Depuis 1991 et la chute de l'Union soviétique, de nombreux décideurs ont cru que nous allions connaître un environnement international pacifié. C'est ainsi que depuis cette époque, les lois de programmations militaires se sont distinguées par leurs réductions d'effectifs et la limitation des équipements. Mais la loi de programmation militaire 2019‒2025 a posé les jalons de la remontée en puissance de notre pays, et l'objectif d'une autonomie stratégique nationale et européenne pérenne, l'« Ambition 2030 », a été affirmée.
Le projet de loi de finances 2019 marque une première étape dans la réalisation de cette ambition. Les crédits du programme 178 consacrés à la préparation des forces navales s'élèvent à 5,3 milliards d'euros en autorisations d'engagement ‒ soit 117,8 % de plus qu'en 2018 et 191 % de plus qu'en 2017 ‒ et à 2,4 milliards d'euros en crédits de paiement, soit 5,5 % de plus qu'en 2018 et 8 % de plus qu'en 2017. Ce budget traduit les priorités suivantes : d'abord, le plan Famille, consacré à l'amélioration des conditions de vie et de travail des personnels militaires et civils, ainsi qu'à leurs familles ; ensuite, le renouvellement accéléré de nos capacités opérationnelles en remplaçant nos matériels anciens par des équipements modernes ; par ailleurs, l'autonomie stratégique nationale et européenne, dans laquelle la France sera au coeur des coalitions ; enfin, l'innovation permanente, afin d'assurer la supériorité opérationnelle et technologique de nos armées dans les défis futurs.
Dans une première partie de mon avis, j'analyse comment ces priorités sont mises en oeuvre dans le budget proposé pour 2019. La seconde partie de ce rapport est consacrée à la guerre des mines, sujet qui soulève des enjeux majeurs, en matière d'innovation permanente et d'autonomie stratégique, ne serait-ce que pour la dissuasion nucléaire.
Ainsi, la loi de programmation militaire 2019-2025 ouvre la voie à un programme très important de réarmement de la marine nationale. Elle a une double ambition, d'une part, de consolider nos capacités militaires jugées insuffisantes et, d'autre part, de moderniser nos forces armées. Les crédits demandés par le projet de loi de pour finances 2019 vont dans ce sens. C'est en cela un marqueur incontestable de la remontée en puissance de nos armées. Bien sûr, pour y parvenir, un suivi rigoureux de l'exécution du budget 2019 sera indispensable. Mais toute la question est de savoir comment nous pouvons ainsi réparer et renouveler l'existant, tout en bâtissant une puissance militaire française et européenne autonome d'ici 2030 ?
Avant tout, certains constats sur nos capacités militaires sont nécessaires. Je soulignerai à ce titre un déséquilibre important persiste entre les ressources et les activités de nos forces navales. La marine a connu des déflations d'effectifs excessives, qui ont eu pour conséquence une réduction inquiétante des moyens consacrés à la formation des marins, alors qu'ils occupent pourtant des postes nécessitant de plus en plus de qualifications. De même, force est de constater des réductions temporaires de capacités, survenues ou prévisibles, qui résultent d'investissements passés très insuffisants. Par exemple, les patrouilleurs de haute mer sont aujourd'hui en fin de vie, ce qui fait qu'en 2025, leur renouvellement sera crucial ; de même, des tensions persistent quant à la disponibilité des avions de patrouille maritime Atlantique 2. Autre constat : les infrastructures sont encore trop souvent délaissées. Lors de mon déplacement sur la base de Toulon, j'ai relevé un certain nombre de faiblesses de nos infrastructures, y compris pour ce qui concerne les infrastructures d'accueil des nouveaux matériels, comme les frégates multi-missions. Les crédits d'entretien des infrastructures courantes ne couvrent en effet que 30 % des besoins ; ils ne sont pas suffisants. Sauf si je suis mal informé, je trouve d'ailleurs regrettable que le projet de loi de finances, au programme 212 « Soutien de la politique de défense », ne présente pas de répartition précise des crédits d'infrastructures entre les trois armées.
