Intervention de Thomas Gassilloud

Réunion du mercredi 24 octobre 2018 à 8h30
Commission de la défense nationale et des forces armées

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaThomas Gassilloud, rapporteur pour avis :

Mes chers collègues, c'est un grand honneur pour moi de vous présenter cet avis sur les crédits de l'armée de terre pour la deuxième année consécutive, dans le cadre du projet de loi de finances pour 2019.

Cette année encore, notre collègue Sereine Mauborgne, députée du Var ici présente, et moi-même avons travaillé en parfaite intelligence et en parfaite complémentarité, chacun avec ses spécialités. Nous avons réalisé ensemble pas moins de onze auditions et cinq déplacements. J'en profite pour saluer la disponibilité de nos « Terriens », les militaires de l'armée de terre, qui nous ont reçus avec beaucoup d'attentions, afin de faciliter notre compréhension des enjeux qui sous-tendent les orientations budgétaires dont nous débattons ici, à Paris. Leur contribution, leurs retours de terrain sont essentiels.

Cette année 2018 a mis en tension les hommes, les équipements et les familles. Mais l'armée de terre a toujours répondu présent. Elle est « au contact », résiliente, toujours disponible, que ce soit en opération extérieure ou intérieure, ou quand la situation l'exige. Ce fut le cas la semaine dernière, dans l'Aude, où 150 parachutistes du 3e régiment de parachutistes d'infanterie de marine (3e RPIMa) ont été déployés face aux inondations. Je veux profiter de cette intervention pour saluer le courage et le professionnalisme des hommes et des femmes qui servent dans l'armée de terre.

Comme vous le savez, celle-ci a un rôle central dans les interventions en assurant la stabilisation des territoires dans le temps long. Elle supporte par ailleurs l'essentiel des pertes au combat, comme encore la semaine dernière, avec le décès du caporal Abdelatif Rafik au Mali. Aux yeux de nos soldats, son budget représente donc plus qu'un instrument d'allocation de crédits : c'est une marque de reconnaissance de la Nation et de l'attention que nous portons à leur protection.

Alors, que dire du projet de loi de finances pour 2019 pour l'armée de terre ? C'est un budget conforme en tous points à la loi de programmation militaire. Les crédits du « BOP “Terre” », c'est-à-dire les fonds gérés directement par le chef d'état-major de l'armée de terre, s'établissent à 1 440 millions d'euros, en augmentation de 10 % par rapport à 2018. Cette hausse est principalement portée par l'entretien programmé du matériel (EPM). Le montant total de crédits prévus à ce titre dépasse le milliard d'euros en 2019, ce qui représente une rallonge de 127 millions par rapport à 2018. Ces nouvelles ressources permettront d'atteindre des niveaux de disponibilité des matériels (DTO) enfin compatibles avec le niveau de nos engagements et de nos besoins en termes de préparation opérationnelle. Rappelons que le taux de disponibilité du Tigre en 2018 s'élevait à 25 % – autrement dit, trois quarts de ces hélicoptères ne volent pas – et celui du Caïman à 37 %. C'est une situation quasi intenable pour nos soldats, qui sera corrigée par la commande de nouveaux appareils et l'amélioration de la DTO. Enfin, l'ensemble des autorisations d'engagement prévues dans le projet de loi de finances pour 2018 au profit de l'armée de terre augmente globalement de 13 % en 2019, indice d'une augmentation durable du niveau des ressources.

Ces dispositions budgétaires auront une traduction physique dès 2019 avec la livraison de 7 600 fusils d'assaut HK 416F, en remplacement progressif du FAMAS, de 1 650 ensembles de parachutage du combattant, de 430 véhicules tactiques 4x4 « VT4 », en remplacement de la fameuse P4, en service depuis plus de 35 ans, une longévité tout à fait singulière ! Chaque soldat de la force opérationnelle terrestre (FOT) en opération sera en outre équipé, dès l'an prochain, d'un gilet pare-balles de dernière génération – une demande forte de l'an dernier –, d'un treillis F3 retardant la flamme, de nouvelles lunettes balistiques et de nouveaux gants de combat. C'est donc effectivement une LPM « à hauteur d'homme » que nous mettons en oeuvre. Enfin – et c'est selon moi une des livraisons les plus structurantes – 89 blindés Griffon seront livrés, après plusieurs années de travaux d'infrastructures ou de simulation, comme nous avons pu le voir à Vannes récemment. 2019 sera donc « l'année SCORPION ». Elle renforcera une armée de terre qui associe rusticité et haute technologie.

