Intervention de Amiral Christophe Prazuck

Réunion du mercredi 17 octobre 2018 à 9h00
Commission de la défense nationale et des forces armées

Amiral Christophe Prazuck, chef d'état-major de la marine :

Je vous ai vus au printemps pour parler de la loi de programmation militaire (LPM) et je m'étais engagé, une fois la loi votée et promulguée, à venir vous parler du plan stratégique que j'ai prévu pour la marine – le plan Mercator. Je commencerai donc par vous le présenter, avant de faire un point rapide sur le PLF 2019 et de laisser la place à vos questions et à votre curiosité.

Je dirai d'abord quelques mots sur le contexte qui a guidé notre réflexion pour élaborer le plan Mercator. Je reviendrai ensuite sur les quatre axes de ce plan : une marine d'emploi, une marine de combat, une marine en pointe technologiquement et une marine qui compte sur chacun de ses marins.

Le contexte se caractérise par quatre éléments. D'abord, le retour de situations tendues, qui préfigurent le combat dans l'environnement maritime. Depuis 2015, nous maintenons un bâtiment de combat au large de la Syrie. Celui-ci participe à la mission de connaissance et anticipation de ce qui se passe à terre et dans le ciel, contribuant ainsi à l'autonomie de l'appréciation de situation. Comme vous l'avez sans doute entendu, c'était la frégate Auvergne qui assurait cette mission le mois dernier, lorsqu'un Iliouchine Il-20 russe a été engagé par méprise par la défense aérienne syrienne. Les missiles S-200 syriens sont passés à quelques milles nautiques de l'Auvergne, laquelle a été initialement accusée d'avoir tiré sur l'Iliouchine. Ce n'était évidemment pas le cas, mais il n'aurait pas fallu grand-chose pour qu'elle soit à son tour, même par méprise, la cible de tirs de représailles. C'est ce type d'événement que je qualifie de retour de situations tendues et de situations de combat en haute mer.

Le deuxième élément a été largement commenté et analysé dans la Revue stratégique. Il s'agit du changement profond de l'ordre international et de ses mécanismes de régulation. Ce nouveau contexte nous oblige, nous autres pays européens, à nous prendre en main et à développer une culture stratégique commune ainsi que de nouveaux outils autonomes pour notre défense – c'est par exemple l'Initiative européenne d'intervention (IEI). Pour la marine, très concrètement, c'est aussi la sortie d'arrêt technique du Charles de Gaulle et son retour à la mer. Je m'étais exprimé devant vous pour indiquer qu'il était un symbole de volonté politique, un « agrégateur de volontés politiques ». Nous sommes actuellement en train de faire le tour de nos alliés européens pour qu'en 2019, lors de son prochain déploiement, le porte-avions soit accompagné de frégates de nos partenaires. J'espère qu'elles seront aussi nombreuses que possible.

Le troisième point de contexte est la modification majeure de nos ressources humaines. Le marché de l'emploi est plus tendu, plus compétitif – en particulier pour les métiers techniques. En outre, les aspirations de conciliation entre vie professionnelle et vie privée sont plus fortes qu'elles ne l'étaient auparavant. Quant à la dépendance au numérique, elle est sans commune mesure avec ce que nous connaissions auparavant.

Enfin, je l'avais évoqué au printemps dernier, ce contexte est marqué par une inflexion sans précédent depuis des décennies de l'engagement politique en faveur des armées, avec une LPM de croissance sur le plan du budget, sur celui des effectifs et sur celui des ambitions.

Voilà le contexte dans lequel nous avons élaboré le plan Mercator, avec ses quatre axes : une marine d'emploi, une marine de combat, une marine en pointe et une marine qui compte sur chacun de ses marins.