L'ensemble de ces insuffisances majeures devient de plus en plus problématique dans un contexte stratégique où nous assistons à un retour du combat en haute mer comme observé au large de la Syrie cette année. Or la France est mobilisée sur tous les océans et la situation de suractivité qui est celle de la marine nationale touche toutes les composantes de celle-ci. Prenons par exemple la force maritime des fusiliers-marins et des commandos. Son niveau d'activité dépasse ses capacités aujourd'hui d'au moins 15 %. Les hommes ont grand besoin de récupération physique et psychologique.
Néanmoins, les crédits demandés pour 2019 traduisent une ambition de modernisation des forces navales, que sous-tend déjà la LPM. Celle-ci répond à des besoins avérés avec, notamment, la relève du format de la « trame patrouilleur » à 19 unités, dont 18 en service en 2025. Ceci est conforme à mes recommandations formulées dans mon rapport pour avis de de l'année dernière. Je me félicite également que le nombre d'avions de patrouille maritime rénovés ait été fixé à 18 dans l'objectif « Ambition 2030 ». Sans entrer dans les détails du rapport, j'attire l'attention sur les enjeux opérationnels et industriels concernant les programmes inscrits dans la nouvelle loi de programmation militaire.
Nous devons associer de plus en plus les petites et moyennes entreprises et les entreprises de taille intermédiaire défense aux programmes de la LPM. Par exemple, le programme BATSIMAR concerne des bâtiments peu armés ; son volume et sa relative simplicité technique pourraient permettre de confier une large part de cette charge industrielle à des PME ou des ETI du secteur de la défense.
S'agissant du maintien en condition opérationnelle, dont les gains de performance constituent un objectif prioritaire de la LPM, un audit du ministère des Armées est en cours pour ce qui concerne les matériels navals. Je recommande que la réforme annoncée conforte les pratiques actuelles qui sont jugées efficaces et ont d'ailleurs inspiré la réforme du MCO aéronautique. Je propose également de saisir cette opportunité pour exploiter davantage les technologies de maintenance intelligente ou prédictive. En tout état de cause, ce projet de loi de finances prend d'ores et déjà en compte la croissance des besoins de financement du MCO de la marine : les autorisations d'engagement passent de deux milliards d'euros à 4,7 milliards d'euros ! L'objectif – je le rappelle – consiste à redresser les taux de disponibilité des matériels, particulièrement bas pour certains, comme les hélicoptères NH90 Caïman NFH, et de rénover les équipements dont la durée de service doit être prolongée, afin d'éviter des ruptures temporaires de capacités, comme tel est le cas pour certains sous-marins nucléaires d'attaque de classe Rubis.
Mais la modernisation de nos forces navales ne se joue pas seulement dans le domaine capacitaire. Elle revêt aussi des enjeux de ressources humaines, et le véritable défi en la matière est de fidéliser les recrues. À cet égard, les principaux enjeux du plan Famille sont les suivants : améliorer les infrastructures d'hébergement de nos soldats ; développer les conditions de connectivité, pour l'accès à internet sur terre comme en escale ; favoriser les mobilités des marins dans le cadre de leurs missions ; soutenir la famille en cas d'absence opérationnelle du marin par un ensemble de mesures concernant la garde d'enfants, une priorité d'accès aux crèches, ou encore l'accès des familles aux sites militaires.
La nouvelle politique de rémunération des marins, avec une revalorisation des activités opérationnelles, constitue un autre levier de fidélisation. Permettez-moi de saluer par ailleurs la mise en application du plan stratégique Mercator de la marine nationale. Ce plan doit permettre à nos forces navales d'incarner une marine d'emploi, prête au combat, en pointe dans l'innovation technologique, et qui compte sur chacun de ses marins. Dans ce cadre, le système du « double équipage » permettra de répondre aux besoins d'accroissement de l'activité des bâtiments, tout en maîtrisant celle des marins.
Si la vigilance est requise pour les ressources humaines, il en va de même pour la gestion des stocks de munitions. En effet, face à un durcissement des opérations de combat en mer, le plan Mercator organise une politique d'entraînement plus soutenu au tir de munitions complexes. Or les stocks de munitions complexes sont insuffisants. Les arbitrages capacitaires des années passées ont rendu très difficile l'accroissement des stocks en rapport avec besoins.
