Intervention de Jean-Marie le Méné

Réunion du mardi 23 octobre 2018 à 17h05
Mission d'information sur la révision de la loi relative à la bioéthique

Jean-Marie le Méné :

Monsieur le président, merci de m'accueillir. Monsieur le rapporteur, merci d'avoir accepté ma demande d'audition.

Je rappellerai que la Fondation Jérôme Lejeune, créée en 1996 et reconnue d'utilité publique, a notamment financé et créé l'Institut Jérôme Lejeune, centre de consultations médicales spécialisées dans les déficiences intellectuelles d'origine génétique. Vous l'avez rappelé, monsieur le président, la Fondation est aussi un des principaux financeurs de la recherche sur la trisomie 21. Depuis près de vingt-cinq ans, elle a financé environ 700 appels à projets partout dans le monde, dont certains ont donné lieu à des publications internationales.

Tout notre travail est orienté vers le patient. La consultation accueille aujourd'hui près de 10 000 patients, dont 70 % atteints de trisomie 21 et 30 % d'autres pathologies entraînant un retard mental. Elle reçoit chaque année plus de 500 nouveaux patients avec leur famille, de tous horizons, tous âges, toutes conditions, dont beaucoup nous sont envoyés par l'hôpital public.

À court terme, nous développons une recherche clinique à leur profit. Nous avons ainsi avec l'hôpital Necker un protocole sur l'apnée du sommeil de l'enfant trisomique et un autre avec l'hôpital Trousseau sur l'influence de la capacité respiratoire dans son développement. Nous avons innové avec une activité de gériatrie spécifique, car la société est confrontée au vieillissement des personnes handicapées mentales qui, désormais, survivent à leurs parents. À cet égard, la recherche de biomarqueurs d'évaluation pour des études cliniques dans l'Alzheimer précoce est un axe que nous suivons dans un cadre européen, avec d'autres équipes.

À moyen terme, nous conduisons une recherche translationnelle pour trouver des inhibiteurs ciblés de gênes impliqués dans la cognition. On observe des liens entre la trisomie et d'autres pathologies : Alzheimer, mais aussi le cancer et l'autisme. Nous attendons des bénéfices réciproques de ces recherches croisées, qui intéressent plus de chercheurs. Nous travaillons avec des laboratoires de l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM), du Centre national de la recherche scientifique (CNRS), des universités, lesquels sont destinataires de 80 % des subventions que nous attribuons, mais aussi avec des institutions académiques internationales.

À plus long terme, nous pensons que des perspectives thérapeutiques sont ouvertes. Nous soutenons notamment des programmes innovants qui utilisent des cellules souches de type iPS. Ainsi, nous sommes intéressés par des recherches comme celles d'une équipe de Boston qui a réussi à mettre au silence le chromosome 21 dans une cellule iPS trisomique, combinant la thérapie génique et la thérapie cellulaire ; elle n'en est évidemment pas au stade clinique mais c'est très intéressant.

Cette brève présentation montre que la Fondation est attentive à l'évolution des lois de bioéthique, notamment dans deux domaines : la recherche sur les cellules souches et le dépistage anténatal.

La recherche sur les cellules souches, en particulier sur l'embryon humain, est pour nous une préoccupation. Au détriment d'autres voies existantes, quelquefois plus efficaces et posant moins de problèmes éthiques, la loi a évolué et continue d'évoluer vers une libéralisation du régime de la recherche sur l'embryon humain. En 2013, un changement important est intervenu, qui a remplacé le couple « interdiction plus dérogation » par le couple « autorisation plus encadrement ». Le respect de l'embryon est devenu une exception au principe, nouveau, de son non-respect. En 2016, un nouveau régime de recherche a été adopté, prévoyant que des recherches interventionnelles sur l'embryon in vitro peuvent être menées avant ou après son transfert in utero. Cette disposition conduit à fabriquer des hommes à l'essai. Ces deux modifications substantielles, en 2013 et 2016, ont été votées sans avoir été débattues dans le cadre des États généraux de la bioéthique, malgré l'obligation qui en est faite depuis 2011, ce qui est dommage.