Une marine d'emploi, c'est ce que nous sommes déjà et ce que nous devons rester. Vous avez tous entendu parler de la collision, il y a dix jours, entre le roulier tunisien Ulysse et le porte-conteneurs chypriote Virginia au large du cap Corse. Sur cet incident aux conséquences très sérieuses, notamment en termes de pollution maritime, nous avons successivement engagé trois navires affrétés par la marine, un remorqueur de haute mer – l'Abeille Flandre –, des bâtiments de soutien, d'assistance et de dépollution (BASD) – le Jason et l'Ailette –, un bâtiment base de plongeurs-démineurs – le Pluton – pour aller vérifier les coques des deux bateaux, plusieurs vols d'avions de surveillance maritime Falcon 50, un hélicoptère Caïman de la marine pour emmener et treuiller à bord des équipes d'évaluation des dégâts composées de marins, des équipes du centre d'expertise pratique de lutte antipollution de la marine à Brest, une équipe du bataillon des marins-pompiers de Marseille spécialistes de la désincarcération, pour nous donner leur analyse sur l'imbrication des deux bateaux, et nombre de moyens des autres administrations qui concourent à l'action de l'État en mer, notamment les douanes et l'administration des affaires maritimes. Le tout, sous le commandement du préfet maritime pour la Méditerranée, le vice-amiral d'escadre Charles-Henri du Ché, qui est également le commandant en chef des opérations de la marine en Méditerranée. C'est-à-dire qu'outre cette opération, il assure le contrôle opérationnel de la frégate Auvergne au large de la Syrie, du Commandant Bouan qui est actuellement en patrouille au profit de Frontex, l'agence européenne de surveillance des frontières, dans le détroit de Gibraltar, du chasseur de mines Orion qui patrouille en mer Égée dans le cadre d'une force de l'OTAN, de l'aviso Enseigne de vaisseau Jacoubet qui intégrera l'opération Sophia au large de la Libye et des nombreuses équipes de marins à terre qui surveillent nos littoraux dans les sémaphores et protègent nos concitoyens, notamment avec les équipes de fusilliers marins embarquées sur des navires à passagers. Voilà, à travers cet exemple, une manifestation concrète de la manière dont la marine est utile à la France et aux Français, au large et sur nos littoraux. C'est cela que j'appelle une marine d'emploi. C'est le premier axe du plan Mercator. Cela n'a l'air de rien, une marine qui navigue, mais en Europe, nombre de marines, qui ont été de grandes marines richement dotées en moyens techniques, ne sont plus des marines d'emploi et ne naviguent plus.

Le deuxième axe est celui d'une marine de combat. Je vous ai parlé, en introduction, du retour du combat et de la tension des opérations en haute mer. Pendant vingt ans, les marines occidentales avaient le dessus en haute mer. Ce n'est plus le cas. À cette époque, le moment délicat était celui où le bateau entrait dans un port, en escale. C'est ainsi que l'USS Cole avait été attaqué en entrant dans le port d'Aden. Cette parenthèse de vingt ans est en train de se refermer. C'est notamment le cas en Méditerranée orientale, en mer de Chine du Sud ou en Atlantique Nord. Quand je constate la pression opérationnelle à laquelle sont soumis nos équipages de frégates multi-missions, de sous-marins nucléaires d'attaque (SNA) et d'Atlantique 2, je sais que nous devons nous adapter à ces nouvelles tensions et à ces nouvelles opérations. Je veux donc aguerrir les équipages de la marine, leur faire prendre davantage conscience des réalités du combat en haute mer : le manque de sommeil, le stress au combat, le feu dans des espaces confinés, l'attrition des équipes, la gestion des urgences médicales, le fonctionnement de systèmes complexes en mode dégradé. Cela, c'est l'entraînement. Je veux aussi réviser notre politique de tir. Je veux que chaque équipage de bateau et d'aéronef tire au moins une munition complexe tous les deux ans. Une munition complexe, c'est un missile ou une torpille. Aujourd'hui, nous en faisons une gestion parcimonieuse, parce qu'elles sont onéreuses. Mais c'est précisément aussi parce qu'elles sont onéreuses que le jour où on les emploie, il faut que nous ayons l'assurance de leur bon fonctionnement. Je veux donc réviser notre politique de tir. Cela imposera de renouveler et de compléter nos stocks. Enfin, je veux relancer la réflexion opérationnelle, le war gaming, c'est-à-dire l'étude de scénarios à tous les niveaux – tactique, opérationnel, politico-stratégique – sur des situations maritimes.

