Merci de nous avoir invités aujourd'hui. Je voudrais faire une petite observation préliminaire : les associations familiales catholiques souhaitent questionner, donc si mes paroles peuvent paraître blessantes, veuillez m'en excuser par avance.
Tous, nous cherchons le bonheur. « Qui nous fera voir le bonheur ? » disait déjà le roi David. Le bonheur auquel nous aspirons dépend-il du seul exercice de nos libertés individuelles et de l'octroi possible de droits associés ? Ce bonheur ne dépend-il pas aussi de notre consentement à n'être pas tout, et donc à accepter des limites ou peut-être à apprivoiser nos limites, en particulier celles de notre corps ?
Dans une société à laquelle s'intéressent forcément les politiques, n'est-il pas aussi requis d'appréhender et d'organiser des relations entre ses membres, de protéger les plus faibles d'entre eux et de penser un destin collectif qui ne saurait se réduire à un ensemble atomisé de désirs individuels ?
Vous pourriez penser que nous sommes bien loin ici de la bioéthique. Est-ce si sûr ? La famille n'est-elle pas plutôt le principal antidote à l'individualisme ? Les quelque trois cent dix associations familiales catholiques présentes dans toute la France accompagnent les familles ; elles partagent leurs joies mais aussi leurs difficultés.
Sans nous désintéresser des autres thèmes des Etats généraux, nous avons fait le choix de concentrer nos observations sur la procréation. Ce choix s'est imposé à nous en ce que la famille est, à travers ses membres, le lieu d'accueil de la vie ou, dit autrement, le sanctuaire de la vie, en particulier de la vie émergente et de la vie déclinante.
Dans le laps de temps imparti, nous voudrions tout d'abord formuler quelques observations nécessairement sommaires sur l'AMP en l'état du droit et des pratiques, et ensuite vous alerter sur les conséquences d'une possible extension de l'AMP aux couples de femmes ou aux femmes célibataires.
L'insémination artificielle et la fécondation in vitro (FIV) sont devenues les techniques courantes d'assistance médicale à la procréation pour pallier l'infertilité médicalement diagnostiquée d'un couple composé d'un homme et d'une femme vivants et en âge de procréer. Elles étaient à l'origine de 24 839 naissances en 2015 – 3,10 % des naissances totales. Pour visualiser, disons que dans une classe de trente enfants, l'un était né d'assistance médicale à la procréation.
Je me limiterai à quatre observations.
Première observation : il est pour le moins paradoxal, comme le relevait le CCNE en 1986, que le désir de donner la vie, inhérent à l'homme, côtoie alors la disparition programmée d'êtres humains. En 2015, il y avait en France 221 538 embryons surnuméraires, abandonnés à leur sort ou en attente de la mise en oeuvre d'un hypothétique projet parental, ce nombre étant en augmentation de 18 % par rapport à 2012. Nous parlons d'êtres humains uniques dont le devenir – être ou ne pas être – est dépendant du choix de tiers. Ce devenir peut-il nous laisser à ce point indifférents que nous ne l'évoquions même plus ? Ce choix de produire des embryons surnuméraires, juridiquement réifiés, n'est d'ailleurs pas partagé par certains de nos voisins, notamment – est-ce un hasard ? – par l'Allemagne et par l'Italie.
Deuxième observation : notre société, qui se présente volontiers comme celle de l'enfant du désir ou du désir d'enfant, est aussi, paradoxalement, celle du non-désir. Notre société, qui va peut-être devenir celle de l'AMP pour toutes, est aussi la société du non-renouvellement des générations : l'indice de fécondité était de 1,88 en 2017. Ce sujet est éminemment politique. La remise en cause de la politique familiale n'est d'ailleurs pas étrangère aux dernières évolutions de cet indice et aussi au nombre toujours élevé d'interruptions volontaires de grossesse (IVG). À l'heure des études d'impact et de l'évaluation de nos traces écologiques, refuse-t-on de voir que la naissance annuelle d'environ 800 000 enfants en France – 767 000 en 2017 – s'accompagne de 211 900 non-naissances par an et de 221 538 naissances suspendues souvent pour toujours ?
