Intervention de Tugdual Derville

Réunion du mercredi 24 octobre 2018 à 11h10
Mission d'information sur la révision de la loi relative à la bioéthique

Tugdual Derville, président d'Alliance Vita :

Je souhaiterais récapituler les postures d'Alliance Vita, dans un champ plus politique. J'étais présent au dîner récemment organisé à l'Elysée sur la médecine génomique, la recherche sur l'embryon et la PMA. J'ai entendu le Président de la République nous inciter à prendre de la hauteur sur ces sujets. Le débat se focalise sur l'expression « PMA pour toutes », expression réductrice puisque seules quelques femmes sont concernées.

L'enjeu – je l'ai dit au Président de la République – est de faire de la lutte contre l'infertilité et de la lutte contre l'eugénisme deux grandes causes nationales qui devraient rassembler les Français. La lutte contre l'augmentation de l'infertilité, comme l'a démontré Mme Roux, pour des raisons probablement environnementales et comportementales, doit devenir une grande cause nationale, dotée de moyens adéquats. Beaucoup de Français souffrent d'infertilité. Le sujet doit être traité en profondeur, sur le plan de la prévention comme sur le plan thérapeutique.

L'eugénisme est un secret de famille. Personne n'a réellement souhaité cette situation. La France bat le record de monde pour la détection anténatale du handicap, grâce à notre magnifique système de santé. Sur ce point, nous sommes à la veille d'un basculement. Les progrès exponentiels de la science exigent de nous une grande sagesse, comme l'a si bien exprimé M. Paul Virilio, urbaniste et philosophe récemment décédé, quand il parle d'« accident originel ». Il montre dans son livre que toute invention comporte intrinsèquement l'invention de l'accident corollaire : l'avion invente le crash aérien, le nucléaire invente Tchernobyl, Fukushima et Hiroshima. C'est irrémédiable. La mutation de la façon de procréer, le passage de la couette à l'éprouvette, avec les progrès de la génomique, préparent un accident génétique dont les conséquences sont potentiellement catastrophiques. Il faut les regarder en face. Paul Virilio nous dit de créer des « musées des accidents », pour montrer quels progrès entraînent quels accidents. C'est ce que fait Alliance Vita en montrant ce qu'est aujourd'hui le marché de la procréation.

Le basculement réside dans la levée du critère d'infertilité médicale pour la procréation. L'exigence qu'un couple homme-femme ait un problème d'infertilité joue le rôle de régulateur. Seulement 5 % des enfants naissent de dons de gamètes. Du moment que l'on dit que les femmes célibataires ou les femmes vivant ensemble peuvent avoir accès au sperme, c'est la porte ouverte à tout un champ de revendications personnelles, liées à des désirs très forts, qu'ils faut certes entendre, mais aussi réguler. C'est la PMA qui cache la forêt. Tous les autres éléments sont sous-tendus par cet éventuel basculement. Du moment que l'on passe à la technique pour procréer, il faut vérifier et valider. Mme Streb l'a montré.

La ligne rouge est pour nous la PMA : le basculement vers la PMA entraîne immédiatement le basculement vers la GPA. La prétendue « PMA pour toutes » – je trouve cette formule contestable – crée trois discriminations, trois inégalités : inégalité entre enfants, dont certains se trouvent amputés de toute référence paternelle ; entre hommes et femmes, puisque l'on entend déjà, par exemple à l'Élysée, le représentant des familles homoparentales revendiquer la GPA, par souci d'égalité avec la PMA pour les femmes seules ou en couple ; entre les femmes elles-mêmes, car l'une porte l'enfant, et l'autre non. Toutes deux sont mères ; en cas de séparation, qu'adviendra-t-il ? Ce sujet est bien souvent négligé.

La question du don de gamètes n'est pas anodine. Nous parlons en France d'une pénurie – ce n'est pas le vocabulaire d'Alliance Vita. En Belgique, 80 % du sperme est importé. La France veut-elle vraiment d'un marché mondialisé du sperme ? Serons-nous incités, en tant qu'homme, à donner la vie, d'une manière qui nous semble remettre en cause la responsabilité paternelle et parentale ? Développer un marché du sperme déresponsabiliserait les hommes. Enfin, la quête du géniteur peut être extrêmement profonde. Vous avez entendu ce fils de GI chercher de qui il était né. Il a trouvé un demi-frère. Nous assistons dans nos services d'écoute à cette quête des origines. C'est un droit d'écologie humaine de savoir d'où l'on vient.

