond à une vision politique, et chacun est utilisé quelque part dans le monde. Par exemple, notre voisin allemand utilise un scrutin mixte avec attribution compensatoire jusqu'à représentation proportionnelle intégrale, Land par Land. On y pratique en premier lieu une élection au scrutin majoritaire, et ensuite, dans chaque Land, on rajoute des sièges en mode compensatoire, sans fixer le nombre total de sièges au départ, jusqu'à ce que la représentation reflète exactement la proportionnelle. Lors des dernières élections, il y a eu un nombre record de députés élus, environ 700 au Bundestag, avec environ 40 % élus au scrutin majoritaire et 60 % à la proportionnelle. En Europe, les scrutins utilisent presque partout une forte dose de proportionnelle, avec deux exceptions, qui sont la France et le Royaume-Uni, où le scrutin est uninominal majoritaire à un tour. C'est le plus majoritaire de tous en un certain sens.
Les avantages et inconvénients des systèmes majoritaires et proportionnels ont été largement discutés en sciences politiques et continuent de faire l'objet de débats à travers le monde. Un débat est en cours en France sur la question de la dose de proportionnelle. Sans être militant dans un sens ou dans un autre, il est clair que le taux de 15 % envisagé dans les projets de loi déposés par le gouvernement, et sur lesquels nous aurons à nous prononcer, est une dose incontestablement faible quand on fait une comparaison internationale.
On peut regarder dans l'absolu les effets de chaque modalité de scrutin. On peut aussi regarder leurs résultats dans le monde. Bien sûr, les tendances globales observées à travers le monde, au cours des années, ne s'appliquent par forcément à la France. On peut aussi toujours argumenter que la France est un pays particulier et que le débat actuel se situe à une époque particulière.
Globalement, et avec toutes ces réserves, on observe les tendances suivantes. Généralement, le scrutin à deux tours pénalise les partis qui ne peuvent s'allier. Le scrutin majoritaire favorise l'émergence de majorités nettes. Le scrutin proportionnel favorise les coalitions. La Nouvelle-Zélande par exemple, qui vient de passer récemment d'un mode de scrutin majoritaire à un mode de scrutin proportionnel, est maintenant dans un régime de coalition.
Le scrutin majoritaire renforce la légitimité personnelle des élus et permet l'émergence de profils originaux. Il pénalise les partis régionalistes ou ceux dont le vote est géographiquement concentré. Le scrutin majoritaire tend à favoriser les oppositions binaires avec des passages brusques de l'un à l'autre parti.
Le scrutin proportionnel, d'expérience, est plus stable, tout en permettant des évolutions plus rapides. Certaines des craintes exprimées par les théoriciens au moment de la vogue des scrutins à la proportionnelle se sont avérées infondées à l'usage. Parfois les explications sont cependant délicates. Ainsi une étude internationale concluait, contre toute attente, qu'en général, à travers le monde, les systèmes proportionnels donnent moins de poids au phénomène dit de « vote ethnique ».
Pour un système mixte, la dose de proportionnelle influe sur la représentativité, mais un autre facteur joue un rôle majeur : le nombre de représentants. Plus ce nombre est élevé, plus le système est représentatif. Il est facile de comprendre cet effet. Imaginez un exemple où au départ, il y ait 4 circonscriptions électorales, dont 3 sont menées par le parti majoritaire et une par le parti minoritaire. Au scrutin majoritaire, avec ces 4 circonscriptions, il y aura à l'issue de l'élection une répartition ¾ - ¼. Si vous fusionnez ces 4 circonscriptions en une seule, toutes choses étant égales par ailleurs, à l'issue de l'élection il n'y aura plus qu'un seul représentant du parti majoritaire, c'est-à-dire une répartition 100 % - 0 %. Indépendamment du mode d'élection, dans ce cas, c'est la réduction du nombre de circonscriptions qui entraîne une augmentation de la représentation de la majorité.
Autrement dit, les deux facteurs que sont la proportionnelle et la réduction du nombre de représentants jouent en sens opposé. Je rappelle qu'aujourd'hui, on évoque une dose de 15 % de proportionnelle et un passage de 577 à 404 représentants à l'Assemblée nationale. Plus vous augmentez la dose de proportionnelle, plus vous augmentez la représentativité au sens où la composition correspondra plus au vote des citoyens. Mais si vous réduisez les effectifs, vous les diminuez et vous augmentez le fait majoritaire.
Quand vous combinez les deux à la fois, lequel va l'emporter ? C'est une question à laquelle il était impossible de répondre sans une étude plus approfondie. Cela dépend en effet de la dose et de la réduction.
Les experts que nous avons sollicités ont montré qu'on peut quantifier ces effets au moyen d'indicateurs simples et ainsi comparer les différents modes de scrutin. Les indicateurs sont éclairants, sans évidemment pour autant refléter toute la complexité des situations, parti par parti. Chaque grand parti a son histoire et sera impacté plus ou moins par les changements de mode d'élection.
J'insiste sur le fait qu'aucune méthode ne permet d'améliorer à la fois le fait majoritaire et la représentativité. Si vous gagnez sur un tableau, vous perdez sur l'autre. L'arbitrage entre les deux relève d'un choix éthique et non technique.