Le troisième axe est une marine en pointe technologiquement. Au large de la Syrie et en Atlantique Nord, nous n'avons plus une liberté d'action totale comme nous avons pu l'avoir au cours des vingt dernières années, notamment parce que nous avons en face de nous des armes, des radars et des capacités de brouillage de dernière génération qui rivalisent avec nos propres moyens à la fois en quantité et en qualité. Nous avons la chance d'avoir une base industrielle et technologique de défense de très grande qualité, capable de produire la frégate européenne multi-missions (FREMM), avec des capacités uniques au monde. Dans les autres domaines de l'action maritime, nous devons faire un effort technologique pour reprendre l'ascendant. C'est ce que j'appelle une marine en pointe. Cela impose d'intégrer plus vite que nos compétiteurs des technologies plus performantes. Aujourd'hui, par exemple, dans le détroit de Bab-el-Mandeb, des acteurs non-étatiques sans budget, ni commission de la Défense, sans direction générale de l'armement (DGA) ou sans base industrielle et technologique de défense (BITD), sont capables de concevoir et d'exécuter des attaques contre des bâtiments de haute mer – qui naviguent à grande vitesse loin des côtes – avec des drones de surface chargés d'explosifs et téléguidés. Nous devons être capables, nous aussi, d'intégrer plus rapidement les dernières avancées technologiques souvent issues du monde civil. En ce qui concerne la marine, nous n'en sommes qu'à l'expérimentation de drones aériens sur nos bâtiments de surface. Il faut donc accélérer le mouvement. Je veux créer une école de pilotes de drones de la marine en 2019, pour que sur chaque bateau, dans chaque sémaphore, il y ait un drone – et que chaque marin considère que mettre en oeuvre un drone fait partie des compétences normales d'un équipage de combat, au même titre que les hélicoptères, les embarcations légères ou les armements du bateau. Il faut aussi des technologies plus performantes à la conception.

C'est tout le sujet de l'innovation, avec la création de l'Agence de l'innovation de défense (AID) et de notre lien avec la DGA et les industriels. Nous devons tester les matériels en boucle plus courte, faire grandir les innovations, accepter l'échec – car dans l'innovation, il y en aura toujours. C'est la raison pour laquelle nous avons créé, au sein de la marine, le Navy Lab. Ce projet permet de proposer de nouvelles applications que nous pourrons intégrer sur nos bateaux.

Ces innovations technologiques ne s'appliquent pas qu'au domaine opérationnel. Elles doivent aussi simplifier la vie du marin, au service notamment de la maintenance prédictive, pour laquelle il faut être capable d'enregistrer tous les paramètres d'un moteur pour savoir comment intervenir à l'avance, avant qu'il ne tombe en panne. Ces technologies doivent aussi nous permettre de mieux assurer l'administration des marins.

Car, et c'est le dernier point du plan Mercator : la marine compte sur chacun de ses marins. Aujourd'hui, la compétition pour les talents est intense, qu'il s'agisse de leur recrutement ou de leur fidélisation. Après quelques années, lorsqu'on les a formés et qu'ils ont suivi leurs différents niveaux de cours, les marins sont démarchés et débauchés par les grandes entreprises civiles de l'aéronautique, de l'énergie et du transport et, plus généralement, par tous les métiers de spécialité technique. Je dois donc me battre pour conserver les marins qualifiés dans la marine. Je dois également élargir le pool de recrutement. Aujourd'hui, je recrute principalement dans des filières techniques et professionnelles. Je pense qu'il faut que j'ouvre plus largement le recrutement et que j'aille vers la filière générale. C'est dans ce cadre que j'augmenterai notamment le nombre de femmes dans la marine – l'une des ambitions du plan Mercator consistant à augmenter de 50 % leur nombre d'ici 2030, en le faisant passer de 14,5 % à 21 % des effectifs, ou encore de 5 000 à 7 500. En termes de fidélisation, la mesure phare du plan Mercator est le passage d'un plus grand nombre de bateaux à deux équipages. Nous comptons déjà deux équipages sur les sous-marins, ainsi que sur quelques bateaux spécialisés. Pour 2019, la ministre a suivi ma recommandation de passer à deux équipages la FREMM Aquitaine à Brest, la FREMM Languedoc à Toulon et le patrouilleur de service public (PSP) Flamant à Cherbourg. Mon objectif est de donner de la prévisibilité sur l'activité des bateaux pour permettre aux marins de mieux concilier vie professionnelle et vie privée, afin de les fidéliser. Ce doublement d'équipage, que je fais sous enveloppe d'effectifs, par redéploiement des effectifs à l'intérieur de la marine, aura également des effets bénéfiques en termes d'entraînement –l'équipage qui ne sera pas à la mer s'entraînera sur des simulateurs –, d'entretien des bateaux – car les deux équipages à bord pourront contribuer aux travaux – et d'opérations. Aujourd'hui, les FREMM font à peu près 110 jours de mer par an. Demain, nous en ferons 180 au minimum. Nous gagnerons donc en préparation opérationnelle, en activité opérationnelle et en maintenance.