Dans l'esprit du législateur de 2004 et de 2011, le recours à l'utilisation de l'embryon humain, donc sa destruction dans ce cadre, n'était que subsidiaire, les autres voies de recherche, non transgressives, devant être privilégiées. Ce changement d'orientation me paraît regrettable. L'embryon humain est la forme la plus jeune de l'être humain et requiert, à ce titre, une protection adéquate qui doit s'étendre aux lignées cellulaires issues de l'embryon. On ne peut pas prétendre protéger les éléphants et continuer à autoriser l'exploitation de l'ivoire. Vouloir protéger l'embryon et exclure de cette protection les lignées cellulaires ne serait pas cohérent.

Il faut bien comprendre qu'il y a deux domaines d'utilisation des cellules souches. En premier lieu, un usage pharmacologique qui consiste à modéliser des pathologies et à cribler des molécules ; cet usage vise l'amélioration des connaissances et non l'application du procédé au patient. En second lieu, la thérapie cellulaire qui vise à réparer des tissus ou à reconstituer des organes en greffant des cellules souches aux malades.

S'agissant de la modélisation et du screening moléculaire, les iPS constituent une alternative désormais reconnue aux cellules souches embryonnaires. Il n'y a plus de débats. Le Conseil d'État lui-même, en 2014, a considéré que « les recherches concernant les cellules iPS sont suffisamment avancées pour apprécier la possibilité de poursuivre sur ce type de cellules, avec une efficacité comparable ». La modélisation par iPS est, par définition, sans limite et plus accessible.

En ce qui concerne la thérapie cellulaire, très peu d'essais cliniques en cours utilisent des cellules souches embryonnaires, et cette voie n'est pas plus avancée que celle utilisant des cellules iPS. Elles n'ont pas entraîné de progrès puisqu'aucune application thérapeutique n'a été prouvée effective à ce jour, en dehors d'un succès relatif obtenu sur la dégénérescence maculaire, succès qui a été aussi obtenu, et de façon peut-être plus significative, avec les cellules souches iPS. Dire que l'on est en retard n'a pas grand sens.

La focalisation sur la recherche embryonnaire tient à un effet de mode, à l'opportunité de moderniser des laboratoires au moyen de subventions, à l'existence d'une filière à entretenir. Les citoyens interrogés dans le cadre des États généraux, à 84,4 %, n'y sont d'ailleurs pas favorables.

Pourquoi ne pas investir dans la création d'une banque de lignées de cellules iPS de qualité clinique à partir d'un nombre limité de donneurs sélectionnés sur leurs groupes HLA pour correspondre majoritairement à la diversité de la population, comme le font les Japonais ? Ceux-ci espèrent obtenir 75 lignées permettant de couvrir 80 % de la population japonaise.

Les cellules souches embryonnaires ont été découvertes en 1998 et les iPS en 2007. Les iPS sont déjà exploitées dans un contexte clinique, ce qui souligne leur potentiel et notre retard. Alors que nous sommes en retard dans le domaine des iPS, on assiste à des surenchères dans la recherche sur l'embryon qui montrent que l'encadrement de la loi s'est affaibli. Je citerai trois exemples.

En 2013, l'Agence de la biomédecine (ABM) a autorisé un protocole permettant de stimuler la fécondation des gamètes dans le cadre d'une fécondation in vitro (FIV) en introduisant dans le milieu de culture une molécule synthétique dont on ignorait l'effet sur l'embryon à réimplanter. Or ce travail ne pouvait pas être une étude, car elle ne devait pas porter atteinte à l'embryon, aucune preuve sérieuse n'étant apportée quant à la toxicité de la molécule utilisée. Il ne pouvait pas non plus s'agir d'une recherche, puisque celle-ci ne peut pas conduire à l'implantation de l'embryon. Cette autorisation n'était donc pas conforme à la loi.

