Intervention de François Heisbourg

Réunion du mercredi 20 septembre 2017 à 9h00
Commission des affaires étrangères

François Heisbourg, président de l'Institut international d'études stratégiques, IISS :

Madame la présidente, mesdames et messieurs les députés, je vous remercie de m'accueillir dans votre commission.

Cet exercice de prospective appelle un petit propos liminaire : l'avenir n'existe pas, c'est en quoi il se distingue du présent et du passé ; il est en construction, en élaboration. Lorsque l'avenir existe, il est déjà le présent et devient le passé. Cette définition très basique interdit a priori de jouer les « Madame Irma ». L'analyste des affaires internationales se trouve dans une situation un peu comparable à celle des spécialistes des sciences de la nature, discipline à laquelle on ne saurait refuser le caractère scientifique : ils savent décrire le mouvement des plaques tectoniques mais nul ne sait – actuellement en tout cas – prévoir la date et le lieu exact des prochains séismes.

Dans ces limites de l'exercice prospectif, je vais d'abord faire un peu de tectonique de plaques avant d'essayer de regarder, sinon les séismes en tant que tels, au moins les zones et régions où ils peuvent se produire.

Les grandes tendances lourdes se résument dans leurs effets par deux mots qui me paraissent devoir caractériser l'évolution des relations internationales actuellement et au cours de la prochaine génération : durcissement et volatilité. Précisons que ma définition des relations internationales inclut les rapports entre les États mais aussi l'action de groupes non étatiques dont nous connaissons le rôle : les ensembles religieux, les entreprises transnationales, les organisations non gouvernementales (ONG) globales, le terrorisme transfrontières, etc.

Les relations internationales sont en train de se durcir pour plusieurs raisons. La première – et la plus spectaculaire en ce moment, comme le confirme le discours prononcé hier par M. Trump – est l'instabilité belligène, c'est-à-dire porteuse de guerre, d'un monde qui est devenu réellement multipolaire et dans lequel les éléments d'ordre sont faibles et en voie d'affaiblissement. Cela vaut notamment dans le domaine nucléaire, les exemples de la Corée du Nord et de l'Iran en constituent une bonne illustration. J'imagine que nous pourrons parler des questions d'actualité dans l'échange que nous aurons après ma présentation où je tends à les éviter.

Deuxième élément de durcissement : l'abaissement tendanciel fort de la barrière d'entrée qui permet aux différents acteurs du système international, le cas échéant à des individus, d'accéder à des moyens de destruction directs ou indirects. Pensez à DAECH ou au Hezbollah, qui ont des drones, qui exploitent le cyberespace. La violence meurtrière, y compris à très grande échelle, est un jeu qui n'implique plus seulement les États, en raison de la révolution des technologies de l'information, de la loi de Moore. Ce phénomène – nous sommes ici vraiment dans la tectonique des plaques – va perdurer. Si vous avez l'impression que les quinze ou vingt dernières années ont été un peu bouleversantes en la matière, sachez que les quinze ou vingt prochaines le seront encore bien davantage, avec l'irruption brutale de l'intelligence artificielle et la convergence entre technologies de l'information et biotechnologies. Ces défis sont non seulement économiques et sociaux, mais aussi stratégiques. Ils vont bouleverser l'art de la guerre et avoir un impact majeur sur la hiérarchie et le jeu des puissances.

Troisième élément de durcissement : l'aggravation des enjeux liés à l'anthropocène, c'est-à-dire l'ère se caractérisant par le fait que les sociétés humaines sont capables de transformer la planète elle-même, à l'instar des grandes ères géologiques de nature non humaine qui l'ont précédée. Ce terme d'anthropocène est contesté – il y a un débat sur sa pertinence – mais je pense qu'il résume assez bien un problème complexe. Je fais ici référence à des phénomènes tels que le changement climatique. Contrairement à certains analystes, je ne pense pas que ces défis portent naturellement en eux la guerre, pour une raison très simple : la guerre n'est pas un moyen très opératoire pour lutter contre le changement climatique ou pour gérer les problèmes de bassins hydriques qui concernent plusieurs États. Vous ne réglez pas les problèmes du Tigre et de l'Euphrate par une guerre entre l'Iran et l'Irak, ou entre l'Irak et la Turquie ou la Syrie. Même si l'on admet – c'est mon point de vue – que la lutte contre le changement climatique et d'autres problèmes du même type porte plutôt à la coopération, celle-ci n'est pas dénuée de rapports de force et de jeux des puissances.

