Intervention de Général François Lecointre

Réunion du jeudi 18 octobre 2018 à 11h00
Commission de la défense nationale et des forces armées

Général François Lecointre, chef d'état-major des armées :

Jusque-là, il faudra raisonner à enveloppe constante.

M. Chassaigne m'a interrogé au sujet des coopérations européennes.

Le Fonds européen de défense (FED) et la Facilité européenne pour la paix (FEP) seront dotés par des budgets européens. Ce sont pour nous autant d'opportunités de développer des programmes en commun, de faire de l'innovation et de lancer des opérations. J'ignore, à ce stade, comment seront pourvus ces budgets européens, mais il n'est pas question de puiser dans les ressources de nos armées pour les alimenter. Ces fonds permettront de lancer des opérations, ce qui devient de plus en plus nécessaire. La FEP et le FED seront prépondérants et richement dotés, à raison de 10 milliards d'euros environ pour la première, et 13 milliards pour la seconde.

Nous nous interrogeons aujourd'hui au sujet de la gouvernance de l'emploi de ces fonds. S'agira-t-il de fonds purement communautaires ? Reviendra-t-il à la Commission de décider de leur engagement, ou les nations auront-elles leur mot à dire ? C'est à ces sujets que nous sommes attentifs afin que les budgets européens puissent pleinement jouer leur rôle en incitant les Européens à prendre leurs responsabilités dans la gestion de leur sécurité ainsi que dans la gestion prioritaire de la stabilisation de l'Afrique ; toutefois les États européens devront conserver le contrôle de ce qui sera décidé.

De son côté, l'Initiative européenne d'intervention a provoqué des réactions d'incompréhension, notamment chez nos alliés américains, qui nous encouragent à prendre notre part du fardeau de la sécurité et de la défense de l'Europe, mais sont aussi inquiets à l'idée que l'Europe pourrait se détacher des États-Unis dans un contexte appelé à se durcir dans les années qui viennent. La réponse est simple : l'Europe doit être capable d'agir en toute autonomie, en complément de ce que font déjà les États-Unis pour la sécurité de notre monde occidental. L'Initiative européenne d'intervention n'a pas pour objet de se substituer à l'OTAN. L'IEI, c'est d'abord l'idée de partager une culture commune, ce qui, croyez-moi, est très difficile. J'ai évoqué l'Afrique ; les Européens ont facilement tendance à considérer que ce continent est le problème de la France. Pour ma part, je considère que tel n'est pas le cas et que l'Afrique est le problème des Européens, ce qui signifie que nous devons avoir une vision commune de ce que sont ces problèmes en Afrique. Qu'est-ce qui fait que certains États s'effondrent sur eux-mêmes ? Qu'est-ce qui fait que les trafics divers, de drogues, d'armes et d'êtres humains, contribuent à accentuer le délabrement de ces États ? De quelle façon pouvons-nous lutter contre ce délabrement, aider à leur stabilisation et à leur reconstruction ? Quelle mode d'action devons-nous utiliser pour la partie militaire ?

Cela renvoie à ce que je vous ai dit au mois de juillet dernier sur les opérations en cours, au sujet desquelles je peux répondre à toutes les questions que vous souhaiteriez me poser. La question est de savoir comment nous devons aborder la question de notre intervention dans le Sahel ; c'est un problème d'une considérable complexité. Nous essayons d'agir avec l'ONU, la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali (MINUSMA), l'Union européenne, Barkhane, les acteurs du G5 Sahel, et demain avec l'Union africaine. Tout cela appelle une ingénierie très particulière, une connaissance très particulière, un état d'esprit particulier, et nécessite de construire des forces qui, une fois cette compréhension commune des problèmes acquise, soient capables de définir ensemble des modes d'action communs pour intervenir. Et ces forces doivent être capables d'intervenir.

Même compréhension, même doctrine, ce qui est bien ambitieux ; ensuite, des moyens pour intervenir. C'est cela, l'Initiative européenne d'intervention aujourd'hui ; nous allons d'ailleurs lancer les premières rencontres – strategic talks pour parler français (Sourires) – au début du mois de novembre prochain. Nous allons réunir l'IEI pour partager cela avec tous ceux qui la composent. Nous constatons un très grand intérêt, mais aussi une très grande prudence de la part de nos alliés européens, c'est pourquoi je souhaite qu'ils ne considèrent pas IEI comme une contrainte exercée sur eux.

