Intervention de Clotilde Brunetti-Pons

Réunion du mardi 9 octobre 2018 à 11h45
Mission d'information sur la révision de la loi relative à la bioéthique

Clotilde Brunetti-Pons, maitre de conférences HDR à l'Université de Reims Champagne-Ardennes :

La mission « Droit et Justice », organisme indépendant rattaché au ministère de la justice, a retenu le projet que mon équipe a présenté à la suite d'un appel d'offres de la mission qui a été formalisé en 2014. La mission a financé, validé et publié les résultats de cette recherche sur son site en mai 2017. Le rapport final a également été publié chez Lexis-Nexis en mars 2018.

Ce rapport rend compte d'une recherche réalisée sur plus de deux ans par vingt-six chercheurs – vingt-trois rédacteurs et trois chercheurs associés à l'étranger – pour évaluer les manifestations et les conséquences des récentes pratiques de droit à l'enfant.

Dans le cadre de cette recherche, l'expression « droit à l'enfant » renvoie à une demande se situant en dehors du cadre légal français de la biomédecine. Le domaine de l'étude recouvre ainsi trois hypothèses : tout d'abord, celle d'une assistance médicale à la procréation (AMP) à but non thérapeutique, interdite sur le territoire français ; en second lieu, l'hypothèse d'une convention de gestation pour le compte d'autrui (GPA), interdite sur le territoire français ; et enfin le cas d'une adoption prononcée à la suite de la réalisation à l'étranger d'une de ces deux pratiques interdites en droit français.

Avant d'approfondir la question, il est nécessaire de rappeler une définition. Le droit de la filiation établit le lien juridique entre l'enfant et ceux dont il est issu, ascendance maternelle et ascendance paternelle. Deux remarques en découlent. Tout d'abord, le droit de la filiation repose sur la sexuation – maternité, paternité – et non pas sur des choix de vie qui peuvent relever du droit des couples, autre branche du droit de la famille. En second lieu, il est impossible en toute rigueur juridique de parler des parents de l'enfant avant l'établissement de la filiation. La qualité de père ou de mère découle de l'établissement de la filiation.

Dans ce contexte, de quoi est-il question ? Commençons par souligner qu'il ne s'agit pas ici de parler de moi, de vous, d'une personne ou de couples en particulier, ni a fortiori de mode de vie. Il est question du droit de la filiation, autrement dit des règles qui fondent la filiation de chaque enfant, donc l'identité de ce dernier. Tout le monde est concerné.

Pour que l'AMP soit compatible avec les règles de droit qui structurent la société pour tous, il faut lui fixer des limites. Le droit joue ce rôle. À défaut, l'enfant serait abandonné à la toute-puissance des adultes par contrat, tractations, échanges et arrangements de toutes sortes. Cela pourrait-il constituer un progrès ? Non.

Il est en conséquence indispensable de poser des limites à l'AMP. Or le but thérapeutique est en ce domaine la seule limite objectivement opérante et fiable.

Notre droit de la filiation ayant pour rôle d'établir l'ascendance maternelle et paternelle d'un enfant, évoquer la question de l'ouverture de l'AMP aux couples de femmes et aux femmes seules revient à poser, juridiquement, la question de savoir si la suppression de la filiation paternelle, consécutive à l'AMP avec donneur, avec création d'une deuxième filiation maternelle dans le premier cas, est compatible avec notre ordre juridique ; ou bien si une telle réforme remet en cause le droit de la filiation en général.

Deux grandes catégories de solutions sont avancées. Première hypothèse : en marge de notre système de droit, on pourrait créer une sous-catégorie de filiation pour autoriser l'AMP sans père. Les principes et règles du droit de la filiation seraient alors écartés et l'enfant privé du droit d'exercer une action en recherche de paternité. La création d'une telle sous-catégorie permettrait de ne pas abroger directement nos principes et règles du droit de la filiation, mais instituerait des inégalités entre enfants.

Une deuxième hypothèse consisterait à abroger nos principes et règles du droit de la filiation et à y substituer une filiation créée par la volonté, sans lien avec la filiation telle qu'elle existe aujourd'hui. Mais dans ce cas, la filiation de tous les enfants serait immédiatement fragilisée car dépendante de la volonté, fluctuante par nature. En outre, des conflits de filiation inextricables en résulteraient. Toutes les règles actuelles seraient remises en cause. Une situation d'insécurité pour l'enfant serait instituée par la loi. Une telle réforme supposerait de ne pas tenir compte des conséquences, pourtant clairement identifiées, d'une transformation aussi radicale de la filiation.

La première hypothèse envisagée conduirait d'ailleurs également à ce résultat, les principes directeurs qui protègent tous les enfants étant, de fait, progressivement abrogés. Mener à terme une telle réforme conduirait à déconstruire des principes intemporels et essentiels selon la Cour de cassation : le principe selon lequel la filiation se situe en dehors du domaine des contrats et donc selon lequel la volonté n'a pas de prise sur la filiation ; le principe selon lequel un enfant ne peut se voir attribuer deux filiations maternelles ou deux filiations paternelles ; le principe selon lequel l'enfant a le droit de rechercher sa filiation maternelle ou sa filiation paternelle, etc.