Venons-en à la volatilité liée à la connectivité à l'échelle mondiale, dans le temps et dans l'espace, née de la mondialisation et des technologies de l'information et des transports. Les rapports entre les acteurs du système international sont déstabilisés par la connectivité quasi immédiate entre des événements de nature différente, pouvant se dérouler dans des régions diverses. Ce phénomène existe indépendamment du jeu de tel ou tel acteur du système international. Selon les observations en la matière, les rapports entre États et acteurs non étatiques vont tendre à être « précaires et révocables », d'une manière qui n'est pas très éloignée de la vision des relations internationales que peut avoir un homme comme Donald Trump.

Du côté français, cette volatilité a été assez bien perçue, il y a une bonne dizaine d'années, lors de la rédaction du Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale. À l'époque, on a développé le concept – extrêmement utile – de rupture stratégique qui a conduit à celui de sécurité nationale, repris et développé dans le Livre blanc suivant sous la présidence de François Hollande, et à celui de résilience. Nous sommes là dans un domaine pratique et non pas académique. La France – et le Royaume-Uni avant elle – avait déjà élaboré ce concept de résilience au cours de la décennie précédente mais elle l'avait un peu oublié. En matière de terrorisme ou de défis naturels, DAECH et le cyclone Irma sont venus nous rappeler que les périodes de calme ne doivent pas nous empêcher de continuer à nous préparer aux chocs.

Dans ce monde, malheur à ceux qui ne prendront pas la mesure des transformations en cours et à ceux qui auront pris du retard dans la maîtrise des outils correspondants – je pense ici à ce qui nous attend, par exemple, en matière d'intelligence artificielle. Malheur aussi à ceux qui auront négligé la part de violence et de brutalité accompagnant les différentes tendances que je viens de décrire.

J'en viens maintenant aux séismes, c'est-à-dire aux jeux des puissances, en regardant d'abord de façon cursive les principaux acteurs – États-Unis, Chine, Europe, Russie – puis les principales zones de turbulence que sont le Moyen-Orient et l'Afrique. Je reprendrai ici la clef de lecture du Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale de 2013, qui faisait la distinction entre les défis de la force et les défis de la faiblesse. La menace, sur le plan militaire, diplomatique ou économique, peut venir des jeux de la puissance mais aussi des effets de l'impuissance, du désordre, de la faiblesse.

À tout seigneur tout honneur : commençons par les États-Unis qui restent de loin la première puissance mondiale si l'on combine l'ensemble des moyens de puissance et d'influence. Point n'est besoin de rappeler leur capacité de projection de force militaire, leur importance prédominante en matière d'innovation technologique ou leur rôle central dans le système financier international. La montée en puissance de la Chine menace la prééminence des États-Unis, mais le processus de déclassement pourrait être hâté par les choix politiques américains, notamment par le détricotage du système d'alliances bâti depuis près de soixante-dix ans en Asie et en Europe.

Donald Trump défend une vision des relations entre les États-Unis et le reste du monde qui est constante – on peut se reporter à ses déclarations du début des années 2000, c'est-à-dire bien avant la campagne pour l'élection présidentielle – et cohérente, ce qui ne l'empêche pas d'être calamiteuse. Pour lui, tout est deal et relations bilatérales. Il estime que les alliances permanentes n'ont pas leur place. L'ordre multilatéral international ne fait pas partie du Panthéon de sa pensée, si je puis dire. Cette vision est en phase avec le profond mouvement de rejet de la mondialisation manifesté par ses électeurs comme par ceux de l'un de ses adversaires, Bernie Sanders. Ce rejet entre en résonance avec des mouvements du même type en Europe et parfois en Asie.

Mon inquiétude est d'autant plus prégnante que la vision de Donald Trump est plus proche de la norme historique que ne l'est le système international bâti au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale. L'ordre établi après 1945, avec le Conseil de sécurité des Nations unies, l'Alliance atlantique, les alliances de l'Asie-Pacifique et la construction européenne, était sans précédent historique. L'histoire connaît surtout des alliances précaires et révocables. Même celles qui ont joué un rôle très important dans la vie de notre pays ont été brèves : l'alliance franco-russe, qui nous a permis de ne pas être terrassés par l'Allemagne en 1914, a duré vingt ans ; l'entente cordiale franco-britannique est née dix ans avant la Première Guerre mondiale.