Commençons par partager une compréhension des problèmes qui se posent à nous, partageons ensuite des modes d'intervention, des modes d'action, des doctrines qui nous permettraient d'intervenir ; essayons de nous enrichir de cela, voyons ensuite comment il faudra procéder le jour où nous devrons le faire ensemble. L'IEI n'est que cela, mais c'est déjà tout cela, ce qui est une très grande ambition.

Je dois vous avouer que le chef d'état-major des armées allemandes m'a alerté sur l'inquiétude des parlementaires allemands – qu'il faut que j'aille rencontrer – qui craignent que leur armée participe à des exercices de planification sans avoir auparavant obtenu l'aval du Parlement. Or vous n'êtes pas sans savoir à quel point les Allemands sont sensibles à cet aspect des choses.

Nous devons donc être prudents, il n'est pas question d'embrigader des gens malgré eux, mais de développer cette culture commune, ce qui est, vous pouvez m'en croire, une belle ambition. Cela n'est pas simple, mais je crois en cette initiative que nous allons faire vivre.

M. Lachaud m'a interrogé sur le rapatriement des blessés, sur leur suivi ainsi que sur le trouble post-traumatique.

J'ignore si la doctrine est de ne pas communiquer au sujet des blessés, mais nous devrions pouvoir vous fournir ces données de façon confidentielle. L'idée est de ne pas donner à l'ennemi trop de satisfactions en divulguant le nombre de personnes mises sur le flanc chez nous, ce qui par ailleurs pourrait nous affaiblir.

Je suis très sensible aux troubles post-traumatiques, je me suis rendu au Centre national des sports de la défense (CNSD) à Fontainebleau où j'ai vu des gens se préparer aux Invictus Games. J'ai fait un mea culpa devant eux, car lorsque, jeune officier, j'étais au combat, j'ai eu des morts et des blessés. Ayant enchaîné une opération très douloureuse au Rwanda – pour laquelle on m'accuse de crime contre l'humanité, ce qui est un comble – et des opérations de maintien de la paix très dures à Sarajevo, j'ai laissé derrière moi, lorsque j'ai quitté le commandement de ma compagnie, des gens profondément blessés.

J'ai redécouvert ces personnes lorsque j'ai repris le commandement de ce régiment plusieurs années après. Entre les deux, je m'étais rendu à l'enterrement d'un de mes soldats qui s'était suicidé ; devenu chef de corps, j'y ai retrouvé d'anciens compagnons d'armes, avec cette très grande proximité que confère le fait d'avoir été au combat ensemble. J'ai trouvé là quelques hommes profondément blessés et fragilisés, dont certains souffraient de troubles exclusivement psychologiques et psychiques, ces troubles entraînant parfois des maladies physiques.

C'est à ce moment que j'ai mesuré à quel point je n'avais pas fait ce qu'il fallait faire. C'est très difficile parce que vous partez, vous avez votre propre vie, vous essayez vous-même, tout seul, de surmonter vos propres difficultés. Je n'ignore pas que l'on oppose les chefs aux soldats, ce qui est une aberration, car la réalité est que chefs et soldats sont ensemble. Il n'y a pas un chef qui conduit la guerre, qui est lui tranquille, et les soldats qui vont souffrir ou être blessés ; nous sommes tous blessés de la même manière.

Mais la vie militaire nous fait quitter l'unité, et malheureusement, cette mobilité, celle des officiers particulièrement, car les sous-officiers sont concernés dans une moindre mesure et les soldats pas du tout puisque, statutairement, on ne peut pas les obliger à la mobilité géographique, conduit parfois à négliger les gens. Depuis on a pris conscience de cette situation, et énormément de moyens ont été mis en place. Au premier chef vient le sas de décompression, qui au début faisait rigoler tout le monde, mais qui se révèle extrêmement utile ; pour la suite, nous avons mis en place des cellules de suivi, et chaque armée, chaque brigade, chaque régiment suit dans la durée la totalité de ses blessés.

Par ailleurs, dans nos hôpitaux militaires, particulièrement à Percy, nous assurons un suivi de ces blessés, notamment de ceux qui souffrent de troubles post-traumatiques. De ce fait, nous avons réalisé des progrès considérables dans le traitement du stress post-traumatique, cela pour deux raisons : en premier lieu la fraternité – l'obligation qui est la nôtre d'aider nos hommes –, en second lieu l'efficacité, car il faut que les soldats soient le plus rapidement possible aptes à aller au combat.

D'énormes progrès ont donc été réalisés, et je demeure très attentif à ce que nous ne baissions pas la garde dans ce domaine. Et nous continuerons à le faire avec le Service de santé des armées (SSA) qui est très performant.

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