Sur quel fondement le législateur pourrait-il envisager de toucher à ces principes essentiels du droit privé ? Une éthique de conviction prend ici le pas sur l'éthique de responsabilité qui domine chez les juristes. Cela explique que les partisans de telles déconstructions soient rarement des juristes, car ces derniers sont habituellement soucieux de prendre en compte les conséquences des réformes envisagées.

Réfléchir sérieusement à la question posée suppose de bien différencier la situation de fait – individuelle – de la question de droit : dans certaines situations de fait, un enfant se trouve privé de père ou de mère. Ces situations sont peu nombreuses, mais elles existent. Est-il possible d'y apporter des réponses juridiques ? Tel est bien le cas ; le rapport y a travaillé. Face à de telles situations de fait, il est important que le professionnel, au cas par cas, soit animé par la bienveillance et trouve des solutions concrètes adaptées.

Envisager la suppression de la filiation paternelle consécutive à l'AMP avec donneur, c'est tout autre chose : cela consiste à toucher aux modèles législatifs et immanquablement à la filiation puisqu'il s'agit de supprimer une filiation paternelle et d'autoriser la création d'une deuxième filiation maternelle.

Notre droit de la filiation s'y oppose. Faut-il, comme y invite la réforme envisagée, supprimer notre droit de la filiation ou créer une sous-catégorie de filiation à laquelle ne seraient pas appliqués nos principes essentiels ? Là est la question qui vous est soumise, mesdames et messieurs les députés, lorsque la suppression du but thérapeutique de l'AMP est abordée juridiquement.

Dès lors que l'on touche aux modèles législatifs, la responsabilité du législateur, celle de l'État, peuvent être engagées. L'enfant pourrait reprocher à l'État de l'avoir privé de père. Il pourrait bien sûr agir d'abord contre celles qui ont intentionnellement effacé toute possibilité d'établir une paternité, puis mettre en oeuvre la responsabilité des médecins et de l'État.

Quels sont les enjeux ? Quelques pays, peu nombreux – ce sont toujours les mêmes qui sont cités –, ont choisi par un vote de satisfaire des revendications individuelles d'AMP sans père. Ces pays ont choisi de créer une sous-catégorie de filiation. La recherche sur le droit à l'enfant et la filiation en France et dans le monde met en évidence les incohérences qui en résultent au sein des ordres nationaux concernés. Notre équipe de chercheurs a notamment observé des manipulations de femmes ou de couples en grande détresse, des incohérences textuelles fragilisant le statut de l'enfant, des abandons d'enfants physiquement trop différents de ce qui était attendu au vu des catalogues, des actions en justice de plus en plus nombreuses, des risques d'enlèvements, d'échanges et de ventes d'enfants – nous avons été confrontés à deux ventes. En corrélation avec la substitution du but lucratif à la finalité médicale, nous avons également noté le développement d'un marché qui profite à des sociétés à but lucratif affiché, organisées en réseaux, avec leurs médecins, leurs psychologues, des cliniques privées et leurs intermédiaires. Les conflits d'intérêts émergent également lorsque l'avis des professionnels engagés dans ces pratiques ou en lien avec ces réseaux est pris en compte dans les débats. Enfin, on constate une augmentation des difficultés pour l'AMP en général, donc aussi pour des couples confrontés à une stérilité médicalement constatée ou à une maladie grave, la fragilisation de l'identité des personnes, celle de la paternité, de la maternité et du principe de binarité des sexes.

À l'échelle internationale et en corrélation avec ces pratiques, la marchandisation d'éléments ou de produits du corps humain, puis in fine de l'humain, se développe, de même que les pratiques eugéniques.

Quels remèdes proposer ? Des solutions précises sont développées par notre équipe. Elles ont été exposées le 18 mai 2018 au Conseil supérieur du notariat et seront publiées en novembre aux éditions Mare et Martin. Tout d'abord, à l'international, nous pourrions favoriser la conclusion de conventions bilatérales ou internationales prévoyant qu'un pays qui accepte des pratiques libérales de « droit à l'enfant » ne peut pas les autoriser au profit de ressortissants français ou de ressortissants dont le pays interdit ces pratiques.

Nous pourrions mieux informer sur ces questions en rappelant le contenu de notre droit et les sanctions pénales, de façon à prévenir les fraudes. Ensuite, dans les situations de fait constituées à l'étranger, nous pourrions organiser un suivi de l'enfant sur le territoire français comme lors d'une adoption internationale.

Nous proposons également de renforcer les principes directeurs protecteurs de la filiation, de proclamer en droit français les principes de la Convention internationale relative aux droits de l'enfant, mais aussi de protéger le maternage et le paternage par des mesures d'information, de prévention et d'accompagnement des familles.

Mesdames et messieurs les députés, je vous remercie pour votre attention et me tiens à votre disposition pour répondre à vos questions.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Cette législature étant désormais achevée, les commentaires sont désactivés.
Vous pouvez commenter les travaux des nouveaux députés sur le NosDéputés.fr de la législature en cours.