En revanche, nous avons connu un certain ordre international depuis 1945, pendant soixante-dix ans. Cet ordre est menacé par Donald Trump. Au terme de son mandat, les relations entre les États-Unis et le monde auront beaucoup changé. La nature même des relations internationales s'en trouvera transformée pour une raison très simple : les États-Unis restent la première puissance mondiale.

Qui seront les perdants ? Les États-Unis, qui bénéficiaient de ce jeu d'alliances contrairement à ce que prétend M. Trump, et qui vont perdre une source d'influence. Les alliés des États-Unis seront eux aussi perdants. Les pays de l'Alliance atlantique ont pu limiter leurs dépenses militaires au minimum : nous avions le bouclier américain à côté de notre glaive. La France ne fait pas exception en la matière, quoi qu'on en dise. Certains pays comme l'Allemagne, le Japon ou la Corée du Sud ont pu, à l'abri de ce bouclier, ne pas avoir à répondre à une question très difficile pour eux : l'acquisition d'une force de frappe nucléaire nationale. Durant sa campagne, Donald Trump l'a d'ailleurs rappelé en des termes qui ne sont pas absurdes. Le Japon et la Corée du Sud devront acquérir des armes nucléaires parce que nous n'allons pas les protéger ad vitam aeternam, a-t-il dit en substance. Ainsi décrit, voilà un monde intéressant !

Qu'en est-il de la Chine, dont le produit intérieur brut (PIB) est désormais voisin de celui des États-Unis ? Dans l'ensemble, la Chine demeure stratégiquement prudente. Elle augmente ses capacités militaires sur les plans quantitatif et qualitatif, avant tout pour défendre ce qu'elle estime être son pré carré territorial, fût-ce au mépris du droit de la mer. Les Chinois revendiquent non seulement les îles mais aussi les eaux de la mer de Chine du Sud qui est, en quelque sorte, la Méditerranée du XXIe siècle. Plus de 50 % du trafic maritime mondial passe par la mer de Chine du Sud. La Chine veut en faire une Mare nostrum, à la manière des Romains, ce qui nous ramène quelques millénaires en arrière.

Avec le projet d'une nouvelle Route de la Soie, la Chine est passée d'une politique étrangère essentiellement réactive à la formulation de son propre ordre du jour. Il n'y a pas lieu de se plaindre de ce qui est une sorte de coming out planétaire de la Chine. Si les Européens peuvent s'inquiéter des ambitions chinoises en Afrique, ils doivent admettre qu'elles ne sont guère différentes de celles de leurs prédécesseurs sur ce continent. Il faut éviter de faire de l'hyperventilation à ce sujet.

S'agissant de la Chine, mon inquiétude est ailleurs. D'une part, on est en droit d'établir une analogie entre la Chine actuelle ou, plus exactement, la Chine en devenir, et l'Allemagne wilhelminienne de la fin du XIXe siècle : un pays trop puissant pour que les États voisins ne craignent son hégémonie, mais pas assez puissant pour l'imposer à ceux qui ne sont pas prêts à s'y soumettre. C'est le type d'instabilité stratégique qui a contribué au déclenchement de la Première guerre mondiale en Europe ; les mêmes causes ne reproduiront pas fatalement les mêmes effets, mais les mêmes ingrédients de départ sont rassemblés en Asie orientale. J'ajoute ceci : tant que la Chine conduit une politique bismarckienne, passe encore – peut-être ; mais qu'un Guillaume II s'installe à Pékin et ce serait à l'évidence une autre paire de manches. Et encore ceci : aux États-Unis, ce n'est clairement pas Bismarck qui est au pouvoir, mais Guillaume II. Or, les États-Unis sont la grande puissance d'équilibre dans la zone Asie-Pacifique.

Mon deuxième motif d'inquiétude tient à la rivalité de la Chine et des États-Unis en matière d'innovation technologique. Aujourd'hui, trois des dix plus grandes sociétés qui incarnent la révolution des technologies de l'information sont déjà chinoises, les sept autres étant américaines – et aucune européenne : ni française, ni britannique, ni allemande. Tencent, Alibaba et Baidu sont l'équivalent chinois de ce que l'on nomme aux États-Unis les GAFA – Google, Amazon, Facebook, Apple.

