Je suis chargé des affaires sociétales auprès du grand rabbin de France Haïm Korsia et j'ai par ailleurs fait partie du Comité consultatif national d'éthique (CCNE) de 2009 à 2013.
Je commencerai par une observation sur le positionnement un peu particulier du judaïsme sur ces questions de société. Le judaïsme est souvent considéré comme un particularisme et, en effet, la législation juive concerne exclusivement les juifs, ce qui pourrait laisser penser que nous ne nous adressons pas à tous. Mais cette économie de l'élection nous amène en fait à délivrer un message qui parle à tous et non aux seuls juifs. Est par ailleurs prégnant, dans le droit hébraïque, le souci de se positionner par rapport aux non-juifs : on trouverait difficilement dans la halakha, le droit hébraïque, une question juridique qui n'est pas abordée sur le plan de la relation avec les non-juifs
Le peuple juif est traversé par différents courants, certains préférant ignorer le monde, notamment parce que la société moderne déstabilise nos traditions religieuses, tandis que d'autres – c'est la position du Grand Rabbinat de France – s'efforcent de penser les problèmes du monde avec le monde, en s'appuyant sur les pistes de réflexion qu'offre notre tradition pour examiner les nouvelles questions posées par les progrès scientifiques et technologiques.
Ici, il me faut insister sur une particularité de la pensée juive en matière de bioéthique, qui est d'être une éthique d'inspiration religieuse comportant des principes moraux et des directives reposant sur une autorité antérieure, divine ou humaine, ce que j'appelle l'hétéronomie. L'hétéronomie des religions a souvent pour résultat de limiter le champ du choix personnel, ce qui est à rebours du mouvement allant vers toujours plus d'autonomie qui s'opère dans la société, en sorte que ne cesse de se creuser un fossé entre ce que les religions peuvent dire à la société et ce que celle-ci est prête à entendre. L'effet de l'hétéronomie de la religion juive est une tradition restrictive. Mais, paradoxalement, le droit hébraïque comporte un nombre important de décisions permissives et très peu d'interdictions absolues. J'attribue ce trait saillant du judaïsme à la place prépondérante qui y est faite à l'interprétation et à son corollaire, la grande culture du débat contradictoire. Je pense évidemment au Talmud mais on trouve, y compris dans le courant orthodoxe du judaïsme, une forme de débat permanent sur toutes les questions. Cette culture du débat peut déstabiliser quand on désire avoir des réponses claires, mais elle permet que différentes sensibilités s'expriment dans les réponses apportées.
Pour la tradition juive, les thèmes de la révision de la loi relative à la bioéthique sont à appréhender à l'aune de quelques principes majeurs. Une première idée très importante de la tradition juive est celle d'un monde imparfait que l'homme est chargé par Dieu de parachever. Par conséquent, le judaïsme n'est pas opposé au progrès scientifique, notamment au progrès médical. Un principe essentiel de la tradition juive est par ailleurs celui de la valeur infinie de la vie humaine. Ce qui importe n'est d'ailleurs pas seulement la vie mais aussi la qualité de vie. Aussi la tradition juive juge-t-elle qu'il faut tout faire pour soulager les malades en fin de vie et empêcher qu'ils souffrent, et donc qu'il faut éviter l'acharnement thérapeutique que la loi appelle « obstination déraisonnable ». En revanche, le judaïsme est opposé à l'euthanasie et au suicide assisté car il considère que l'homme n'est pas propriétaire de son corps et de sa vie – sur ce point, la tradition juive se tient dans l'hétéronomie.
Concernant ce thème de la fin de vie, je salue d'ailleurs la proposition du CCNE de ne pas modifier la législation sur l'euthanasie et le suicide assisté, donc de les laisser du côté des interdits. Et j'en profite pour rappeler qu'en 2005, alors que le grand rabbin de Paris était David Messas, juifs et chrétiens avaient rédigé une déclaration commune sur la loi Claeys-Leonetti. Dans ce texte, nous déclarions être satisfaits de cette loi qui, en refusant à la fois l'euthanasie et l'obstination déraisonnable, source de souffrances, établit un juste équilibre.
Un autre principe du judaïsme est le précepte moral et religieux qui veut que soit préservée la santé, qu'il s'agisse de la sienne ou de celle d'autrui. Pour cette raison, le judaïsme est favorable à toutes les recherches faisant progresser la médecine. Je laisse de côté les questions qui concernent les recherches sur le développement embryonnaire et les cellules souches, sur lesquelles j'avais travaillé à l'époque où j'étais au CCNE.
Enfin, la tradition juive considère que la procréation est un devoir ; elle est même le premier devoir de la Bible. Ce devoir entraîne celui de faciliter la procréation, notamment de celles et de ceux qui peinent à avoir des enfants. Le judaïsme est donc favorable à l'AMP, depuis le XXIe siècle du moins. Les décisions rabbiniques ont aussi connu une importante évolution concernant l'autoconservation ovocytaire, qui se pratique désormais en Israël et dans le monde orthodoxe, car nous avons conscience que les femmes d'aujourd'hui font des études et se marient de plus en plus tard. La limite de cette évolution est que l'AMP, comme de façon générale la procréation, n'est pas envisagée en dehors du mariage car la tradition juive donne une très grande importance à la filiation. En effet, les débats de la tradition juive sont plus juridiques que les débats, souvent idéologiques, que nous avons en France : dans le cas de la filiation, le judaïsme ne va pas se demander, par exemple, s'il est important d'avoir un père et une mère pour bien grandir, mais il cherche à savoir si l'on est sûr du père ou de la mère que l'on a, d'où la nécessité d'établir une filiation paternelle ou maternelle certaine. C'est pourquoi le droit hébraïque exige que la procréation assistée recoure aux gamètes du couple en évitant absolument d'utiliser ceux de personnes extérieures. Parce qu'elle juge nécessaire de connaître les deux géniteurs de l'enfant, l'approche du droit rabbinique est donc diamétralement opposée à celle du droit français qui impose l'anonymat du donneur. Mais je relève que le dernier avis du CCNE est favorable à la levée de l'anonymat, ce qui me semble personnellement une bonne chose.
Bien que la France n'envisage pas de légaliser la gestation pour autrui (GPA), je souhaite conclure mon propos sur ce sujet. Parmi les questions qui concernent la procréation, la GPA est en effet celle qui pose le plus de problèmes au judaïsme eu égard à son souci d'identifier les parents. Dans la GPA interviennent en effet une femme donneuse d'ovocytes, qui est la mère génétique, et une autre qui porte l'enfant, qui est la mère biologique. Laquelle des deux est la vraie mère ? Dans les textes rabbiniques, les avis sont multiples mais il est majoritairement considéré que la mère est celle qui met l'enfant au monde. Or, telle qu'elle est actuellement conçue, la GPA sépare complètement l'enfant de la femme qui l'a mis au monde et qui, pour la plupart des rabbins, est la mère véritable. Mais je ne vous cacherai pas que, pour le droit rabbinique, la GPA est un casse-tête, certains rabbins allant jusqu'à considérer que l'enfant a deux mères, celle qui l'a porté et celle qui a donné ses ovocytes.
Ces questions sont donc très complexes, mettent à mal nos traditions et nous obligent à considérer des problèmes auxquels celles-ci n'ont pas été préparées. Le droit hébraïque est donc obligé de recourir à l'analogie à partir de cas anciens présentant des similitudes avec des situations modernes, ce qui demande beaucoup de réflexion et de travail d'interprétation.