La FIV à trois parents, qui a fait couler beaucoup d'encre et qui est présentée avantageusement par ses promoteurs comme un « don de mitochondries », est à ce jour illégale en France. Et pour cause : cette technique aboutit à la création intentionnelle, par transfert de noyau, d'un embryon génétiquement modifié dont les corrections induites seront transmises aux générations suivantes. Malgré la triple illégalité manifeste de cette technique, qui emprunte au clonage, à la transgenèse et à la création d'un embryon pour la recherche, l'ABM a autorisé, en 2016, des chercheurs français à investiguer la technique de la FIV à trois patrimoines génétiques.

En 2017, une société privée a été autorisée par l'ABM à développer et valider une chaîne de production automatisée de cellules souches embryonnaires humaines dans le but d'assurer leur disponibilité au cas où les essais cliniques se révéleraient concluants. Mais cette finalité industrielle et commerciale est contraire au principe de non-patrimonialité du corps humain. En outre, l'ABM anticipe les résultats d'essais cliniques qui ne sont pas lancés ni publiés. La pertinence scientifique du projet n'est donc pas établie.

Ces cas illustrent le mécanisme des « illégalités fécondes » qui contribue à façonner les lois de bioéthique. D'abord, la transgression de la loi de bioéthique est assumée – certains viennent même le dire devant le législateur ; ensuite, elle est médiatisée ; enfin la loi est modifiée. Comment faire pour que la démocratie ne donne pas l'impression de valider ce qui ne vient pas d'elle ?

C'est pourquoi, eu égard aux propositions du Conseil d'État et du Comité consultatif national d'éthique (CCNE), et pour limiter cette surenchère dénuée de finalité claire, la Fondation recommande de ne pas autoriser la création d'embryons chimériques ou transgéniques, de ne pas étendre la culture de l'embryon in vitro à 14 jours, contre 7 jours aujourd'hui, et de ne pas soustraire les recherches sur les cellules embryonnaires aux règles applicables à la recherche sur l'embryon, ce qui serait contraire à l'arrêt Olivier Brüstle c. Greenpeace de la Cour de justice de l'Union européenne, rendu en 2011.

J'en viens au dépistage anténatal.

Depuis une vingtaine d'années, un nombre incalculable de personnes s'expriment sur le dépistage prénatal de la trisomie 21 à des titres divers. Pas un jour sans un article sur le sujet. Le phénomène récent que l'on peut observer est une sorte de consensus autour de l'exception « trisomie 21 ». Que l'on soit pour ou contre le diagnostic prénatal, utilisateur ou prescripteur, de gauche ou de droite, une réalité s'impose : ce type de diagnostic prénatal en population générale est dérogatoire aux règles habituelles, puisqu'il n'y a pas de solution thérapeutique et que les chiffres d'interruption médicale de grossesse après diagnostic positif sont massifs, supérieurs à 90 %. Il n'y a plus de contestation de ces faits. En revanche, il existe des divergences de qualification. Rares sont ceux qui osent parler de prophylaxie, la prophylaxie n'ayant jamais eu pour but de supprimer les malades faute de pouvoir supprimer la maladie. On trouve encore chez certains une réticence à user du terme d'eugénisme qui ravive une douloureuse mémoire. Cela peut se comprendre. Mais ce n'est pas le cas de la plupart des commentateurs qui considèrent, pour s'en alarmer ou s'en réjouir, qu'un ensemble de pratiques individuelles peut fort bien conduire à un eugénisme libéral qui peut devenir de masse. Dès lors que le système de santé finance des outils eugéniques, la frontière entre eugénisme libéral et eugénisme étatique devient floue. D'ailleurs, ce sont les praticiens les plus favorables au diagnostic prénatal qui ont le moins de difficulté à assumer le terme d'eugénisme. Enfin, le doute n'est plus permis avec le transhumanisme, dont l'eugénisme revendiqué est l'une des clés qui permet de concrétiser le passage de l'homme diminué à l'homme augmenté.