D'autre part, la Chine investit massivement dans l'intelligence artificielle, un secteur dans lequel elle tient la corde avec les États-Unis. Dans les vingt ou trente années qui viennent, ce domaine se caractérisera par une lutte sourde pour la domination. La Chine travaille fortement sur les biotechnologies et est également en pointe dans le secteur des technologies de la transition énergétique – un domaine dans laquelle elle n'est pas seule puisque l'Europe, heureusement, est aussi présente. Or, ce sont les sources de la puissance de demain. Que les Américains ne soient plus seuls mais rejoints par les Chinois dans ces secteurs n'est pas, pourrait-on arguer, un motif d'inquiétude en soi ; cependant, le fait que des sociétés aussi puissantes soient adossées à un État qui a son propre agenda est problématique. On peut légitimement s'inquiéter des normes éthiques des GAFA et autres grandes sociétés américaines – et nous ne manquons d'ailleurs pas d'y réagir – mais qu'en sera-t-il lorsque Weibo ou Alibaba vont tenter d'imposer à l'échelle mondiale – car c'est ce qui nous attend – les normes de la sécurité d'État chinoise ?

Tout cela nous conduit à l'Europe, qui n'est guère présente dans les grands domaines que je viens d'évoquer. Elle a certes des atouts en matière de recherche et développement dans les domaines de la défense, de l'aérospatiale et des biotechnologies, et elle participe très activement à l'innovation verte. Où sera-t-elle, toutefois, lorsque se lèvera dans très peu de temps – cinq à dix ans, et non vingt à trente – la déferlante de l'intelligence artificielle, avec ses conséquences économiques et sociales, mais aussi stratégiques et militaires ? Les maîtres de l'intelligence artificielle risquent fort de faire la loi.

Je reviendrai sur les sujets européens en abordant en fin de propos les priorités de notre pays. En attendant, la Russie : le plus grand pays du monde, à la superficie d'un continent, possède autant d'armes nucléaires que les États-Unis, mais elle n'a que la population – vieillissante – du Japon, les dépenses militaires cumulées de la France et du Benelux – ce n'est donc pas une superpuissance –, l'économie pétrogazière de l'Arabie saoudite – ce qui n'est guère excitant – et le produit intérieur brut de l'Espagne, ce que l'on oublie parfois. Elle est trop forte pour être une puissance moyenne mais trop faible pour rivaliser avec sa grande voisine chinoise : la Chine a neuf fois la population de la Russie, six fois son économie et quatre fois ses dépenses militaires. Il n'y a donc là aucune égalité, et je ne crains guère que M. Lavrov soit dépêché à Pékin pour y conclure l'équivalent du pacte Molotov-Ribbentrop, car il ne s'agit pas d'une relation d'égal à égal – quels que soient les efforts déployés par certains analystes russes pour faire croire que si nous ne nous rendons pas à leur volonté, ils iront nouer la grande alliance sino-russe. En fait d'alliance, cela ressemblerait davantage à une alliance entre le chien et la queue du chien, et les Russes savent très bien quel rôle leur serait dévolu dans cette anatomie.

Ayant évoqué les limites de la Russie, je note cependant que ce pays a opéré une transformation remarquable de ses outils de décision politique et militaire. Loin du rouleau compresseur lent et puissant de jadis, il est devenu politiquement et militairement agile ; il est capable de prendre des décisions rapidement et de les appliquer plus rapidement encore sur le plan politique, diplomatique et militaire, comme il l'a montré en Crimée et en Syrie. C'est nouveau : historiquement, la Russie n'a jamais été ainsi. De surcroît, elle a fait de l'imprévisibilité un atout stratégique – en cela, elle n'est pas seule, puisque M. Trump prétend agir de même – formulé comme tel dans ses documents publics de stratégie. Nous savons en outre que la Russie est profondément insatisfaite de l'ordre européen bâti sur les décombres de la guerre froide et de l'empire soviétique. Elle proclame cette insatisfaction de façon récurrente et très audible.

Autrement dit, elle n'est pas une puissance de statu quo ; elle a son propre agenda. Chacun connaît la situation géographique de la Finlande et les multiples guerres qu'elle a dû livrer au cours du XXe siècle. Il se trouve que je travaille régulièrement avec son gouvernement : ce pays de gens sérieux connaît non seulement la valeur des mots, mais aussi celle des choses. Sa politique russe pourrait se résumer en deux mots : respect et fermeté. Ce sont ces deux mêmes mots qui me semblent devoir inspirer la politique des Européens vis-à-vis de la Russie. Respect et fermeté, fermeté et respect : l'un et l'autre doivent aller de pair.

