Intervention de Général Jean-Pierre Bosser

Réunion du mercredi 26 septembre 2018 à 16h30
Commission de la défense nationale et des forces armées

Général Jean-Pierre Bosser, chef d'état-major de l'armée de terre :

En opposant l'année dernière les expressions « armée de nos besoins » et « armée de nos rêves », j'ai voulu dire que, même si l'horizon s'éclaircit, ce ne sont pas des rêves que nous devons nourrir, mais que les besoins doivent dominer.

Ces besoins s'expriment en reconstruction, en modernisation, et en tout état de cause, en besoins militaires. Je fais cette réponse, car dans le contexte des conversations que j'entretiens avec mon homologue allemand au sujet du char du futur, je constate que nombreux sont ceux qui ont des idées : industriels de la défense, certains observateurs… Or pour autant, le besoin militaire n'est pas évoqué, alors qu'il conviendrait de le définir. Ainsi, avec mon homologue allemand, ai-je formulé le voeu que nous rédigions ensemble un article sur le char du futur ; ce qui est une belle ambition.

La situation de la mobilité terrestre, qui constitue un des axes de la LPM, s'améliore puisque nous recevons des véhicules VT4, que vous avez pu voir lors des universités d'été de la défense. Ces véhicules remplaceront, pour l'opération Sentinelle, les Kangoo actuellement utilisés. Ces nouveaux véhicules serviront donc à conduire des opérations sur le territoire national mais pourront aussi être déployés lors de missions extérieures.

Par ailleurs, si les propos tenus par le chef d'état-major des armées ont pu surprendre, il faut les replacer dans le contexte de l'époque à laquelle notre budget était contraint. Dans la situation de cette époque, nous étions contraints d'établir des priorités. La première de ces priorités allait évidemment aux opérations. Il fallait s'assurer des besoins de nos hommes – vous avez tous entendu parler des problèmes de chaussures lors de l'opération Serval et des problèmes de moustiquaires lors de l'opération Sangaris. Il fallait également compenser l'usure prématurée des matériels d'un segment médian, déjà ancien. Cette situation d'urgence nous a conduits à dépenser beaucoup d'argent en réparations ainsi qu'à améliorer la protection de matériels dont nous savions pertinemment qu'ils seraient remplacés par les engins du programme SCORPION.

Nous n'avions donc pas le choix. Ceci explique pourquoi, dans le prolongement de cette période, nous abordons cette nouvelle loi de programmation militaire dans des conditions extrêmement difficiles en ce qui concerne le segment médian. Nous devons donc consacrer une part importante à la réparation afin de combler ces quelques lacunes, ces trous que nous avons creusés ; on observe d'ailleurs que les autres armées européennes ont creusé les mêmes. Par exemple, on pourrait se poser la question de l'opportunité de réparer le segment des moyens de franchissement alors que nous pourrions demander à nos camarades britanniques ou allemands de nous en prêter. Mais la réalité est que ayant tous vécu les mêmes contraintes budgétaires, nous avons été contraints d'accepter, peu ou prou, les mêmes lacunes capacitaires. Nous avons tous estimé que nous n'aurions plus à traverser le Rhin ! Mais aujourd'hui, dans le nord de l'Europe, en Estonie et en Lituanie, on rencontre un cours d'eau tous les dix kilomètres ! Or sans moyens de franchissement, la guerre s'arrête au bout d'une heure.

Je suis donc satisfait de la réparation et de la modernisation, qui vont nous permettre de combler des lacunes, singulièrement dans le segment médian. Nous remplacerons systématiquement un véhicule d'ancienne génération par un véhicule de nouvelle génération, par exemple un Griffon remplacera un véhicule de l'avant blindé (VAB). Cette manoeuvre en biseau est très claire : chaque fois qu'un nouveau matériel arrive, l'ancien est retiré et le nouveau est projeté en opération. La question de la cession des matériels que nous aurons durcis à grand-peine, comme le VAB Ultima, ne s'est d'ailleurs jamais posée ; nous devrons y réfléchir.

En ce qui concerne l'innovation, je suis en mesure de vous annoncer que j'ai créé deux nouveaux métiers au sein de l'état-major de l'armée de terre.

