Pour consolider l'autonomie stratégique européenne, nous pouvons déployer nos efforts avec nos alliés dans trois domaines.
Le premier domaine est celui de la doctrine. Beaucoup de pays ont envoyé leurs officiers à l'École de guerre et dans nos écoles d'application et de formation. C'est via le partage doctrinal que nous pouvons nous rapprocher des pays les plus lointains. Pour nos amis américains, australiens ou néo-zélandais, la France reste un creuset de la pensée militaire, avec des figures historiques comme Guibert, Ardant du Picq, Foch ou de Gaulle. Il nous importe de renforcer ces actions qui favorisent le partage de la doctrine avec des armées de pays tiers. Dernier exemple emblématique en date, les Belges ont été intégrés dans les travaux que nous menons sur l'emploi tactique de Scorpion.
Le deuxième domaine est celui des capacités. J'ai évoqué le futur char de combat et le système d'artillerie future. Il est évident que tout ce qui pourra être partagé en termes de capacités sera bienvenu, notamment autour du couple leader formé par la France et l'Allemagne.
Le troisième domaine est celui des opérations. Il importe de développer de manière plus étroite et à une plus grande échelle ce que nous faisons aujourd'hui de manière empirique dans le cadre des opérations extérieures. C'est le cas par exemple dans la bande sahélo-saharienne où nous agissons en lien étroit avec des militaires espagnols, belges et allemands. Nous gagnerions à déployer ces dispositifs à l'échelle de l'Europe continentale.
Je suis plutôt optimiste sur ce sujet de la coopération car j'estime que nous avons de solides bases de départ.
S'agissant des hélicoptères, il est indéniable que nous avons un parc à deux vitesses avec, d'un côté, des hélicoptères ultra-modernes comme le NH90 ou le Tigre, et, de l'autre côté, la Gazelle et le PUMA. J'avais déjà souligné la difficulté qui est la nôtre de conduire des opérations avec des hélicoptères de deux générations différentes. C'est la raison pour laquelle nous envisagerons de remplacer la Gazelle par un hélicoptère léger de nouvelle génération, changement qui n'a pas été pris en compte dans la LPM. Pour autant, la Gazelle reste l'hélicoptère qui dispose de la meilleure disponibilité technique opérationnelle et qui offre donc le volume d'heure de vol le plus conséquent pour l'entraînement de nos pilotes. Nous cherchons donc à faire de cette contrainte de parc vieillissant une opportunité en cherchant à optimiser l'utilisation de ce parc S'agissant du plan « Familles », je n'ai pas explicitement évoqué les retraites mais j'ai parlé d'une « singularité militaire reconnue et assumée », ce qui était pour moi une manière d'en parler à demi-mot. Si je parle peu des retraites à ce stade, c'est que je considère qu'en l'état actuel des travaux il serait plus anxiogène qu'autre chose de le faire. L'expérience montre qu'à chaque fois que nous avons abordé le sujet d'une réforme des retraites, certains militaires avaient tendance à partir de façon anticipée. L'annonce de changements progressifs et de la mise en place de mesures particulières n'empêchent pas les plus agiles, les plus « capés », ceux qui ont le plus de potentiel pour rebondir dans le secteur civil, de quitter nos rangs. Or étant aujourd'hui confronté à un déficit dans l'encadrement supérieur parmi les sous-officiers anciens qui constituent la colonne vertébrale de nos armées, vous comprendrez que je n'aborde pas ce sujet naturellement. J'ai écouté Jean-Paul Delevoye. Il a bien compris quelles étaient nos préoccupations : la volonté de garder une armée jeune, la possibilité d'avoir une gestion de flux, la reconduite du dispositif de retraites à jouissance immédiate.
Globalement, j'ai compris que, même si la défense pèse peu par rapport au reste de la fonction publique, notre singularité pourrait être reconnue. En tout cas, M. Delevoye me semble avoir bien compris les trois facteurs majeurs sur lesquels nos hommes seront attentifs : la retraite à jouissance immédiate, le système de bonification et le cumul pension salaire. Ensuite, cette réforme s'appliquera au ministère comme elle s'appliquera à tous les Français, et cela je le défends naturellement en tant que chef responsable.
