« Calomniez, calomniez, il en restera toujours quelque chose ». Si cet adage de Francis Bacon est passé à la postérité, c'est parce qu'il avait mis le doigt sur l'un des travers les plus puissants de l'âme humaine : une assertion fausse mais maintes fois répétée acquiert une force qui n'est jamais près de s'estomper.
Ces deux propositions de loi, cela a été maintes fois redit, ne traitent donc pas d'un phénomène nouveau. La propagation de fausses informations à visée polémique a émaillé le cours de notre histoire, l'affaire Dreyfus en ayant sans doute été l'un des plus grands marqueurs pour nos institutions républicaines.
Des exemples plus récents nous ont été fournis du fait de la croissance exponentielle de la diffusion d'informations par le biais des réseaux sociaux. Si, dans une démarche platonicienne, nous sommes attachés à la recherche et à la promotion de la vérité, nul ne pourra nier que ces deux textes s'attaquent à un problème dont il serait imprudent de croire qu'il pourrait être résolu par la seule force de la loi.
Car au fond, c'est autour de ce sujet que tournent l'essentiel de nos débats : comment définir ce qui relève ou non d'une fausse information ou encore d'une manipulation de l'information ? La tâche que vous voulez assigner au juge des référés sera particulièrement ardue, puisqu'il devra statuer dans l'urgence des échéances électorales. Les procès relatifs aux fausses informations sont souvent complexes et la collecte des preuves demande du temps.
Loin de vous décourager, vous essayez de vous en sortir par une pirouette en assurant que le juge des référés est le juge de l'évidence. S'il pourra aisément, par une décision revêtue du sceau de la justice, décider qu'aucun complot n'a été fomenté pour injecter, par le biais de seringues, le VIH dans les pompes à essence, que fera-t-il d'informations dont la véracité est complexe à démontrer ? Ne pouvant les traiter, il ne pourra les infirmer, ce qui leur conférera encore plus de vigueur. Les juges statueront ainsi sur des évidences, que nos concitoyens auraient tout aussi bien pu vérifier eux-mêmes auprès de sources fiables – il en existe tout de même ! – , alors qu'ils ne pourront juger de celles qui nécessitent plus de technicité et de recul.
Ces deux propositions de loi nous font craindre, par ailleurs, que le consentement éclairé de nos concitoyens ne soit remis en cause lors du vote. Ils pourraient être suspectés d'avoir subi l'influence d'une manipulation. Nous n'en sommes pas encore à l'instauration d'un suffrage capacitaire mais la philosophie qui sous-tend ces deux textes constitue une lame de fond particulièrement dévastatrice.
Par ailleurs, l'instauration de ces procédures de référé pourrait complexifier considérablement les campagnes électorales, notamment dans la dernière ligne droite, où le recours à la justice s'érigera en arme politique pour tenter de disqualifier l'adversaire. Le doute pourrait même être jeté a posteriori sur la sincérité d'un scrutin dont le juge aura décidé qu'il a été émaillé de fausses informations, même si leur incidence réelle sur le vote serait difficile à démontrer.
Il serait préférable de lutter contre la propagation des fausses informations en nous appuyant sur le travail de régulation mené par les journalistes, eux-mêmes de plus en plus mobilisés sur le sujet, et les plateformes, ainsi qu'en renforçant l'éducation aux médias. Le premier moyen de lutte contre les fausses informations réside dans le travail des journalistes eux-mêmes. Nous devons garantir l'existence d'une presse forte, libre, indépendante et pluraliste. Nous avons encore des efforts à faire dans ces domaines. Pour ce qui est de la crédibilité du contenu relayé sur les plateformes, nous saluons la volonté de ces deux textes d'obliger à une certaine coopération et transparence.
Le renforcement de l'éducation aux médias impose de donner des outils de décryptage aux élèves, notamment lors des cours d'éducation civique, mais cette mesure doit être mise en parallèle de la réforme de l'enseignement des sciences économiques et sociales au lycée qui fait craindre à nombre d'acteurs éducatifs l'affaiblissement de cet enseignement, alors même qu'il est indispensable à la bonne compréhension politique du monde actuel.
Les mesures coercitives que comportent ces deux propositions de loi n'auront qu'un effet négligeable pour empêcher la diffusion de fausses informations, tout en faisant peser une menace sur la liberté fondamentale d'expression, que dénonce d'ailleurs la profession journalistique. Ces mesures, de plus, ne seront pas contrebalancées par les mesures éducatives et de régulation des plateformes que vous prévoyez. Telles sont les raisons pour lesquelles notre groupe votera résolument contre ces deux textes.