Ce panorama des puissances est très incomplet ; il faudrait naturellement y ajouter le Brésil, l'Inde et bien d'autres, que nous aborderons peut-être lors du débat. J'en viens aux deux grandes zones de turbulence. Concernant le Moyen-Orient, tout d'abord, que j'entends ici au sens large, du Maroc à Oman, les conflits qui s'y déroulent ne se résument pas, ou plus, à des oppositions binaires classiques telle que l'opposition entre l'Inde et le Pakistan, entre le Pacte de Varsovie et l'OTAN, ou même entre Israël et les États arabes, comme ce fut le cas lors des guerres des années 1960 et 1970. Désormais, les lignes de clivage qui parcourent le Moyen-Orient sont multiples : territoriales, ethniques, politiques, dynastiques, religieuses, tout cela ensemble, mais de façon non concomitante ni homothétique. Ces divisions, en effet, s'entrecroisent et se recoupent. Il n'y a plus de conflits simples ; tous les conflits sont complexes. La complexité, en l'occurrence, ne sert pas juste à masquer l'incompréhension. La situation actuelle rappelle de façon très inconfortable l'Europe de la guerre de Trente ans, entre 1618 et 1648, où se sont produits les mêmes types de conflits multiples, profonds et en porte-à-faux les uns avec les autres. Comme la durée de cette guerre tend à l'indiquer, il faut du temps et du sang pour dénouer des entrelacs conflictuels de cette sorte.

Pour nous, cela entraîne trois conséquences. La première est que le terrorisme d'inspiration idéologique djihadiste perdurera longtemps encore. Aucun responsable politique sérieux ne peut prétendre – aucun ne le fait, d'ailleurs – que ce problème sera derrière nous dans deux ou trois ans, comme les précédentes vagues de terrorisme des années 1970 et 1980 ; celle-ci durera.

Ensuite, dans ces types de conflits de longue durée et d'une grande complexité, les parties prenantes qui, historiquement, s'en sont le mieux sorties sont celles qui exercent une forme de prudence stratégique. Pendant la guerre de Trente ans, l'Espagne a perdu son rang de superpuissance – rôle qu'elle fut la première à tenir dans l'histoire du monde – parce qu'elle s'était épuisée tout au long du conflit. La France de Richelieu, en revanche, est devenue la nouvelle grande puissance parce qu'elle était intervenue à bon escient, plus tard que tôt, et en y consacrant les moyens nécessaires. Certes, il est facile de décrire le passé et bien plus difficile de l'appliquer aux circonstances du monde moderne. Si je fais ce rappel, c'est simplement parce qu'il vaut la peine, concernant le Moyen-Orient, de réfléchir avant d'agir. On agit volontiers sous le coup de l'émotion, mais s'il existe un endroit où il ne faut pas agir d'emblée sous le coup de l'émotion, c'est bien le Moyen-Orient.

Troisièmement, il faut savoir – c'est en effet une certitude et non une hypothèse – que la conflictualité dans cette région va s'aggraver plutôt que s'atténuer à court et moyen terme. Les économies basées sur le pétrole et le gaz comme l'Algérie et l'Arabie saoudite vont subir de plein fouet la rencontre entre une jeunesse sans emploi et la montée de l'économie verte, qui s'exerce au détriment des hydrocarbures, dont le prix baisse en conséquence. Autrement dit, pour ces peuples et ces pays qui n'avaient déjà que peu de jeux, et il n'y aura guère davantage de pain. Il est inutile de rappeler ici quels liens historiques, géographiques et démographiques existent entre la France et l'Algérie.