En évoquant uniquement le choix technique, et pour donner une idée des impacts des différentes modalités d'évolution envisagées, on peut utiliser les données réelles et « rejouer le match » des dernières élections, si je puis dire, à partir des résultats de vote, mais en appliquant des règles de scrutin différentes. Les reports de vote doivent dans ce cas être simulés, ce qui est très complexe. La traduction dans la carte électorale de la réduction du nombre de circonscriptions l'est plus encore.
Les experts ont réalisé leurs simulations avec deux modélisations différentes des reports de votes, et 3 modélisations différentes pour le redécoupage des circonscriptions. Ils ont traité les cas avec et sans seuil, avec un tour et deux tours. Petite remarque : généralement le scrutin mixte fonctionne plutôt avec un seul tour, parce que, avec deux tours, le moment où l'on place la partie proportionnelle entre le premier et le second tour peut modifier le résultat. Cependant, il est possible d'avoir un scrutin à deux tours et en même temps mixte. C'est cette option qui est actuellement privilégiée par le Gouvernement.
Les experts ont réalisé des simulations avec différentes hypothèses de proportionnelle, tout en se concentrant sur les options proposées par le Gouvernement, à savoir 15 % de proportionnelle sur liste nationale et 30 % de réduction d'effectif. Je précise cependant que les détails les plus fins du projet de loi déposé à la, fin du printemps n'étaient pas encore connus au moment de l'étude, ce qui explique que les simulations réalisés ne prennent pas en compte tout ce qui a été proposé par le Gouvernement.
Venons-en aux conclusions. Tout d'abord, si l'on considère le scrutin à deux tours, avec 15 % de proportionnelle sur une liste nationale avec méthode additive, et 30 % de réduction d'effectif total, alors la représentativité globale reste sensiblement la même que celle du scrutin actuel. Les petits écarts ne semblent pas significatifs.
Toutes choses étant égales par ailleurs, l'introduction d'une dose de proportionnelle inférieure à 15 % réduirait la représentativité et augmenterait le fait majoritaire. A contrario, si l'on en reste à 15 %, on peut augmenter la représentativité en optant pour une méthode proportionnelle compensatoire.
Ces résultats peuvent être interprétés de différentes façons. Lors d'un débat récent, la Garde des sceaux a rappelé une analyse prêtée au Président François Hollande, consistant à dire que, si l'on souhaite introduire une dose de proportionnelle, tout en préservant le fait majoritaire, il faut réduire le nombre d'élus au scrutin majoritaire. A contrario, si vous avez à coeur de réduire les effectifs, l'augmentation de la dose de proportionnelle permet de limiter ou surmonter la réduction de la représentativité due à la diminution des effectifs, ce qui servira la représentativité de l'opposition en général.
Autre conclusion : le choix de la méthode – additive, corrective, compensatoire, avec ou sans seuil, scrutin à un ou deux tours – joue un rôle non négligeable sur la représentativité.
La méthode de redécoupage joue un rôle encore plus important. Les experts ont utilisé différentes méthodes de redécoupage : une méthode aléatoire, une méthode dite par fusion des circonscriptions existantes suivant différentes modalités, et une méthode « manuelle » en regardant les circonscriptions, au cas par cas, comme pourrait le faire une commission, avec des experts en sociologie politique. Nos experts estiment que cette troisième méthode est en fait sans doute la plus fiable. En tout cas, entre les trois méthodes, les écarts des simulations sont assez importants, ce qui veut dire que les incidences de la manière de revoir la carte électorale sont importantes.
Pour une même dose de 15 % de proportionnelle, les simulations faites en « rejouant le match » donnent, pour le groupe majoritaire, en fonction des différentes modalités, de 183 à 250 députés sur 404. L'écart est considérable, ce qui montre bien que ce n'est pas juste la dose qui compte. Le diable est dans les détails. Ce sont vraiment les modalités qui peuvent changer les choses.
L'étude aborde aussi la représentation des partis dits « extrêmes ». Les résultats varient en l'espèce d'un parti à l'autre. Il est difficile d'en tirer des conclusions au vu des petits effectifs.
Les experts font preuve de toute la prudence nécessaire dans la présentation des résultats. J'insiste d'ailleurs sur le fait qu'il faut bien garder à l'esprit que les résultats des simulations constituent des indications de tendances et en aucun cas des oracles. Par ailleurs, pour bien apprécier les effets sur le long terme, il faudrait pouvoir « rejouer les matchs » plusieurs fois de suite, et avec les résultats de plusieurs élections. Un système électoral s'apprécie en effet dans la durée, et ce qu'on constate aussi dans les comparaisons internationales, ce sont les différences d'évolutions et de rythmes associées à des modes de scrutin plutôt majoritaires ou proportionnels, le second permettant des évolutions plus rapides ainsi que je l'ai indiqué précédemment. Cela se comprend aisément : si une place est faite pour des formations de taille plus petite, de nouvelles formations peuvent se créer, des parlementaires peuvent y faire carrière et les évolutions se faire petit à petit. C'est beaucoup plus difficile dans un système qui est dominé par une opposition entre deux grands partis par exemple.
Comme vous le voyez, je souligne beaucoup les précautions nécessaires dans l'interprétation des résultats. Cette étude était cependant passionnante, car elle montre bien comment des éléments techniques et comment de grands principes de sciences politiques peuvent se combiner. Globalement, dans ce contexte comprenant de nombreux paramètres, il faut être attentif à ne pas aller vers des solutions qui soient exagérées, ni dans un sens, ni dans l'autre. Il ne faut pas non plus chercher à trouver LA solution parfaite, qui n'existe pas.