Le Président de la République souhaitait rassurer en disant que nous échapperions à la marchandisation du corps. Dont acte. L'inaliénabilité du corps humain est un principe spécifiquement français, qui nous réunit de manière pratiquement consensuelle dans notre société, au regard de l'utilitarisme anglo-saxon qui sévit très près de nous. En France, patrie des droits de l'homme, nous sommes pleins d'un souci de la personne. C'est tout à l'honneur de la France de se différencier ainsi de tous les autres pays. Certes, nous échappons au marché ultralibéral qui sévit aux États-Unis ou ailleurs, cependant, nous voyons des inconvénients majeurs à voir s'installer un marché étatique, financé par l'impôt. Allons-nous, à la manière du Meilleur des mondes d'Huxley, vers un système de technocratie biomédicale qui l'emporterait sur nos corps, en particulier sur celui des femmes ? Dans le cas de la congélation ovocytaire précoce, il n'est pas anodin de se dire que, selon les normes définies par l'État, ce dernier va – par le truchement de spécialistes dont je ne doute pas qu'ils soient bien intentionnés – prélever et stocker les cellules les plus précieuses des femmes. Pour en faire quoi ? Selon quelles normes ? Dans certains pays, l'injonction est faite à des femmes jeunes de donner des ovocytes pour rajeunir ceux de femmes plus âgées. Les exigences pour le don de gamètes sont drastiques et intègrent très vite des critères de sélection qui s'apparentent à de l'eugénisme. Ce secret de famille risque de n'enfler que davantage.

Les réflexions de Michel Foucault sur la biopolitique sont pertinentes, sur ce sujet, pour le corps des femmes. J'ai débattu avec une femme qui parlait de la corporéité des femmes, commençant son propos en disant qu'en termes de procréation elle voulait être « un homme comme les autres ». Elle a argumenté, de manière brillante, en faveur de l'autocongélation ovocytaire. Dans moins de la moitié des cas, la FIV est un succès. Nous allons faire des promesses, créer une hyperstimulation ovarienne, réaliser des prélèvements et susciter des grossesses tardives, dont les conséquences peuvent être extrêmement graves, notamment sur le plan vasculaire. Le principe d'écologie humaine ne devrait-il pas être davantage de respecter la physiologie différenciée, asymétrique, des femmes, plutôt que de techniciser leur corps et de se rapprocher de ce que M. Jacques Ellul contestait, une technicité qui sans cesse vole au secours de la technique, alors que nous ne comprenons pas qu'elle n'est pas forcément neutre.

Je souhaite évoquer la notion de signaux faibles. Alerter sur les basculements portant sur ces signaux faibles nous semble très important. Certains sont surpris quand ils apprennent que la France est le pays qui éradique le plus avant la naissance. Cela a commencé par petites touches. L'autocongélation ovocytaire peut tout à fait être ce signal faible. Mme Buzyn souhaite qu'elle soit régulée, selon des critères stricts, mais peu à peu l'exception devient la norme. Des pressions extrêmement fortes pèsent par exemple sur les femmes durant leur grossesse, pour leur santé et pour celle de leur enfant. M. Didier Sicard a révélé en 2002 que la France était le pays au monde qui flirtait le plus avec l'eugénisme. Il disait : « Dans cette matière, je ne crois pas aux décisions individuelles. » Elles sont largement conditionnées par notre liberté et notre autonomie, mais également par le poids et le regard de la société.

La technique, quand elle est proposée, crée immédiatement le marché. Elle génère des demandes qui parfois alimentent les souffrances. L'exemple type est la proposition de l'implantation post mortem de l'embryon. Une femme perd son compagnon. Quand on perd son compagnon, on fait aussi le deuil de l'enfant que l'on n'aura pas avec lui. C'est douloureux et difficile, mais cela permet aussi de se reconstruire, de devenir plus fort et de reconstruire sa vie. Du moment que du sperme ou des embryons sont congelés, que la proposition vous est faite, présentée comme souhaitable ou raisonnable, le risque est d'alimenter la souffrance et de créer des deuils pathologiques. Personne n'est à proprement parler responsable, mais les désirs légitimes des uns d'avoir des enfants en bonne santé et de procréer, et les désirs légitimes des autres de soigner et de répondre aux souffrances, aboutit à une forme de résonance des désirs.

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