Tous ces éléments sont autant de signes tangibles de remontée en puissance qui manifestent concrètement notre entrée dans une ère de renouveau, une ère dans laquelle un défi majeur est celui de la fidélisation des hommes et des femmes qui s'engagent au service de la Nation.

Pourquoi ce défi de la fidélisation et pourquoi s'agit-il même du tout premier défi ? Parce qu'après avoir investi des sommes importantes dans le recrutement et la formation, dans le cadre du passage de la FOT de 66 à 77 000 hommes de 2015 à 2017, ce qui représente 11 000 recrutements nets, le temps est venu de s'assurer que ceux-ci disposent de l'ensemble des compétences dites « du haut du spectre » pour faire face aux menaces identifiées dans la Revue stratégique. Cette manoeuvre ne sera profitable à nos forces que si les militaires qui en bénéficient restent assez longtemps pour développer des compétences, accumuler de l'expérience et la transmettre à leurs camarades. C'est pourquoi l'armée de terre souhaiterait porter à huit ans la durée moyenne d'engagement et fidéliser ses cadres expérimentés. Le taux d'attrition des militaires du rang au bout de six mois, à 30 %, est encore trop élevé au regard de l'objectif, qui est de 25 %. La fidélisation est aussi, mes chers collègues, un impératif au titre de la bonne gestion des deniers publics. Car perdre la bataille de la fidélisation, c'est devoir consentir un effort financier surdimensionné, pour recruter et former de nouvelles recrues.

Outre des ressources supplémentaires, la LPM prévoit plusieurs dispositifs pour gagner cette bataille de la fidélisation. Des souplesses permettront notamment de mieux concilier la vie familiale et la vie professionnelle. Restent des sujets de vie courante qui méritent toute notre attention. Le chef d'état-major de l'armée de terre cite souvent deux aspects : « bien vivre de son métier » et « bien vivre son métier ».

Sur le premier aspect, Claude de Ganay en a parlé assez longuement, le précédent Louvois a durablement altéré la confiance que nos militaires avaient dans le système de paiement de la solde. La nouvelle politique de rémunération des militaires (NPRM), le prélèvement à la source, la réforme des retraites prévue l'an prochain suscitent une certaine anxiété. En tant que députés de la commission de la Défense nationale et des forces armées, il nous incombe de faire connaître les spécificités du modèle RH de nos armées et de les faire valoir lors de l'examen de ces réformes.

Sur le second aspect – « bien vivre son métier », il faut nous atteler à l'amélioration des conditions de vie et de travail de nos militaires. Je pense plus particulièrement à l'hébergement et au logement, qui figurent parmi les premières causes d'insatisfaction dans les enquêtes sur le moral ou la condition militaire. À cet effet, les avancées permises par le plan Famille se sentiront dès l'an prochain avec la création de nouvelles garderies et le déploiement accéléré du Wifi. Le plan Famille était d'ailleurs l'un des objets de la visite de la ministre des Armées, jeudi dernier, au régiment d'infanterie chars de marine (RICM) de Poitiers. Le chef d'état-major de l'armée de terre nous a aussi fait part de son inquiétude à l'égard du soutien santé, très sollicité aujourd'hui en opérations.

Enfin, nous avons tous perçu, au cours des auditions successives, des débats internes sur l'organisation du ministère pour accompagner au mieux la remontée en puissance. Depuis une dizaine d'années, le ministère des Armées a été plus habitué aux déflations d'effectifs qu'aux remontées en puissance. Il doit prendre un nouveau tournant et ce changement de paradigme n'a rien d'évident. Il faudra procéder aux adaptations nécessaires pour que les ressources supplémentaires votées en loi de programmation militaire soient rapidement mobilisées pour améliorer les conditions de vie et de travail, ou réaffectées à d'autres besoins urgents. Voilà ce que je pouvais vous dire sur le budget de l'armée de terre en 2019.

Ensuite, comme l'an dernier, Sereine Mauborgne et moi-même nous sommes attachés à approfondir un thème qui nous a paru d'actualité. Après l'accélération du programme SCORPION en 2017, qui a d'ailleurs porté ses fruits puisque ce programme a effectivement été accéléré et que ses cibles ont été rehaussées dans la LPM, nous nous sommes intéressés à la préparation opérationnelle des forces terrestres. Pourquoi ce thème ? Parce qu'il manifeste à lui seul l'ensemble des enjeux auxquels fait face l'armée de terre en ce début de programmation, notamment la disponibilité des hommes et celle des matériels. La manière dont sont préparés les hommes et femmes fait la différence sur le terrain : c'est bien ce qui nous a été dit à de nombreuses reprises au cours de nos auditions.

