Intervention de Agnès Buzyn

Séance en hémicycle du jeudi 29 novembre 2018 à 15h00
Prise en charge des cancers pédiatriques — Article 5

Agnès Buzyn, ministre des solidarités et de la santé :

Lorsque j'ai rédigé le plan cancer, j'ai donc proposé qu'il inclue le droit à l'oubli que souhaitaient également les associations de malades. Le président Hollande l'a accepté et m'a confié le soin de négocier ce droit à l'oubli avec les assureurs. Je vous raconte cette histoire car j'estime qu'il est important que vous puissiez voter en toute connaissance de cause.

Lors de la négociation avec les assureurs, je n'ai pas compris pourquoi ils imposaient des surprimes absolument incroyables à des gens dont je savais, en tant que médecin, qu'ils étaient guéris. Je me suis rendu compte que les assureurs raisonnaient ainsi : ils déterminaient les chances de survie d'un individu ayant eu tel type de cancer à tel âge, et lorsqu'il y avait un risque sur deux que le malade meure, ils imposaient une surprime de 200 % ou 300 % pour couvrir ce risque. Je leur ai objecté qu'un individu demandant un prêt pour acheter une maison n'empruntait pas au moment du diagnostic, mais deux ou trois ans plus tard, quand il allait bien ! Je leur ai donc apporté la preuve qu'au bout de deux ou trois ans, une grande majorité des malades étaient guéris de leur cancer. J'ai demandé à l'INCa de mener des études ne cherchant pas à déterminer le taux de survie des malades au moment du diagnostic – ce qui était la base du raisonnement des assureurs – , mais apportant une preuve scientifique que la plupart des malades étaient guéris au bout de deux ou trois ans. D'ailleurs, si la loi impose un droit à l'oubli au bout de dix ans pour tous les cancers, la grille applicable à certains cancers prévoit un droit à l'oubli dès deux ou trois ans car l'INCa a prouvé que les malades de ces cancers étaient guéris au bout de deux ans.

Tout passe donc par la négociation. Chaque année, l'INCa est chargé d'apporter aux assureurs de nouvelles données afin d'élargir le droit à l'oubli.

Pour les enfants atteints d'un cancer en France, nous avons considéré que cette double peine était tellement lourde qu'il était nécessaire de prévoir dans la loi un droit à l'oubli jusqu'à l'âge de 18 ans. Aujourd'hui, vous proposez d'élargir ce droit aux jeunes âgés de 18 à 21 ans. Je l'entends, et c'est normal.

Cependant, la limite de 21 ans ne repose sur aucun argument médical. Aujourd'hui, la catégorie des cancers des enfants va jusqu'à 25 ans : si nous voulions être cohérents avec ce que nous savons déjà des cancers des enfants et de leurs chances de survie, nous ne devrions pas étendre le droit à l'oubli jusqu'à 21 ans, mais jusqu'à 25 ans. Ainsi, ce droit couvrirait l'ensemble des types de cancers qui touchent nos adolescents et nos jeunes. L'âge de 21 ans ne repose sur aucun élément rationnel.

Par ailleurs, les assureurs, qui exercent leurs activités dans un secteur concurrentiel, sont souvent des multinationales. Or la France est le seul pays à leur imposer le droit à l'oubli. S'ils estiment que la loi leur fait courir un risque en leur imposant d'assurer des malades qui ne sont peut-être pas guéris, ils augmenteront immédiatement les primes payées par les autres malades – ceux qui sont atteints d'un cancer, mais aussi les autres malades en général. Ne rêvons pas : ils ne vont pas nous faire de cadeaux ! Si vous votez aujourd'hui l'élargissement du droit à l'oubli, vous le ferez en sachant pertinemment que d'autres patients vont payer.

En outre, cet élargissement mettrait à mal toute la démarche qui aboutit à un élargissement progressif du droit à l'oubli. En effet, nous apportons chaque année aux assureurs la preuve par neuf, fondée sur des études scientifiques, que les malades de telle ou telle catégorie sont vraiment guéris et qu'ils pourront donc bénéficier du droit à l'oubli. Je pense par exemple aux cancers de la thyroïde détectés jusqu'à 40 ans, qui sont guéris au bout de deux ans. Ces données sont inscrites dans la grille actualisée chaque année et font progresser le droit à l'oubli. Cette démarche est valable pour tous les malades, y compris ceux qui souffrent de pathologies chroniques comme le VIH ou la tuberculose.

Si nous commençons à écrire dans la loi que les enfants atteints de cancer bénéficient d'un droit à l'oubli jusqu'à l'âge de 21 ans, nous introduisons une profonde rupture d'égalité par rapport aux autres malades, qu'il s'agisse des jeunes de 21 ans atteints d'une autre maladie ou des jeunes de 25 ans souffrant du même type de cancer. Non seulement les assureurs vont augmenter les primes payées par ces derniers, mais ils peuvent aussi décider à tout moment d'arrêter d'assurer les patients français malades.

Étant donné, en effet, qu'il s'agit d'une spécificité française reposant sur une convention, les assureurs peuvent s'en laver les mains et se retirer. Nous voulons tous nous donner bonne conscience en faisant progresser le droit à l'oubli : je le comprends d'autant mieux que je suis la première à vouloir ce progrès – et je peux vous dire que j'ai laissé mes coronaires dans les négociations avec les assureurs ! Il me semble toutefois que, en la matière, nous prenons le double risque de voir les assureurs augmenter les primes pour les autres patients et de mettre à mal à tout le raisonnement scientifique qui permet de déployer progressivement ce dispositif. De fait, ils pourraient considérer que, puisque nous le déployons par la loi, nous n'avons qu'à le faire aussi pour les autres malades et, au bout du compte, décider de se retirer de la convention et de ne plus couvrir aucun risque pour les malades français.

Tels sont les éléments que je voulais porter à votre connaissance et qui expliquent pourquoi je ne suis pas favorable à l'inscription de ce dispositif dans la loi et souhaite que vous votiez en toute responsabilité.

Je propose par ailleurs un sous-amendement tendant à imposer la négociation aux assureurs pour les jeunes atteints de cancer au-delà de dix-huit ans, prévoyant que, si nous ne parvenons pas à faire évoluer le droit à l'oubli pour ces jeunes, j'imposerai ces évolutions par décret. Je tenais toutefois à vous alerter quant à un risque majeur qui démontre selon moi une insuffisante connaissance du fonctionnement du droit à l'oubli et de la convention « s'assurer et emprunter avec un risque aggravé de santé » – AERAS.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Cette législature étant désormais achevée, les commentaires sont désactivés.
Vous pouvez commenter les travaux des nouveaux députés sur le NosDéputés.fr de la législature en cours.