J'espère que nous reviendrons sur le Moyen-Orient pendant la discussion, mais permettez-moi de dire quelques mots sur l'Afrique. Ce continent qui avait 600 millions d'habitants en 1990 en a le double aujourd'hui et devrait, selon la prévision médiane de l'ONU, doubler de nouveau d'ici à 2050 pour passer à 2,5 milliards d'habitants ; sa population aura donc plus que quadruplé en soixante ans, c'est-à-dire moins que la durée d'une vie humaine. Le Niger, par exemple, qui se classe au 187e et avant-dernier rang de l'indice de développement humain (IDH) de l'Organisation des Nations unies (ONU), n'avait que 2,5 millions d'habitants en 1950 contre 21 millions aujourd'hui, et devrait en avoir 70 millions en 2050. Le Nigéria, dont la superficie atteint à peine le double de celle de la France, compte aujourd'hui 190 millions d'habitants, soit trois fois la population française, et pourrait dépasser la population des États-Unis dans le prochain quart de siècle. C'est dire la vigueur des bouleversements que ce type de dynamiques démographiques, qui ne sauraient être modérées à court terme, pourrait entraîner, y compris en matière de politique étrangère et de sécurité.

Je m'en tiendrai à cet égard à deux observations. Avec l'opération Barkhane, la France joue un rôle absolument exemplaire : cinq mille soldats travaillent dans des conditions extrêmes sur un territoire aussi étendu que l'Europe pour éviter que ne se produise en Afrique ce qui s'est passé au Moyen-Orient en 2014 avec la montée de DAECH. Nos soldats ne peuvent cependant pas tout faire, et la France ne le peut pas davantage. S'il existe un sujet sur lequel il est indispensable d'adopter une stratégie européenne, c'est bien le défi africain. Au cours des derniers mois, Mme Merkel s'est rendue à plusieurs reprises en Afrique, notamment dans le Sahel, et elle connaît parfaitement l'état des lieux, comme les services de renseignement allemands. Naguère, les Allemands ne disposaient pas de moyens comparables à ceux des Français dans des régions telles que l'Afrique et le Moyen-Orient ; aujourd'hui, pour des raisons qui ne vous échapperont pas, notamment l'arrivée d'un million de réfugiés sur son territoire en 2015, l'Allemagne s'inquiète sérieusement de l'évolution de la situation en Afrique. Voilà donc un véritable projet à promouvoir après les élections allemandes. Cela étant dit, si nous menons une politique européenne en Afrique, il faut savoir que cela passera par une réduction du rôle spécifique de la Françafrique. C'est facile à dire, mais ce sera beaucoup moins facile à assumer.

Ma deuxième observation, de nature apparemment technique mais aux conséquences politiques et pratiques très importantes, concerne les mouvements de population. Selon la vulgate courante, il faut, pour éviter les migrations économiques, développer les pays du Sud, ce qui semble de bon sens. Le problème, bien connu des spécialistes des mouvements de population mais moins en dehors de ces cercles, tient au fait que la première phase du développement se traduit par une accélération des migrations et non par leur réduction, tout simplement parce que, devenue moins pauvre, une population peut voyager plus facilement et plus loin. Aujourd'hui encore, la majeure partie de l'émigration en provenance des États africains a pour destination d'autres États africains. Une politique de développement réussie se traduira vraisemblablement, dans un premier temps, par un transfert de ces flux vers le nord. C'est ce qui s'est produit entre l'Amérique latine et les États-Unis ou encore, pendant les décennies 1950 à 1970, entre la Turquie et l'Allemagne. Autrement dit, s'il est vrai que le développement permettra à terme de maîtriser le problème, dans l'intervalle – qui peut être long – les politiques de développement ne produiront pas sur-le-champ l'effet désiré. Il va donc falloir passer par des accords avec les pays de transit, comme l'a fait l'Espagne avec le Maroc avec le soutien de l'Union européenne, et comme ce que tente de faire l'Italie avec les différents groupes armés libyens, dans des conditions extrêmement difficiles.

Je conclurai par les priorités stratégiques de la France. J'en esquisserai six. La première d'entre elles n'est pas à proprement parler une priorité de politique étrangère et de sécurité, mais elle en est l'une des conditions : elle a trait à la primauté de l'effort – de tous ordre : règlementaire, organisationnel, éducatif, fiscal et ainsi de suite – à consentir pour que la France revienne dans la course technologique et économique au-delà de ses domaines d'excellence traditionnels comme l'aérospatiale, le luxe, le tourisme et, paraît-il, l'agriculture – je dis « paraît-il » parce qu'à voir notre retard par rapport à l'Allemagne ou aux Pays-Bas, il y a même de quoi s'inquiéter pour ce domaine d'excellence traditionnelle. De ce point de vue, la dimension continentale et européenne sera cruciale pour le succès de notre pays, non pas tant en raison des programmes technologiques européens comme Horizon 2020, qui sont utiles et nécessaires, mais parce que nous devons continuer de bénéficier du grand arrière géoéconomique et géostratégique que nous ouvre l'accès au marché unique européen.