Nous devons également saisir toutes les opportunités qui se présenteront pour mettre en place des filières de production française dans des capacités-clés. Par exemple, des filières de production de bouées acoustiques ou de drones pour équiper tous les navires permettraient de consolider notre base industrielle. Nous disposons des compétences technologiques pour cela.
En outre, certaines procédures d'allocation de crédits doivent être aussi déconcentrées. La marine, comme l'armée de terre et l'armée de l'air, doit pouvoir décider de l'emploi de certains crédits.
Last but not least, permettez-moi de faire un dernier point sur le futur de notre groupe aéronaval. La ministre des Armées a annoncé lors du salon Euronaval le lancement d'une phase d'études de dix-huit mois pour la construction d'un nouveau porte-avions. Je m'en réjouis ! Il ressort des auditions auxquelles j'ai procédé indiquent que, d'ici 2020, 35 millions d'euros à 40 millions d'euros seront consacrés à ces études. Il convient de mener ces études à leur terme rapidement, car le calendrier de ce programme emblématique et indispensable que représente le porte-avions est très contraint. Soyons vigilants aussi à ce que ces études ne soient pas sous-financées.
J'en viens à la partie thématique de mon rapport, qui porte sur la question de la guerre des mines. Aujourd'hui, la marine nationale dispose d'un savoir-faire unanimement reconnu, avec des chasseurs de mines tripartites et des groupes de plongeurs-démineurs. Mais, en matière de guerre des mines, les menaces s'accroissent et prennent des formes de plus en plus diverses.
Une mine peut être en effet développée aujourd'hui, à partir de technologies innovantes, au profit de puissances majeures, jalouses de leur souveraineté. Une telle puissance peut en effet choisir de protéger ses eaux territoriales en posant des mines furtives dans des eaux, même internationales. Ce type de mouillage défensif démontre que la souveraineté peut s'appliquer au détriment du droit international. En particulier, la Russie et la Chine développent des mines modernes dans cet objectif de réaffirmation de leur puissance.
Une mine constitue également un moyen « bas de gamme », rustique pour la guerre asymétrique. Par exemple, les Houtis au Yémen sont parvenus à déployer au large des zones qu'ils contrôlent des mines fabriquées à partir de… réfrigérateurs !
Face à ces capacités de guerre des mines développées par des acteurs étatiques et non-étatiques, où en est la France ?
Concernant le volet offensif de cette capacité, elle ne développe pas de nouvelles mines. Concernant en revanche son volet défensif, la LPM planifie le renouvellement de nos capacités de guerre de mines.
En 2017, mon rapport pour avis sur le budget de la marine nationale recommandait le développement des drones maritimes, en particulier les drones sous-marins. Le programme du système de lutte anti-mines futur, qui vise à doter la marine d'un équipement appelé à rester en service plusieurs décennies, prévoit la commande prochaine de plusieurs modules de drones de guerre de mine. Compte tenu des évolutions du contexte stratégique, le maintien de capacités de haut niveau, dans la perspective d'engagements futurs dans des zones non permissives, nous oblige à repenser notre doctrine d'emploi et à renouveler nos capacités de guerre de mines.
La doctrine française de guerre des mines fait une large place au concept de surveillance. Elle comprend ainsi des missions de dissuasion nucléaire, de surveillance des ports français, et d'accompagnement ponctuel des opérations dans le golfe arabo-persique ou dans d'autres zones d'intérêt, comme ce fut ce récemment au large de Djibouti.
Pour maintenir nos capacités au niveau requis, un saut technologique majeur s'impose. Dans un premier temps, la France a développé avec le Royaume-Uni le programme « Maritime Mines Counter Mesure » (MMCM). L'objectif de ce projet est de recourir à des drones dans les champs de mines pour laisser les navires habités à l'abri de la menace. Ce programme MMCM prévoit ainsi le développement de drones de surface pour opérer dans les champs de mines, des drones sous-marins autonomes avec un sonar à balayage latéral pour détecter les mines, ainsi que d'un robot télé-opéré pour détruire les mines. Les premiers prototypes de drones sous-marins sont déjà en cours de test depuis le mois de septembre. Cet impressionnant « système de systèmes » du programme MMCM s'inscrit dans les orientations de la LPM, qui prévoit la modernisation de nos capacités en privilégiant pour ce faire les coopérations européennes.