Troisième observation : les techniques d'AMP ont aussi modifié et orienté notre appréhension de la procréation. Le recours à cette technique étant tout autant le résultat d'une option de l'homme que d'une détermination technique. À cet égard, nous ne vivons pas avec l'AMP ou le smartphone, nous sommes dans la société de l'AMP comme dans celle du smartphone. Malgré leurs résultats plutôt modestes – environ 20 % de réussite pour une FIV et 10 % pour une insémination artificielle –, ces techniques ont pu laisser croire que l'on pouvait avoir un enfant si on le voulait. Incidemment, l'enfant est devenu un dû voire un droit. À l'heure où l'on commence à prendre conscience des méfaits d'une agriculture intensive qui s'est coupée de la nature, n'est-il pas inconséquent de se lancer tête baissée dans le tout procréation artificielle ? Ne devrait-on pas collectivement encourager une procréation naturelle, gratuite et unitive plutôt qu'une procréation artificielle, payante et disjonctive.
Quatrième observation : les techniques d'AMP, qui contournent la fertilité, semblent aussi avoir eu pour effet de marginaliser l'art médical de restauration de la fertilité et de laisser méconnues des méthodes alternatives comme la « naprotechnologie », de l'anglais natural procreative technology – technologie procréative naturelle (NPT) –, qui sont pourtant moins lourdes et moins intrusives pour les couples. Elles ont surtout eu pour effet d'éviter de prendre les mesures politiques nécessaires pour traiter les causes premières de l'infertilité, qu'elles soient environnementales – hormones, perturbateurs endocriniens –, médicales – infections sexuellement transmissibles –, ou sociales – l'âge moyen de la première grossesse était de vingt-huit ans et demi en 2015, soit quatre ans et demi plus élevé qu'en 1974.
À cet égard, nous pouvons nous poser deux questions.
Première question : est-il juste que la solidarité nationale continue à supporter, via la prise en charge de l'AMP par l'assurance maladie, les conséquences délétères des polluants sur la santé reproductive des couples ?
Deuxième question : comment favoriser aussi des grossesses naturelles plus précoces – sachant qu'environ 40 % des femmes qui ont recours à l'AMP ont plus de 35 ans – et, par conséquent, limiter l'utilisation et le coût social de cette technique ?
Après ces quatre observations, j'en viens à la deuxième partie de mon intervention : extension du domaine de la PMA, le pas de plus à ne pas franchir.
En 2005, le CCNE avait considéré l'ouverture de l'AMP à l'homoparentalité ou aux personnes seules ouvrirait de fait ce recours à toute personne qui en exprimerait le désir, et constituerait peut-être alors un excès de l'intérêt individuel sur l'intérêt collectif. La médecine serait simplement convoquée pour satisfaire un droit individuel à l'enfant.
En 2004, le professeur René Frydman écrivait que l'AMP et plus particulièrement les dons de gamètes ne sauraient être un nouveau mode de procréation car ils ne sont qu'une solution face à l'impossibilité d'obtenir un enfant naturellement. Ces méthodes ne peuvent donc s'adresser qu'à des couples hétérosexuels ayant un projet parental.
Si l'on peut naturellement compatir à la souffrance des femmes célibataires ou en couples en désir d'enfant, en appeler à la médecine pour donner des enfants à ces femmes qui ne sont pas stériles, nous ferait passer d'une médecine du soin à celle de la réalisation des désirs. Ce serait donc une validation implicite de la démarche transhumaniste.
Dès lors que la souffrance comporte nécessairement un aspect subjectif, jusqu'où seront convoqués la médecine et le droit ? Acceptera-t-on d'en appeler à la médecine pour donner à une femme qui n'a pas pu être grand-mère du fait du décès prématuré de son fils, un enfant de son fils en prélevant post mortem ses spermatozoïdes ? C'est un cas réel qui se présente en ce moment en Angleterre. Pourquoi sa souffrance ne serait-elle pas accueillie comme celle d'une femme célibataire ou d'un couple de femmes ? Qui est juge du poids de la souffrance ? Acceptera-t-on d'en appeler à la médecine pour donner un enfant à une femme de cinquante ou soixante ans qui n'a pas eu la chance de rencontrer l'homme de sa vie avant ? Acceptera-t-on d'en appeler à la médecine pour donner une fille à des parents qui ont déjà un ou plusieurs garçons et qui souffrent tellement de ne pas avoir eu une fille ? On peut aussi envisager la situation inverse. Mais alors, où s'arrêtera-t-on ?