S'agissant de la réserve opérationnelle, je vous annonce une bonne nouvelle : l'engagement dans la réserve ne faiblit pas en ce qui concerne l'armée de terre. Cette année, l'ensemble des places de stages offertes pour la formation militaire des réservistes ont été honorées en totalité. Je reste sur l'objectif de 24 000 réservistes pour contribuer à la garde nationale et suis optimiste sur cette dynamique. Cet été, l'armée de terre a engagé entre 800 et 1 000 réservistes par jour dans le dispositif Sentinelle. Nous pouvons et devons être fiers de notre réserve, sur laquelle notre ministre entend conduire une action particulière dans les mois à venir.
La féminisation est un des axes majeurs de la ministre. Quand beaucoup de gens communiquaient sur la féminisation, j'ai communiqué en apparence à contre-courant en disant : « Militaire s'écrit, au féminin comme au masculin, militaire. » Je suis très satisfait des femmes qui servent dans l'armée de terre. Je rappelle que beaucoup de femmes ont été engagées dans l'opération Serval, et je n'ai traité à cette occasion que deux ou trois affaires disciplinaires, qui étaient d'ailleurs dignes de colonies de vacances.
Que « militaire » s'écrive de la même manière au féminin et au masculin n'exclut pas des règles de « vivre ensemble » connues et respectées, car le rapport entre femmes et hommes ne doit pas être un rapport de force, et parce que le « vivre ensemble » est quelque chose qui s'apprend. Ceux qui ne l'ont pas appris dans leurs familles avant de rejoindre les armées reproduisent les mêmes comportements que ceux qu'ils ont connus. Il faut donc que l'action pédagogique soit extrêmement forte.
Le jour où Alain Richard a décidé la suppression des quotas au recrutement des filles, notamment à Saint-Cyr, nous n'avons pas accompagné cette décision par des parcours aménagés. Nous avons donc des jeunes femmes officiers qui courent après le moment où elles pourront avoir des enfants : quand elles sont lieutenant, elles ne peuvent pas s'absenter ; quand elles sont capitaine, elles ne le peuvent pas non plus ; quand elles préparent l'École de guerre, elles ne le peuvent pas davantage… Nous sommes donc en train de réfléchir à un parcours beaucoup plus souple pour ces jeunes femmes. Par exemple, on pourrait réussir l'écrit de l'École de guerre et en conserver le bénéfice, pour passer l'oral ultérieurement, à un moment plus favorable familialement. Je souhaite introduire cette possibilité dans la rénovation du concours de l'École de guerre, afin de rendre celui-ci plus attractif. J'étais commandant des formations à Coëtquidan entre 2003 et 2005. J'ai vu des promotions comprenant entre dix-sept et trente-quatre filles ; aujourd'hui elles sont en mesure de passer le concours de l'École de guerre mais je ne les vois pas toutes arriver. C'est donc qu'il se passe quelque chose et c'est totalement anormal.
Mon objectif en matière d'égalité professionnelle hommes – femmes est donc de réussir l'équilibre entre ces deux lignes, d'une part, le fait que « militaire » s'écrit de la même manière au masculin qu'au féminin et que les mêmes règles de vie courante s'appliquent à tous, et, d'autre part, la nécessité de revisiter les parcours professionnels pour aller vers l'égalité réelle. C'est ce que j'expliquais à la ministre encore récemment. Elle y est très attentive.
S'agissant des conjoints, l'écoute de la famille est en train d'évoluer profondément dans les armées. Autrefois, on disait que la famille « faisait partie du paquetage » ; aujourd'hui, c'est terminé, les conjoints de militaire ont un métier et sont parfois même le premier revenu de la famille. Pendant de nombreuses années, on a géré uniquement le militaire ; il faut à présent évoluer dans le domaine de la mobilité. Dans le même temps, nous avons beaucoup entendu les conjoints –– mais on ne les a pas toujours écoutés attentivement… Or l'action de la ministre avec le plan « Famille » a déverrouillé la parole des familles et cela ajoute à la nécessité d'évoluer. Je demande ainsi systématiquement à rencontrer les conjoints de mes soldats quand je vais en régiment.
Je souhaite que l'on évolue rapidement en matière de mobilité des couples, en établissant des relations plus étroites avec les deux ministères très pourvoyeurs de métiers des conjoints de militaire : l'Éducation nationale et la Santé. Si l'on pouvait faciliter les mouvements de conjoints, ce serait un premier pas extrêmement important.