Dans ce type de projets exploitant des ruptures technologiques et concernant des capacités appelées à rester longtemps en service, une démarche incrémentale me paraît souhaitable. Elle peut porter d'abord, par exemple, sur des innovations apparues entre le début et la fin du développement du matériel, lorsque ce développement est long.
De façon générale, je formule plusieurs points de vigilance concernant le programme SLAMF. D'abord, le calendrier fixé en application de la LPM est très contraint. Les premiers modules de guerres des mines devront être commandés dès 2020 pour être livrés en 2022, afin d'éviter toute faille dans la sécurisation des abords de nos bases de Brest et de Toulon. Ensuite, le programme SLAMF devra permettre de fournir à la marine des modules qui répondent à ses besoins dans des zones contestées, c'est-à-dire en temps de crise ou de guerre. En outre, face à l'ambitieux système de Remotely Operated Vehicle du MMCM, il existe des alternatives de type « minekiller » qui paraissent à la fois plus simples, plus éprouvées, plus robustes. Or dans les arbitrages à opérer, il conviendrait à mon sens de privilégier simplicité et rapidité d'exécution.
Au niveau européen, la coopération industrielle pourrait se réaliser autour des bâtiments-mères pilotant les drones et robots, en mutualisant nos efforts avec ceux de nos amis belges et néerlandais. D'ailleurs, dans l'appel d'offres qu'ils ont lancé en vue du renouvellement de leurs propres capacités de guerre des mines, il est à regretter que l'équipe « France », qui a connu tant de succès à l'export ces dernières années, se présente divisée. Les rivalités entre Thales et Naval Group peuvent en effet s'avérer préjudiciables dans la suite du programme SLAMF, si d'aventure la DGA venait à retenir pour notre programme national le même type de bateau-mère que celui du programme belgo-néerlandais. À ce titre, le programme SLAMF me paraît donc emblématique ; il cristallise les enjeux de la consolidation de la BITD française.
En conclusion, je crois que la France doit faire preuve à la fois d'audace et de vigilance.
Je dis : audace, car nos forces navales se montrent inventives pour répondre aux défis de « la mer agitée » que représente notre environnement international. Notre base industrielle et technologique de défense dispose elle aussi de compétences qui peuvent être exploitées dans le cadre du renouvellement et de la modernisation de nos forces navales. Les programmes lancés dans le cadre de la première année d'application de la loi de programmation militaire concrétisent aussi cette volonté d'audace. Ils doivent être conduits dans une optique d'incrémentation des innovations issues des expérimentations technologiques. Nous pouvons espérer par ailleurs que l'audace que nous mettons dans la promotion d'une dynamique de coopération européenne dans le secteur de la défense permettra de bâtir une véritable Europe de la défense, à la fois autonome et complémentaire vis-à-vis de l'OTAN.
Je dis aussi : vigilance, car l'état de nos forces navales actuelles est le fruit d'années de sous-investissements dus aux précédentes lois de programmation militaire. Des ruptures temporaires de capacités, des ressources humaines sous tension permanente, des infrastructures négligées, voilà qui n'est plus acceptable compte tenu des enjeux opérationnels d'une marine présente sur toutes les mers et tous les océans. Dans notre zone économique exclusive, notre souveraineté même en dépend.
Les crédits du projet de loi de finances 2019 permettront de répondre à cette exigence, si le budget est exécuté avec la plus grande rigueur. Il faudra pour cela rester guidé par une vision d'avenir, dans le domaine militaire bien sûr, mais aussi en matière industrielle. Ce n'est qu'avec une telle vision que la crédibilité politique et les capacités opérationnelles de la France deviendront incontestées et incontournables.
J'ai en mémoire une phrase de Sénèque : « Lorsqu'on ne sait pas vers quel port on navigue, aucun vent n'est le bon ». La France sait dans quelle direction elle navigue. J'émets donc un avis favorable à ce budget 2019 pour ce qui concerne la marine nationale.