Au fond, il n'y a qu'une seule raison pour laquelle ce budget doit être rejeté : il ne répond pas aux enjeux ; il ne permet pas de faire face aux besoins de santé et de protection sociale du pays ; il est complémentaire d'un projet de loi de finances injuste, qui reste dans la matrice libérale à laquelle la majorité nous a habitués.
Chaque année, ce budget est plus insupportable que le précédent parce que, chaque année, on y intègre de nouvelles économies, qui viennent encore retrancher aux précédentes. C'est un projet de loi de sous-financement de la sécurité sociale. Sa raison d'être, depuis vingt-deux ans, c'est inlassablement de borner, de réduire, de rabougrir, de rétrécir, de resserrer, de presser, de compresser, de contracter, de compacter, de zipper – je vous donne des variations possibles pour changer un peu car nous avons beaucoup trop entendu le disque « Maîtriser les dépenses » : cela ne fait plus rêver depuis longtemps !
Si encore on ne réservait ce sort qu'à des chiffres dans un tableau, ce serait une chose, mais derrière, il y a des femmes, des hommes, des vies ! Derrière, il y a notre santé, nos allocations en cas de chômage, d'accident du travail ou de maladie professionnelle, nos allocations familiales, nos retraites ! Derrière, il y a la possibilité pour chacune et chacun de faire face aux risques de l'existence ; il y a la grande idée de la sécurité sociale, patiemment et obstinément construite depuis la fin du XIXe siècle ; il y a l'avenir d'une société civilisée qui refuse de laisser chacune, chacun, abandonné à son propre sort.
C'est la sécurité sociale qui a été le meilleur instrument de lutte contre la misère, contre les vies sinistrées. C'est la sécurité sociale qui a amorti les crises. C'est elle qui a limité les inégalités, réduit la précarité du mieux qu'elle le pouvait, arraché une part des richesses produites par le travail au portefeuille des grands propriétaires. Elle n'a pas été faite pour « donner plus à ceux qui ont moins » mais pour faire contribuer « chacun selon ses moyens », pour donner à « chacun selon ses besoins ». Elle a inventé un mécanisme concret d'égalité et de partage, qui n'a rien à voir avec la charité des dames patronnesses ou avec l'aumône que l'on se dispense entre nécessiteux. Certes, elle n'a pas aboli le capitalisme mais elle l'a sévèrement contré et contrarié, plantée là comme en son coeur. Pensez ! Une telle somme d'argent, soustraite aux mécanismes du marché, mutualisée, vouée à établir des droits solidaires !
C'est une idée qui vient de loin, la sécurité sociale : la Constitution de 1793 proclamait que « la société doit la subsistance aux citoyens malheureux, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens d'exister à ceux qui sont hors d'état de travailler ». Le programme du Conseil national de la Résistance exigeait « un plan complet de sécurité sociale, visant à assurer à tous les citoyens des moyens d'existence, dans tous les cas où ils sont incapables de se les procurer par le travail ». Il ne disait pas cela au hasard mais parce que c'était l'antidote face aux monstruosités enfantées par l'humanité au coeur de la crise des années 1930. C'était quelque chose, comme réforme ! C'était quelque chose, comme ambition sociale, dans une société prête à s'enthousiasmer pour un grand dessein ! François Billoux, ministre de la santé, et Ambroise Croizat, ministre du travail, s'attelèrent à la tâche dès 1945, pour que naisse la sécurité sociale, pour mettre l'homme à l'abri du besoin, disaient-ils avec les mots d'alors, pour en finir avec l'angoisse du lendemain, la souffrance et l'exclusion. Je n'invoque pas ici quelque mythologie passée : cela s'appelle l'invention sociale.
Croyez-vous que tout cela ait disparu, que l'on puisse aujourd'hui réduire la voilure ? Les chiffres montrent le contraire. Une enquête de la DREES parue en septembre révèle que 1,4 million de Français, âgés de 53 à 69 ans, ne perçoivent ni revenus d'activité, ni pension de retraite, tandis que la pauvreté touche 11 % des seniors, les femmes en plus grand nombre que les hommes.
Dans une enquête rendue publique par le Secours populaire ces derniers jours, 47 % des jeunes interrogés déclarent rencontrer des difficultés financières pour accéder à des activités culturelles et de loisirs, 46 % pour se procurer une alimentation saine et équilibrée et 48 % pour s'acheter des vêtements convenables. Environ un tiers d'entre eux disent aussi avoir des problèmes financiers pour payer certains actes médicaux ou pour régler leur loyer. Ces difficultés concernent plus les jeunes femmes que les jeunes hommes.
Il y a besoin de toute la puissance de la sécurité sociale pour faire face aux dévastations que produit la financiarisation forcenée de l'économie, pour tirer toute la société vers le haut. Mais une idée s'est insinuée, émanant de quelques étroits cénacles : la sécurité sociale coûterait trop cher. La sécurité sociale serait trop dépensière. La sécurité sociale vivrait au-dessus de nos moyens. J'en connais qui vivent au-dessus de nos moyens, et je n'y aurais pas classé la sécurité sociale ! Ainsi était-il besoin de pérenniser, l'année dernière, le crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi, intégré sous forme d'exonération de cotisations sociales patronales, et de faire de 2019 une année qui compte double, à 42 milliards d'euros, soit 1,8 point de PIB, soit un allégement de six points de cotisations patronales d'assurance maladie ? Ainsi, était-il besoin d'inventer de nouveaux allégements de cotisations sur les bas salaires ? Au total, le montant des exonérations atteint 71 milliards d'euros en 2019, contre 46 milliards en 2017, soit une augmentation de 150 % pour des effets dont les études montrent qu'ils sont indigents.
Par ailleurs, remettant en cause le principe édicté en 1994 de la compensation intégrale des exonérations de cotisations sociales, vous commencez à l'enfreindre à hauteur de 1,5 milliard d'euros cette année. Cela porte un nom : cela s'appelle du siphonnage. Jusqu'où remplirez-vous le bidon percé des cadeaux que vous consentez, de l'autre côté, aux ultrariches, tandis que vous passez les services publics à la moulinette ?
Enfin, vous n'affichez aucune intention d'aller chercher avec les dents les 25 milliards d'euros que coûte la fraude aux cotisations sociales patronales. Pire, vous allégez les sanctions frappant le travail dissimulé. Vous contribuez donc à assécher les finances de la sécurité sociale et à priver celle-ci des moyens d'agir, à hauteur de 5,7 milliards d'euros cette année.
Tel est bien le principe de l'objectif national de dépenses de l'assurance maladie, l'ONDAM, qui porte bien son nom : « On dame ». Cette année, 3,8 milliards d'euros d'économies sont imposés à son évolution tendancielle. Cette somme permettrait, si elle était conservée, de maintenir le système au même niveau – déjà critique – que celui de l'an dernier.
Naturellement, vous mettrez en avant un léger desserrement des perspectives d'augmentation de l'ONDAM, fixées à 2,5 % au lieu de 2,3 % l'an dernier. Elles demeurent pourtant bien en-deçà des 4,5 % nécessaires au maintien du système. Au demeurant, si nous avions eu l'impudence de croire à un desserrement progressif, il n'en est rien. D'ores et déjà, le retour à une augmentation de 2,3 % est annoncé pour l'année prochaine.
À cet objectif, il conviendrait d'en adjoindre deux autres, si l'on voulait penser les choses autrement : l'ONMDEC – objectif national maximum de dépenses en exonérations de cotisations – et l'ONRAM – objectif national de ressources pour l'assurance maladie.