Nous avons fait face à un constat simple mais paradoxal : alors que les outils de la préparation opérationnelle n'ont jamais été aussi performants, le niveau d'entraînement de nos soldats a dramatiquement chuté en 2015, à la suite du déploiement de la force Sentinelle, avec un effet durable, clairement observable sur l'ensemble d'une génération. À Lille, au commandement des forces terrestres, nous avons pu observer que plus de 50 % des exercices et passages en centres d'entraînement avaient été annulés en 2015. Le nombre de jours de préparation opérationnelle par an et par soldat a chuté à 64 jours, contre 84 en 2014. Rappelons que la cible est de 90 jours par an… Entre 2015 et 2016, c'est ainsi l'équivalent d'un an d'entraînement cumulé qui a été perdu, avec des conséquences d'autant plus néfastes que l'armée de terre est une armée qui se renouvelle constamment.

Soyons bien clairs : il ne s'agit pas de dire ici que l'entraînement de nos soldats sur le point de partir en opération extérieure aurait été négligé. Mais simplement, depuis 2015, l'intensité de nos engagements, extérieurs comme intérieurs, a contraint l'armée de terre à s'appuyer sur son capital opérationnel et à se concentrer excessivement sur la mise en condition finale (MCF), autrement dit, sur la préparation à une guerre en particulier, au détriment de la préparation à la guerre, en général. Le résultat, c'est que certains savoir-faire ont été négligés. Au-delà de Sentinelle, la remontée en puissance de la force opérationnelle terrestre à 77 000 hommes a demandé un effort de formation considérable, qui a mobilisé les infrastructures et des cadres expérimentés de l'armée de terre. Ces derniers ont dès lors été moins disponibles pour l'entraînement des forces. Enfin, la « sur projection » de plusieurs matériels, très sollicités en opérations, et les problèmes de disponibilité technique ont aussi réduit les possibilités d'entraînement.

Reprendre un entraînement générique est indispensable pour être en mesure de répondre à tout type de conflit. Le général Facon, commandant le centre de doctrine et d'enseignement du commandement, l'a bien montré devant notre commission. Les « RETEX » du Donbass, de la bataille de Mossoul ou encore de nos engagements en bande sahélo-saharienne nous invitent à revenir à certains fondamentaux. Comme je l'avais indiqué en conclusion de mon rapport sur le numérique dans les forces armées, la technologie ne lèvera jamais complètement le brouillard de la guerre, ni ne dispensera de la nécessité de maîtriser les savoir-faire fondamentaux. Les avancées exceptionnelles des nouveaux systèmes d'armes doivent s'ajouter à la rusticité, aux capacités physiques, à l'autonomie du chef tactique, à l'adaptation et la pugnacité qui font l'esprit guerrier de nos soldats.

Nos principaux alliés réinvestissent actuellement dans la préparation opérationnelle, suivant des priorités voisines des nôtres. Aux États-Unis, le général Mark Milley, chef d'état-major de l'armée de terre américaine, a placé la « capacité opérationnelle immédiate » en priorité n° 1 de son action. L'armée de terre américaine a en effet constaté – à force de comparaison avec ses adversaires comme avec ses alliés – que ses soldats n'étaient pas – ou plus – prêts au combat de « haute intensité ». Le nouvel entraînement sera plus dur, plus physique, de jour comme de nuit, comprendra plus de tir, d'exercices d'orientation, d'exercices de cohésion et de sauvetage de combat. L'armée britannique a pour sa part réinvesti dans les fondamentaux (« Back to Basics ») en redonnant la priorité à l'entraînement individuel jusqu'au niveau des compagnies (« Collective Training »). En France, nous venons de nous doter d'une Revue stratégique, fruit du retour d'expérience de nos engagements les plus récents et de l'observation des conflits actuels. Un réengagement dans la préparation opérationnelle est perceptible dès 2017 selon les priorités suivantes : consolider la préparation opérationnelle interarmes ; anticiper et conduire l'arrivée puis l'appropriation de SCORPION dont les premières livraisons sont attendues dès 2019 ; développer des innovations visant à contrer les menaces émergentes, notamment dans le domaine cyber et de la lutte anti-drones ; approfondir l'interopérabilité avec nos principaux partenaires. J'y ajouterai le passage en centre d'aguerrissement. La visite du centre d'entraînement en forêt équatoriale (CEFE) m'a convaincu de la pertinence de cet entraînement qui constitue une formidable école du soldat pour un coût, somme toute, modique. Le CEFE, c'est quelques planches, un peu de barbelé, des instructeurs mais un chef, en y passant, dans la boue, avec sa section, peut y acquérir des savoir-faire en matière de cohésion d'équipe, de gestion du stress et de franchissement d'obstacles. D'ailleurs, pour rester en Guyane, l'opération Harpie est une bonne illustration des limites de la technologie. En forêt, seuls les déplacements pédestres sont possibles, les batteries sont lourdes et les transmissions fonctionnent mal. Il faut donc garder des hommes et des femmes pour mener ces opérations.