Quel que soit le terme utilisé, la réalité est bien là : nous sommes devant une rupture dans la pratique médicale. Aujourd'hui la quasi-totalité d'une population a été éliminée sur le fondement de disgrâces physiques et génétiques détectées par des machines et des algorithmes. C'est la première fois depuis 2 400 ans et Hippocrate que la médecine rend mortelle une pathologie qui ne l'est pas et qui l'est même de moins en moins, puisque l'espérance de vie des personnes touchées par la trisomie 21 augmente. Tel est le lot de la trisomie 21 aujourd'hui, cobaye et précurseur de ce qui est annoncé pour d'autres pathologies demain. Telles sont les promesses de la technologie qui va produire des offres nombreuses, du marché qui va susciter des demandes tout aussi nombreuses et du droit qui peut créer une égalité d'accès à tout ce qui sera techniquement possible. Ce constat est largement partagé.

Quelles sont les raisons de ce qui ressemble à une perte de contrôle ? Dans un livre intitulé Les premières victimes du transhumanisme, j'ai raconté comment une firme américaine s'est emparée de la découverte de l'ADN foetal libre circulant dans le sang maternel pour la transformer en application commercialisable à des fins lucratives, qui allait devenir le diagnostic prénatal non invasif (DPNI). Le PDG de cette biotech américaine affirmait en 2008 : « Stratégiquement, nous avons choisi le syndrome de Down parmi nos objectifs initiaux, car cela représente un mal nécessaire et une importante opportunité de marché ». À l'époque, le chiffre d'affaires annoncé s'élevait à 10 milliards de dollars dans le monde. Le CCNE l'évaluait à 1 milliard d'euros pour la France. Si aujourd'hui, les personnes trisomiques sont les premières victimes de cette entreprise lucrative qui se présente elle-même comme le « Google du tri génétique », il y a d'ores et déjà des centaines d'autres gènes éligibles à ce nouveau test qui sont autant de parts de marché. Il suffit de bonnes campagnes de marketing pour créer le besoin. Le dépistage anténatal sort de sa finalité. L'idéologie transhumaniste navigue sous pavillon de complaisance médicale avec la seule boussole du profit.

Si ce sont dorénavant les possibilités techniques qui décident, dans le domaine du dépistage anténatal, à charge pour l'économie libérale de trouver une clientèle solvable, ce n'est plus la peine de parler de bioéthique. Depuis des dizaines d'années, on répète qu'il faut changer de regard sur la personne handicapée. Comment voulez-vous que le regard change quand l'eugénisme vis-à-vis de la trisomie se présente comme un « ordre établi » ? Si la trisomie apporte le désordre, alors l'élimination du porteur de désordre rétablit l'ordre. Quelle image valorisée des personnes trisomiques espère-t-on donner dans ce contexte ? Le comité onusien en charge du handicap condamne d'ailleurs régulièrement « les formes modernes de discrimination comme la politique de dépistage prénatal visant à sélectionner les enfants à naître sur la base du handicap, politique qui va à l'encontre de la reconnaissance de la valeur égale de chaque personne ».

Deux opportunités se présentent aujourd'hui pour changer de logiciel et changer de regard sur la personne handicapée.

En premier lieu, ne pas installer le diagnostic prénatal non invasif dans le paysage de la santé par un remboursement de l'assurance maladie – en Allemagne, des manifestations hostiles au remboursement du test sur la trisomie 21 étaient organisées récemment –, par le passage du seuil de risque de 1250 à 11000 et par l'extension du test en population générale, qui sont autant de menaces d'abandon du diagnostic prénatal à la robotisation.

En second lieu, ne pas légaliser l'extension du diagnostic préimplantatoire aux maladies chromosomiques qui sont des maladies génétiques mais pas héréditaires. Une telle extension opportuniste, en dehors des indications recherchées dans le cadre du DPI, ouvrirait celui-ci à des critères arbitraires, impossibles à réguler. Depuis plusieurs années, la bioéthique régularise bien plus qu'elle ne régule.

Les enfants trisomiques n'étant pas à disposition du choix des adultes, de la médecine et du marché, la consultation de la Fondation Lejeune ne choisit pas ses patients. Ce sont les rescapés de l'eugénisme qui frappent à la porte de l'Institut Jérôme Lejeune. Nous serions très honorés, mesdames et messieurs les parlementaires, si vous acceptiez notre invitation à venir visiter cette consultation.

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