Les Britanniques se rendent compte aujourd'hui combien ce grand arrière est essentiel ; ils vont le perdre, et ils en souffriront. Pour notre part, nous devons tout faire pour continuer d'en profiter – mais je ne pense pas que les amateurs de « Frexit » soient aujourd'hui nombreux en France – et aussi pour le renforcer et le développer.

Ensuite, l'augmentation substantielle de nos dépenses militaires s'impose. L'Europe et donc la France devront partir du principe qu'à l'avenir le bouclier américain sera moins disponible et monnayé nettement plus cher. L'époque où l'on pouvait à la fois prononcer de grands discours à Phnom Penh contre la guerre au Vietnam et au Conseil de sécurité des Nations Unies contre l'invasion de l'Irak sans pour autant perdre le bénéfice du bouclier américain est en voie d'achèvement. Il faudra donc mettre l'accent sur nos forces – j'entends par là les forces françaises et les forces européennes. Étant donné la montée des périls que j'ai décrite, l'épée que sont nos forces d'intervention militaires, à l'oeuvre sur les théâtres d'opérations extérieures et dans nos rues, coûtera plus cher. D'autre part, avant même la fin de l'actuelle législature, le troisième cycle de modernisation de notre force de dissuasion, plus nécessaire que jamais, s'engagera progressivement mais de manière accélérée, et cela coûtera assez cher. C'est pourquoi il faudra faire passer la dépense militaire actuelle, qui est de l'ordre de 35 milliards d'euros, à 50 milliards environ d'ici 2025. Si je parle en milliards d'euros, c'est parce que les bottes et les armes de nos militaires, ainsi que leur solde, se payent en argent sonnant et trébuchant et non en pourcentage de PIB – PIB dont j'ignore ce qu'il sera en 2025.

La troisième priorité doit être la relance de la relation franco-allemande, sans laquelle il n'est pas de relance possible du projet européen. L'alignement des astres y est assez favorable. En France, les dernières élections ont eu pour toile de fond un débat vigoureux et argumenté sur la nature des projets européens en présence, et un mandat programmatique a été donné à ce sujet. L'Allemagne, quant à elle, retrouvera sa marge de manoeuvre politique au lendemain des élections du 24 septembre – dans quelques semaines ou, peut-être, quelques mois, car la formation d'une grande coalition sera compliquée. Pourront alors être lancées avec les Allemands, au-delà des projets relatifs à la zone euro et à une intégration plus poussée déjà présentés par le président de la République, des initiatives relatives à l'Afrique ainsi qu'au Fonds européen de défense, nécessaire pour tenter de rationaliser et d'améliorer l'efficacité de nos dépenses militaires et pour maintenir la vigueur de la base industrielle et technologique de défense de nos pays.

Le tableau d'ensemble peut être compliqué par nos relations futures avec nos amis britanniques dans les domaines nucléaire et conventionnel. Mais les accords de Lancaster House, parce que ce sont des accords bilatéraux, devraient, sans que l'on puisse en avoir la certitude, échapper aux effets délétères du Brexit.

La quatrième priorité devrait être de faire porter d'abord et plus clairement, dans l'ensemble moyen-oriental, notre effort sur nos relations avec les pays du Grand Maghreb – Maroc, Algérie, Tunisie, Libye. Bien sûr, il est tentant, singulièrement quand tout le monde vous y incite, de vouloir jouer les médiateurs au Levant et dans le Golfe. Mais quels y sont nos moyens d'action réels ? Sans être nuls, ils sont moindres que ceux que nous pouvons mobiliser en Méditerranée occidentale, et nos intérêts au Maghreb sont plus importants que dans le Golfe persique. C'est pourquoi il faut différencier, sur les plans programmatique et pratique, le niveau de l'effort diplomatique, politique et militaire à consentir au Maghreb d'une part, ailleurs au Moyen-Orient d'autre part. Ce sujet contentieux sera source de désaccords, mais nos moyens n'étant pas illimités et nos intérêts étant plus fortement engagés à proximité immédiate que dans des terres un peu plus lointaines, le débat devra être ouvert.

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