Voilà le plan Mercator : une marine d'emploi, une marine de combat, une marine en pointe et une marine qui compte sur chaque marin.

J'en viens au PLF 2019, en évoquant rapidement quelques points. D'une part, il est strictement conforme à la LPM que vous avez votée il y a quelques mois, avec une augmentation des effectifs, le comblement de ce que l'on appelle pudiquement les « ruptures temporaires de capacité » (RTC) et la poursuite du renouvellement des grands bâtiments que sont les Barracuda et les frégates – frégates de taille intermédiaire (FTI) et FREMM. Des réflexions sont également lancées, à plus long terme, sur le renouvellement du porte-avions et sur les sous-marins nucléaires lanceurs d'engins (SNLE) de troisième génération.

D'autre part, j'identifie des points de vigilance particuliers, à commencer par les munitions. Je vous ai dit que je voulais adopter une nouvelle politique de tir et recompléter mon stock de munitions. Nous avons fait beaucoup d'économies sur les munitions au cours des 20 dernières années. Nos stocks sont bas. Il faut les recompléter, qu'il s'agisse des munitions dites simples ou des munitions dites complexes que sont notamment les missiles Aster, les missiles de croisière navals (MdCN) ou les torpilles. Des acquisitions importantes sont prévues au titre des investissements pour équiper les unités de combat de la marine.

Autre point de vigilance, les ressources humaines. Vous noterez, dans le PLF 2019, l'instauration d'une prime de lien au service qui me permettra de rationaliser et de rendre plus lisibles les différentes primes qui existaient pour fidéliser les marins. Il faudra aussi, dans l'année qui vient, traduire le discours sur l'amélioration du soutien de proximité des militaires, et des marins en particulier. Aujourd'hui, notre organisation est faite pour perdre des effectifs. Quand je suis entré dans la marine, il y a bientôt quarante ans, il y avait 74 000 marins, dont 14 000 appelés. Aujourd'hui, nous sommes 40 000. En quarante ans, nous avons perdu en moyenne 500 marins tous les ans. Certes, nous avons gagné d'autres choses, par exemple en efficacité opérationnelle. Mais notre organisation en termes de ressources humaines a une « physiologie de fakir ». Nous sommes organisés pour diminuer nos effectifs. Mais pour la première fois depuis très longtemps, nous allons les augmenter. Là où nous devions perdre 500 marins tous les ans, être « stable » signifie en recruter ou en conserver 500 de plus. C'est un effort d'organisation, qui touche également le soutien. Après la révision générale des politiques publiques (RGPP), le soutien a été rationalisé, rassemblé. On a éloigné le soutien des unités soutenues, au détriment de celles-ci. Quand je lis les rapports sur le moral des bateaux, qui sont constitués d'une lettre de chaque commandant de bateau, de chaque président des officiers, de chaque président des officiers mariniers et de chaque représentant des quartiers-maîtres et matelots, j'observe que le leitmotiv est leur difficulté quotidienne à être soutenus – à obtenir un camion pour transporter une pièce détachée, par exemple. Il existe tout un maquis de système d'information et de commandes. Il faut redonner de la simplicité et de la proximité à toutes ces organisations du soutien. La proximité et la subsidiarité figurent parmi les objectifs annoncés par la ministre et par le chef d'état-major des armées (CEMA). Ce sera l'un de nos grands chantiers pour les années à venir.

Voilà, Monsieur le président, ma présentation.

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