Ces priorités étant fixées, la LPM prévoit un redressement du niveau d'activité des forces terrestres en deux temps : jusqu'en 2022, un temps de stabilisation de l'activité à son niveau actuel, avec un effort consenti en faveur de la régénération des matériels, une priorité donnée à une préparation opérationnelle ciblée sur les engagements permanents, puis une progression permettant d'atteindre les objectifs en 2025, avec la reconquête de l'ensemble des savoir-faire du « haut du spectre ». La LPM fixe surtout – et c'est inédit – des normes d'entraînement détaillées, exprimées en heures, kilomètres et coups tirés à l'entraînement, et non plus uniquement en jours de préparation opérationnelle.

Pour réussir cette manoeuvre, nous pourrons nous appuyer sur des infrastructures exceptionnelles – nous avons visité notamment le CENTAC et le CENZUB, en Champagne – et sur des outils de simulation extrêmement sophistiqués dont nous avons pu remarquer la complémentarité avec le réel.

Mais plusieurs autres freins demeurent : en premier lieu, la disponibilité technique des matériels ; en second lieu, la disponibilité des hommes et des unités au niveau requis pour l'exercice ; enfin, il faut pouvoir disposer de cadres et de formateurs de qualité.

Le chef d'état-major de l'armée de terre l'a souligné à plusieurs reprises pendant nos discussions sur le projet de loi de programmation militaire et il y a encore une semaine, alors qu'il était interrogé sur le projet de loi de finances pour 2019 : il n'y aura de réussite que collective. Premièrement, je salue l'implication de chaque soldat et les efforts de communication déployés par le chef d'état-major de l'armée de terre pour faire connaître les avancées concrètes prévues par la LPM et ainsi associer l'ensemble de ses militaires à cette manoeuvre. Deuxièmement, la réussite de cette manoeuvre nécessite une vraie mobilisation de la part des industriels en faveur de la disponibilité technique des matériels. Mais pas seulement : nos travaux nous conduisent aussi à penser que le moindre retard dans les livraisons de SCORPION aura un effet désastreux sur la remontée en puissance de la préparation opérationnelle, en décalant les plannings des centres de tests et de formation sur ces nouveaux équipements. C'est pourquoi nous devons veiller au plus grand respect des délais de la part des industriels. Troisièmement, cette manoeuvre demandera à l'état-major de l'armée de terre de progresser en termes d'agilité pour s'adapter aux aléas et exploiter toutes les possibilités d'entraînement entre les opérations. Enfin, et ce sera mon dernier point, nous avons, nous aussi, au niveau politique, un rôle à jouer dans l'atteinte de cet objectif de reconstruction du capital opérationnel de notre armée de terre. Nous devons garder à l'esprit que la remontée en puissance de la FOT répondait à un besoin urgent, celui de Sentinelle, mais n'offrait guère de marges de manoeuvre excédentaires. Cela signifie que la remontée en puissance de la préparation opérationnelle s'appuie aujourd'hui sur un équilibre fragile qu'il faudra surveiller et éventuellement consolider. C'est pourquoi, sans remettre en cause l'opération Sentinelle, qui garde aujourd'hui toute sa pertinence, il me semble qu'il serait souhaitable d'utiliser les possibilités d'aménagement existantes pour favoriser le retour à un temps de préparation opérationnelle suffisant.

Enfin un dernier point. Lors de ce travail, je crois que nous avons réalisé ma collègue et moi-même combien la production de capacités nouvelles était longue, aussi bien sur le plan matériel qu'humain. Aussi, gardons en tête que nos armées ne doivent pas uniquement être dimensionnées pour faire face au besoin du moment, mais pour couvrir le spectre le plus large des menaces, afin qu'il ne soit jamais trop tard.

Monsieur le président, mes chers collègues, je conclus en donnant un avis très favorable au PLF 2019, qui permet à l'armée de terre d'entrer dans une phase de reconstruction de son capital opérationnel à laquelle nous prendrons toute notre part en restant attentifs à la préservation des équilibres. Je vous remercie.

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