S'agissant de la protection de nos soldats en opération, SCORPION est une bonne réponse : plus de protection, plus d'autonomie, plus de capacités à travailler en réseau, plus d'interopérabilité. C'est pour moi la meilleure réponse pour la performance, demain, de nos soldats sur le terrain.
Le retour d'expérience (RETEX) de Lynx est très intéressant pour nous. Nous y faisons face à un adversaire potentiel du haut du spectre, par opposition aux adversaires asymétriques que nous combattons par exemple dans la bande sahélo-saharienne ou sur le territoire national. Par ailleurs, cette mission nous permet l'observation de certaines armées avec lesquelles nous n'avons pas l'habitude de coopérer ou qui n'agissent pas avec nous dans d'autres situations, territoire national, BSS, ou même au Levant. Cela nous permet également de familiariser nos personnels avec des théâtres où la nuit peut être aussi importante que le jour et où les conditions climatiques sont extrêmement rigoureuses – nous avons dernièrement engagé des éléments de chasseurs alpins avec un véhicule de haute mobilité en Lituanie. Ce dernier a surpris nos camarades allemands par ses capacités. Nous avons en outre pratiqué la mise en place et le retour par voie ferrée comme mode de projection intra-européen. Ce savoir-faire avait été presque totalement abandonné au lendemain de la chute du Mur. Cette opération nous a permis de retrouver la capacité à nous projeter sur plus de mille kilomètres par voie ferrée. Enfin, nos forces ont pratiqué l'interopérabilité avec nos alliés britanniques et allemands, et ont amélioré la capacité de nos soldats, officiers et sous-officiers, à travailler et vivre avec d'autres Européens.
En ce qui concerne la dissuasion, comme je vous l'ai dit je reviens du forum des CEMAT européens. Dans ce cadre, la tribune était offerte à certains chefs d'état-major pour s'exprimer sur un thème particulier, dont celui de la dissuasion. Si nous Français devions nous exprimer sur ce thème, nous ne le ferions pas du tout comme cela nous a été exposé par l'un des pays d'Europe centrale, où, sous l'étiquette « dissuasion », on trouvait très clairement ce qu'une armée conventionnelle ne disposant pas de l'arme nucléaire peut imaginer comme concept de dissuasion. À partir de ce constat j'estime que, si l'on veut pouvoir dialoguer avec ces pays, il faut certes leur parler de dissuasion nucléaire mais aussi de ce qu'ils acceptent, eux, comme étant de la dissuasion conventionnelle. Cela rouvre peut-être la question déjà évoquée par le général Beaufre d'ouvrir un nouveau domaine de la dissuasion ayant pour but de compléter l'effet de dissuasion de la menace nucléaire par d'autres moyens. Ce en quoi il précise que la dissuasion nucléaire d'un État n'est crédible que si ce dernier dispose de forces conventionnelles robustes et disposant d'un large spectre capacitaire permettant de gérer les crises sans recourir aux extrêmes.
Sur le plan du MCO terrestre, la ministre s'est prononcée le 23 juillet dernier à Bruz. Elle a validé la réforme que l'armée de terre avait mise en oeuvre dans ce domaine et a donc laissé au CEMAT la conduite du MCO terrestre, alors que, vous le savez, elle a fait un choix un peu différent pour l'aéronautique.
Compte tenu du fait que nous avons encore d'autres idées sur la transformation du MCO terrestre, La ministre m'a demandé de mettre en place une équipe projet qui poursuivra les travaux sur deux thèmes principaux. Le premier a trait à l'équilibre à trouver entre la maintenance réalisée par des acteurs étatiques et celle réalisée par l'industrie privée, qui doit progressivement arriver à un ratio de 60 %-40 %. Le second est de réfléchir à un modèle économique qui consisterait à développer une maintenance plus proche des zones d'action de nos soldats. Aujourd'hui, on use un matériel jusqu'à la corde et, quand il rentre en France, on le reconstruit ; si on l'entretenait un peu plus souvent, dans la durée, au plus proche des opérations, le modèle économique ne serait-il pas meilleur ? Cela suppose d'imaginer des bases opérationnelles avancées qui feraient du MCO terrestre et influeraient évidemment sur le curseur MI-MO. Cette réflexion est en cours. Le groupe projet est piloté par le général Soriano, qui doit rendre une partie de ses conclusions en début d'année prochaine.