Le premier, nommé « innovation », est piloté par un colonel qui sort du Centre des hautes études militaires (CHEM) et de l'Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN). Dans une approche verticale, il a pour mission d'organiser la chaîne de l'innovation dans l'ensemble de l'armée de terre, c'est-à-dire du soldat jusqu'en à l'état-major à Balard. En effet, nos hommes ont beaucoup d'idées, mais il n'existe aucun système pour les enregistrer, les hiérarchiser et les développer. Sur un plan horizontal, ce colonel a pour tâche de relier l'innovation de l'armée de terre à l'écosystème de l'innovation au sein du ministère et à l'extérieur.

À l'occasion des UED, j'ai annoncé que le drapeau du pôle innovation sera planté à Satory. Le Battle-Lab Terre y sera créé et s'installera à côté de la section technique de l'armée de terre, qui y est déjà implantée, comme le sont également les bureaux de recherche de Nexter et d'Arquus. Situé dans l'Ouest parisien, le Battle-Lab sera aussi très proche du plateau de Saclay. Ce site est donc remarquablement bien situé, au coeur d'un réseau qui va de la grande entreprise à la start-up travaillant dans le secteur de l'innovation.

Le second métier est celui de la numérisation ; il sera dirigé par un autre colonel sortant du Centre des hautes études militaires (CHEM) et de l'Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN), qui dans le domaine de la transformation numérique a la même mission que celle que je vous ai décrite pour l'innovation.

S'agissant de l'emploi des drones en opération, la question revient au chef d'état-major des armées plus qu'au chef d'état-major de l'armée de terre. Nous avons eu l'intelligence de choisir un drone capable de porter plusieurs charges et pouvant à la fois faire du renseignement et de l'appui en tir quasiment direct. Allant du nano-drone accompagnant le groupe de combat jusqu'au drone tactique (SDT), la structure de notre panoplie de drones est désormais bien échafaudée et devrait répondre aux besoins opérationnels.

La question de leur emploi et de l'autorité de laquelle relève la décision doit être posée au chef d'état-major des armées.

Vous m'avez posé une question relative aux échanges que nous pouvons avoir entre alliés en matière de doctrine et de réflexion prospective. Pour notre part, et cela n'a pas été beaucoup dit, avec Action terrestre future, nous avons eu le courage d'établir le constat qu'il sera difficile demain de dire à quel moment nous gagnerons la guerre.

En effet, les grands principes du maréchal Foch visaient principalement la destruction de l'ennemi, destruction qui conduisait le plus souvent à la fin de la guerre. Aujourd'hui il me semble que, plus que de détruire l'ennemi à proprement parler, l'objectif atteignable est souvent de le contraindre dans la durée. Ainsi, lorsque nous en aurons fini avec Daech en Syrie ou en Irak, peut-être le retrouverons-nous ailleurs. Nos amis américains sont assez sensibles à cette approche, car leur culture stratégique, plus « cinétique », consiste parfois à dire : « Je tape, je détruis et j'ai gagné la guerre. »

J'avoue que lorsqu'un jour, dans l'amphithéâtre Foch de l'École militaire on m'a demandé à quel moment j'estimais avoir gagné la guerre contre Daech, je n'étais pas à l'aise pour répondre. Nous avons d'ailleurs organisé par la suite un colloque pour réfléchir sur le thème intéressant « Vaincre au XXIe siècle ».

Au sujet de la question sur l'infrastructure dans la LPM, j'ai déjà préalerté mes troupes : la situation n'est pas optimale. Cette infrastructure se décompose en trois segments : l'infrastructure « vie » pour nos soldats, l'infrastructure opérationnelle – les champs de tir – et l'infrastructure servant à nos matériels.

S'agissant de l'infrastructure « vie », l'entretien locatif, que j'ai déjà évoqué, constitue un besoin majeur. De son côté l'entretien opérationnel s'améliore. S'agissant de l'entretien de l'infrastructure servant à nos matériels, vous pouvez parfois visiter des régiments au sein desquels les hélicoptères Tigre ou NH sont mieux dotés que nos soldats en matière d'infrastructure. De fait le concept d'infrastructure implique la simulation et le soutien ; aussi, dans certains régiments, le matériel est mieux logé que le soldat. C'est pourquoi nous devrons nous atteler à corriger les déséquilibres les plus criants en gestion. À cette fin, il conviendra certainement de laisser plus de marge de manoeuvre aux chefs d'état-major, qui sont probablement les plus à même de marquer l'effort.

