Je crains pour vous que cette audition ne soit plus longue que ce que vous aviez prévu car, la plupart d'entre nous n'ayant pas de réunion ensuite, nous allons avoir le plaisir de consacrer plus de temps à cette table ronde. En ce qui me concerne, c'est toujours non seulement un grand plaisir mais aussi un enrichissement intellectuel de parler avec des représentants des religions.
Nous sommes tous d'accord ici pour juger que la bioéthique doit se fonder sur des valeurs qui président aux décisions à prendre. Et, en dépit de notre diversité, nous avons un grand nombre de valeurs en commun : je dirais même que nous avons une majorité de valeurs en commun, même si elles comportent parfois des nuances qui nous amènent à débattre. Il peut par ailleurs être frustrant pour les religieux que vous êtes d'entendre que les parlementaires chargés de réviser la loi de bioéthique ne sont pas en quête d'un bien absolu mais seulement d'un bien relatif. Car nous pouvons faire nôtre la thèse du président du CCNE, M. Jean-François Delfraissy, selon laquelle le choix que nous avons à faire en matière de bioéthique n'est pas essentiellement entre le bien et le mal mais plutôt entre différentes visions du bien. Ces visions étant toutes animées du désir de choisir le bien, il nous faut souvent arbitrer entre différents biens possibles.
Je souhaite d'abord vous demander si vous acquiescez tous à ce qu'a dit le pasteur François Clavairoly lorsqu'il a déclaré que la fonction des religions n'était pas d'imposer mais d'interpeller. Ainsi que cela a été rappelé, nous vivons dans une République laïque. L'article 1er de notre Constitution place même le principe de laïcité avant le principe de démocratie ou le caractère social de notre République : la République française est, je cite, « laïque, démocratique et sociale ». C'est dire à quel point nous sommes attachés à ce principe qui permet aux diverses croyances et philosophies de ceux qui croient et de ceux qui ne croient pas de s'exprimer. Nous avons d'ailleurs organisé, outre cette très agréable table ronde, une table ronde avec les représentants de plusieurs loges maçonniques.
La mission non seulement respectable mais nécessaire qui est la vôtre consiste à transmettre aux fidèles les options qui vous paraissent satisfaisantes, dans les églises, dans les synagogues, dans les temples ou dans les mosquées – vous avez d'ailleurs indiqué que la voix des protestants parlait aux protestants et celle des musulmans, aux musulmans. Mais seriez-vous d'accord avec nous pour dire qu'à l'extérieur de ces lieux de culte c'est la tolérance pour les opinions différentes qui doit s'imposer ? En d'autres termes, jugez-vous que ceux qui font pour eux-mêmes des choix différents de ceux que vous conseillez doivent être respectés dans leurs choix, et qu'il ne faut donc pas encourager les manifestations d'intolérance, notamment sur la voie publique ? Paul Ricoeur, que vous avez cité, disait d'ailleurs que le rôle de l'État est de permettre l'épanouissement des libertés individuelles. Je voudrais savoir si ce que j'ai avancé vous semble juste ou si vous souhaitez corriger certains de mes propos.
