« Alors, on va où ? Au Champ de Mars ? À République ? À la Bastille ? » C'est Alain qui, dans le car pour Paris, ce samedi matin, sondait les « gilets jaunes » de la Somme. Un choeur de « À la Bastille ! À la Bastille ! » lui a répondu. Et des voix d'ajouter : « Il nous faut une révolution ! Oui, un nouveau Mai 68 ! »
Depuis dix jours, c'est un réveil. Le réveil des Johanna, auxiliaire de vie sociale à Albert, des Arnaud, artisan-terrassier à Rosières-en-Santerre, des Jeanine, retraitée des camions-poubelles à Flixecourt, que j'ai vus, depuis vingt ans, dans mon coin, baisser les bras et s'enfoncer dans l'indifférence, dans la désespérance, dans l'impuissance – que pouvons-nous, nous qui sommes si petits, contre Paris, contre les gros, contre la France d'en-haut ? Dans les esprits, la résignation s'est instillée comme un poison, à force de fermetures en série – les lave-linge Whirlpool ont quitté la Picardie pour la Slovaquie et les pneumatiques Goodyear pour la Pologne, tandis que Continental a préféré la Roumanie, comme les canapés de la famille Parisot. Jusqu'aux chips Flodor, jusqu'aux patates, qui sont parties !
Face à ce naufrage, jamais l'élite n'a lutté. Elle a laissé faire, elle a consenti, applaudi au libre-échange. Elle y a ajouté les fermetures de postes, de classes, de gares, d'hôpitaux et de maternités. Dans les campagnes, dans les « périphéries », comme on dit, s'est répandu un sentiment d'à-quoi-bon, d'abandon. Une France abandonnée, invisible, s'est recroquevillée. Une France en souffrance, mais dans le silence. Une France humiliée, mais qui se tait.
Et depuis quinze jours, voilà que cette France invisible revêt des gilets jaunes – fluorescents, même – et se rend visible jusque dans la nuit. Voilà qu'elle se relève, qu'elle se soulève, qu'elle redresse l'échine. Voilà que, sur les ronds-points, elle parle, qu'elle se parle et qu'elle gronde autour d'un brasero. « On ne peut plus les laisser nous manger la laine sur le dos. » « Nous, en bas, on galère, et eux, ils se gavent. » « Quand je me fais griller par un radar, je paie mes 90 euros, mais eux, ils échappent à l'impôt. »