La première question qui se pose au sujet de cette LPM de reconstruction est la façon de l'aborder : nous ne reconstruirons pas comme nous avons déconstruit ; je ne crois en effet absolument pas au discours consistant à considérer la loi de programmation militaire comme homothétique, emportant une montée en puissance fixée à X % et égale pour tous. Nous avons procédé de la sorte au cours de la période de déconstruction afin de mettre tout le monde d'accord ; chacun subissait des coups de rabot homothétiques et faisait avec. La reconstruction nous demandera de faire preuve de souplesse et d'intelligence, car parfois de petites masses financières produisent des effets importants sur le terrain, à l'inverse certaines masses financières énormes ne se voient pas.

Pour ce faire l'exercice doit être dirigé, et c'est la ministre, puis le chef d'état-major des armées avec ses chefs d'état-major qui doivent tenir le manche. Je ne pense pas à retirer du pouvoir au CEMA, mais je pense que plus de concertation sera nécessaire, et il y aura un niveau à partir duquel on ne décidera pas pour moi. Ce n'est à personne d'autre qu'au chef d'état-major de l'armée de terre qu'il revient de déterminer la priorité entre la tenue de sport et le pistolet automatique.

Pour ce qui regarde les bases de défense, le chef d'état-major des armées a effectivement un plan tendant à rendre le soutien plus performant, car sa carence constitue le risque le plus régulièrement dénoncé par nos soldats dans les garnisons.

S'agissant de la stratégie des voilures fixes, la comparaison du coût de l'heure de vol du NH90 avec celui du Pilatus est sans ambiguïté ; de fait, pour certaines missions, on pourrait très bien utiliser un Pilatus pour des missions actuellement conduites avec un NH90. Je suis donc parfaitement d'accord, au point que j'avais envisagé ce sujet en début de loi de programmation et je ne l'ai pas oublié. Pas plus que les ballons, puisque nous évoquons la troisième dimension ; il existe donc des perspectives intéressantes sur lesquelles nous travaillons.

Concernant le char Leclerc, je souhaitais qu'il soit déployé dans la bande sahélo-saharienne, car il offre un meilleur contrôle du terrain, une meilleure vision de nuit ainsi qu'une meilleure capacité de tir en roulant. Je considère que si nous devons un jour faire face à un raid de Toyota, le char Leclerc, avec l'hélicoptère de combat, sera la meilleure réponse. Je n'ai donc pas changé d'avis ; en revanche deux écoles s'opposent, l'une considère que l'effet est dissuasif, l'autre, que j'appellerai « syndrome de Sarajevo », estime que lorsque l'on « met du lourd » c'est que l'on est en train de perdre la guerre. Votre appui dans ce débat, si vous le souhaitez, sera le bienvenu.

Au sujet de l'esprit guerrier, j'ai réuni ce matin un comité exécutif consacré à l'arrivée du programme SCORPION dans les forces terrestres ; tous les chefs militaires redoutent quelque peu de voir les soldats et les chefs passer leur vie sur des ordinateurs et des tablettes, risquant par-là d'être moins forts au combat. Je considère que la vérité se trouvera entre les deux, et que nos soldats de la jeune génération sont capables de faire plusieurs choses en même temps ; mais l'esprit guerrier réside bien dans la combinaison du soldat et de la haute technologie. Un équilibre doit être trouvé afin que l'un ne prenne pas le pas sur l'autre, car cette crainte est partagée.

S'agissant des hélicoptères lourds, les opérations conduites en Afghanistan ont mis en évidence une lacune importante dans ce domaine. Je me félicite donc que les Britanniques aient pu relever les Allemands sur le terrain avec des hélicoptères lourds, alors que ces derniers étaient équipés d'hélicoptères Tigre et NH. Nous n'avons pas cette capacité. Il s'agit d'un choix fait lors de la construction de la loi de programmation militaire, sur lequel nous pourrions vous fournir des clés de lecture. La question doit aussi être posée à l'armée de l'air qui, au cours de la construction de la LPM, avait envisagé de s'équiper d'hélicoptères lourds, qui sont très coûteux et ne sont pas nécessairement compatibles avec le modèle économique d'un pays tel que la France, alors que certains de nos alliés en disposent.

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