Une autre de mes questions concerne l'intérêt supérieur de l'enfant, que plusieurs d'entre vous ont évoqué. Nous sommes tous ici d'avis qu'il n'existe pas de droit à l'enfant. Mais nous respectons le désir d'enfant qui va grandissant et qui est fort dans les nouvelles générations car, avec la généralisation de la contraception, l'enfant est le plus souvent le fruit d'un désir, alors qu'autrefois, comme vous l'avez dit, l'enfant arrivait souvent par hasard. Plaçons-nous dans ce monde moderne où beaucoup éprouvent un désir d'enfant qui semble avoir un effet bénéfique sur l'éducation et le développement affectif et personnel des enfants. Vous jugez légitime de s'interroger sur les découplages existants entre la parentalité génétique et biologique, la parentalité sociale et la parentalité légale. Mais il ressort de nombreuses études conduites en France et à l'étranger – nous avons entendu ici le professeur Susan Golombok, de l'université de Cambridge, mais un grand nombre d'entre elles ont été réalisées aux États-Unis dans des groupes religieux ou professionnels, comme l'association de pédiatrie américaine – que la plus importante des parentalités est celle d'amour. Et je vais, bien sûr, citer Marcel Pagnol. Dans Fanny, César dit à Marius, qui a eu un fils mais ne l'a pas accompagné dans sa première enfance, que le vrai père, c'est celui qui aime. Qu'importe, en définitive, que le donneur soit le père biologique ! Il importe moins, en tout cas, que celui qui passe du temps à éduquer l'enfant et qui lui donne l'environnement matériel, intellectuel et surtout affectif lui permettant de se développer. Êtes-vous d'accord pour tenir compte des conclusions de ces études n'attribuant qu'une importance très secondaire au fait que la famille qui va accueillir l'enfant soit hétérosexuelle ou homosexuelle, qu'elle comporte un seul ou deux parents ?
Toutes ces familles possèdent d'ailleurs d'autres référents comme, pour ce qui est du référent masculin, le grand-père. Et pourquoi faudrait-il dire qu'existe plus un droit au père qu'un droit à avoir des grands-parents ? Nous souhaiterions tous avoir quatre grands-parents mais nous n'en avons pas tous quatre. De même, on aimerait généralement avoir des frères et soeurs, mais parfois nos parents nous font naître enfant unique. Il faut conserver un sens critique envers tous ces prétendus droits et comprendre que le vrai droit de l'enfant est le droit à l'épanouissement, qui dépend de l'amour que ses parents lui donnent.
Vous avez également parlé de la fin de vie. Il ne va pas en être question aujourd'hui mais probablement serez-vous invités sur ce sujet par un autre groupe que nous animons. Dans la mesure où vous êtes plusieurs à en avoir parlé, je vais cependant dire un mot sur la fin de vie afin de nuancer vos propos sur la loi Claeys-Leonetti. Je ne saurais en effet vous suivre lorsque vous affirmez que cette loi est généralement jugée satisfaisante, d'abord parce la France est considérée comme le pays d'Europe occidentale où l'on meurt le plus mal. De plus, la loi Claeys-Leonetti ne satisfait pas les professionnels de santé ni, dans la majorité des cas, les patients et leurs familles. Enfin, la sédation prévue dans cette loi n'est presque pas appliquée dans les services de soins palliatifs, ainsi que nous l'a encore dit ce matin le recteur de l'Université catholique de Lyon, le père Thierry Magnin.
Ma dernière question portera sur l'eugénisme, auquel vous avez fait référence. À strictement parler, l'eugénisme est l'ensemble des méthodes et pratiques visant à améliorer le patrimoine génétique de l'espèce humaine. Par extrapolation, on a voulu l'appliquer à des cas individuels, comme le fait de ne pas laisser naître un enfant souffrant d'une terrible maladie génétique. À considérer qu'il s'agit là d'eugénisme, nous pratiquons depuis très longtemps l'eugénisme, par exemple en interdisant les mariages consanguins dans le but d'empêcher les maladies autosomiques récessives qui surviennent très souvent chez les enfants de cousins germains. Dans de nombreux pays du contour méditerranéen, dont certains sont très chrétiens, le mariage entre les individus qui sont porteurs du trait thalassémique est ainsi interdit. Et on les empêche non seulement d'avoir des enfants mais aussi de se marier ! La question est donc aujourd'hui de savoir si nous souhaitons autoriser une approche plus rigoureuse que cette seule approche empirique. Mais il serait faux de parler d'eugénisme pour cette approche car elle n'a aucun rapport avec l'horreur que fut au XXe siècle l'eugénisme de masse d'États qui cherchaient à modifier le patrimoine génétique de l'espèce humaine.