En 2017, la majorité des membres du CCNE – mais seulement huit des quinze membres du groupe de travail –, après avoir relevé nombre de points de butée, justifiait une telle expansion par l'autonomie des femmes et l'absence de violence liée à la technique elle-même.
Ce recours à la notion d'autonomie est paradoxal en ce sens que les femmes requièrent de la structure biomédicale de l'État, d'une part, qu'elle leur fournisse du sperme qu'elles peuvent trouver par ailleurs, et, d'autre part, qu'elle procède à une insémination artificielle qu'elles peuvent mettre en oeuvre par ailleurs.
En outre, si la technique de l'insémination avec donneur n'est pas violente en elle-même, une violence est bien faite aux enfants privés par la loi de leur père et de leur lignée paternelle. Une violence est possiblement faite au médecin enjoint d'accéder à des demandes individuelles ne relevant pas du champ de la médecine. Une violence est possiblement faite aux hommes réduits à être, selon les termes de l'avis du CCNE, des fournisseurs de ressources biologiques.
Nombre d'enfants issus d'insémination artificielle avec don de sperme (IAD), et pourtant élevés par un père et une mère, se sont lancés dans une quête éperdue de leur père biologique et ont révélé la souffrance liée à l'absence d'accès à leur origine. N'est-il pas paradoxal de vouloir fabriquer des enfants dans des configurations familiales dans lesquelles ils n'auront ni père ni lignée paternelle ? Tous ici, nous avons eu un père. Certains pères ont été présents, d'autres ont été absents. Certains sont partis trop tôt ou ont disparu trop tôt. Certains ont été des papas poules et d'autres des pères Fouettard. Nous avons tous, je l'espère, au moins un bon souvenir avec notre père, peut-être illustré par une photo. En tout cas, nous pouvons tous lui associer un visage. Nous pouvons aussi nous inscrire dans une lignée paternelle. Nous avons peut-être passé des vacances chez des grands-parents paternels, chez un grand-père qui était médecin, ouvrier ou paysan en Normandie, en Auvergne ou en Kabylie. Et c'est un peu de nous, au fond. Qui peut dire qu'un bocal de sperme d'un géniteur est semblable à un père ?
Deux interrogations me hantent : celles du visage de ce père géniteur et celle de sa motivation à donner la vie. C'est une souffrance profonde, existentielle, dit Thibault, conçu avec le spermatozoïde d'un tiers donneur et pourtant élevé par un père et par une mère. Pourquoi vouloir créer de la souffrance par la loi ? Demain, ces enfants demanderont l'accès à leur origine, des données identifiantes, devant les juridictions. Ils rechercheront aussi la responsabilité de l'État, en demandant réparation du préjudice d'avoir été, par la loi, privé de père.
Les conditions posées par le CCNE ne sont pas réunies : il n'existe pas d'études scientifiques relatives aux conséquences éventuelles pour l'enfant de ces nouvelles configurations familiales. C'est ce qu'écrit le CCNE dans ses avis de juin 2017 et septembre 2018.
De même, l'ouverture de l'AMP aux couples de femmes et aux femmes célibataires va, compte tenu de la rareté des gamètes – qui ne fera que s'aggraver après la levée, même limitée, de l'anonymat – remettre en cause le principe essentiel de la gratuité.
En guise de conclusion, je vais vous faire part de ma situation personnelle. Vous pourriez penser qu'un représentant des associations familiales catholiques est forcément père d'une famille nombreuse et est, au fond, assez peu légitime à parler du désir d'enfant et du berceau vide. Il se trouve que, marié depuis vingt-trois ans et heureux époux, je ne suis pas père. Il se trouve que mon épouse, ce qui est plus dur encore et se rappelle à elle chaque mois dans son corps, n'est pas mère. Il s'agit certes d'une épreuve. Il y en a d'autres dans la vie des hommes. Je n'ai pas le sentiment d'être une victime, encore moins d'être un héros, en ayant fait le choix, en couple, de ne pas recourir à l'AMP. Naturellement, ce choix en conscience nous appartient. Couple médicalement infertile mais socialement fécond, nous n'avons pas le sentiment d'avoir raté notre vie. Nous sommes reconnaissants à tous les frères et soeurs qui nous portent et auxquels nous portons une attention délicate et réciproque. J'oserais même dire que ce vide est peuplé et que ce manque est fécond. « Qui nous fera voir le bonheur ? »