Le grand âge est un moment où l'acuité visuelle évolue à nouveau et devient un souci pour toute la population : 96 % des personnes de 50 ans et plus déclarent avoir des troubles de la vision. La baisse d'acuité visuelle, l'évolution d'une cataracte, voire les signes précurseurs d'une dégénérescence maculaire, d'un glaucome ou de troubles vasculaires nécessitent une prise en charge médicale et une correction afin de rendre au patient une acuité correcte pour sa vie de tous les jours.
Or l'organisation de la filière visuelle peine à donner accès aux soins nécessaires. Ce problème est encore plus aigu chez nos aînés, en particulier ceux qui sont hébergés au sein d'un établissement d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD), pour qui l'accès aux soins ophtalmologiques nécessite une mobilité accompagnée, ce qui n'est ni compatible avec le nombre de soignants en EHPAD ni possible pour toutes les familles des résidents.
Depuis 2007, les opticiens sont autorisés à réaliser des tests d'acuité visuelle, dits « de réfraction », afin d'adapter des prescriptions faites par les ophtalmologues, dans des conditions encadrées strictement et négociées entre les différents acteurs de la filière visuelle. Parmi ces conditions, le pouvoir réglementaire a prévu que les tests effectués par les opticiens ne peuvent être réalisés que dans leur boutique.
La présente proposition de loi a donc un champ volontairement limité : elle ne vise qu'à ouvrir la possibilité pour les opticiens de réaliser ces tests au sein des EHPAD pour adapter les prescriptions des résidents datant de moins de trois ans. Elle ne remet pas en cause l'exclusivité de la prescription primaire par les ophtalmologues, principe que certains voudraient questionner, et elle maintient l'obligation des patients de réaliser une consultation médicale lorsque leur prescription date de plus de trois ans ; elle ouvre simplement le champ de la négociation en confiant au pouvoir réglementaire la mission d'organiser une concertation entre les acteurs de la filière visuelle et d'encadrer par décret les conditions dans lesquelles les opticiens pourraient effectuer des tests pour fournir des lunettes adaptées au sein des EHPAD.
Dans ce cadre, je souhaite que la médecine et la prévention entrent au sein de l'EHPAD, plutôt que d'attendre que des personnes âgées en perte d'autonomie aillent au-devant du monde médical, comme le proposaient Mmes Monique Iborra et Caroline Fiat : « Les EHPAD doivent devenir le lieu du décloisonnement des parcours de santé et de soins et assumer leur rôle de carrefour entre l'offre médicale, médico-sociale et sociale ».
Ainsi, le dispositif actuel d'accès aux soins ophtalmologiques ne permet pas aux personnes hébergées en EHPAD de disposer de lunettes adaptées à leur vue ; la présente proposition de loi vise uniquement à permettre aux opticiens de contrôler sur place leur acuité visuelle pour adapter les prescriptions optiques.
Tout d'abord, il faut constater que le dispositif actuel d'accès aux soins ophtalmologiques ne permet pas aux personnes hébergées en EHPAD de disposer de lunettes adaptées à leur vue.
L'accès des patients aux soins visuels reste difficile du fait de la pénurie d'ophtalmologues. Selon une étude de la Cour des comptes réalisée dans le cadre du rapport 2018 sur l'application des lois de financement de la sécurité sociale, les effectifs d'ophtalmologues, s'établissaient à 5 947 début 2017, ayant augmenté depuis 2000 à un rythme voisin de celui de la population globale. La densité moyenne est restée relativement stable, autour de 8,8 pour 100 000 habitants, tous modes d'exercice confondus, et de 7,5 pour l'exercice libéral ou mixte. Cette moyenne est comparable à celle des pays de l'OCDE, mais recouvre de fortes disparités territoriales : en 2017, la densité départementale d'ophtalmologues en exercice libéral ou mixte allait de 2,1 pour 100 000 habitants en Haute-Saône à 21 pour 100 000 habitants à Paris.
L'exigence d'une ordonnance pour la délivrance d'équipement optique est récente – elle date de la loi du 17 mars 2014 relative à la consommation. Auparavant, elle n'était obligatoire que pour le remboursement par la sécurité sociale et l'intervention des organismes complémentaires.
Les patients rencontrent des difficultés à obtenir un rendez-vous pour faire contrôler leur vue. Selon une étude de la direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques – DREES – auprès de 40 000 personnes, un rendez-vous sur deux avec un médecin généraliste est obtenu en moins de deux jours ; mais avec un ophtalmologue, ce délai atteint 52 jours. Les délais d'obtention d'un rendez-vous sont plus importants pour les habitants des communes où l'accessibilité aux professionnels de santé est la plus faible. En outre, les refus de nouveaux patients pour des consultations de routine augmentent : selon une enquête de l'IFOP citée par la Cour des comptes, en 2017, 23 % des ophtalmologues de l'échantillon refusaient d'accorder une première consultation.
Au regard des projections démographiques de la profession d'ophtalmologue effectuées par la DREES, les difficultés d'accès à une consultation ophtalmologique sont appelées à s'amplifier. Vers 2030, la densité des ophtalmologues libéraux s'établirait ainsi en moyenne à 6 pour 100 000 habitants, soit une réduction de 20 % par rapport à 2016.
En conséquence, les personnes âgées ont souvent des lunettes inadaptées. Selon une étude menée par l'INSERM, l'Université de Bordeaux et Sorbonne Université, sur 700 personnes âgées de 78 ans et plus, près de 40 % ont un trouble visuel mal corrigé, 50 % pour celles testées à domicile, et pourraient donc avoir une vue améliorée par le port de lunettes mieux adaptées.
Les mesures mises en place pour pallier la pénurie d'ophtalmologues peinent à produire des effets. Afin de répondre aux difficultés d'accès aux ophtalmologues, le législateur a adopté à partir de 2007 des mesures visant à étendre les champs de compétences des orthoptistes et des opticiens lunetiers.
Des expérimentations ont été menées afin d'étendre le champ de compétences des orthoptistes et recentrer ainsi l'activité des ophtalmologues sur des actes à plus forte valeur médicale. Cependant, au cours de la période récente, moins de 1 % des bilans visuels ont été effectués par un orthoptiste dans un cadre expérimental. Le décret du 5 décembre 2016 a élargi le champ de compétences des orthoptistes et de nouveaux actes ont en conséquence été inscrits à la nomenclature générale des actes professionnels – NGAP –, comme les mesures de l'acuité visuelle et de la réfraction. Mais les conditions posées sont restrictives : ainsi, ces nouvelles compétences, au premier chef la réalisation d'un bilan visuel, ne peuvent être exercées par les orthoptistes que dans une structure où est présent un médecin, et non dans leur cabinet libéral.
La généralisation du « travail aidé » et des délégations d'actes aux orthoptistes se heurte notamment à des obstacles juridiques, comme l'interdiction du partage de patientèle et d'honoraires entre des professionnels de santé libéraux, qui en restreignent la diffusion aux seuls orthoptistes salariés d'ophtalmologues libéraux.
Depuis 2007, les opticiens lunetiers bénéficient de délégations d'actes portant sur le renouvellement et l'adaptation des prescriptions d'optique médicale. Suivant les recommandations d'un rapport de l'IGAS, ce dispositif a été modifié et étendu par l'article 132 de la loi du 26 janvier 2016 de modernisation de notre système de santé. Les opticiens peuvent désormais adapter les prescriptions de verres mais également de lentilles de contact dans le cadre d'un renouvellement.
En cas de perte ou de bris des verres correcteurs d'amétropie, lorsque l'urgence est constatée et en l'absence de solution médicale adaptée, l'opticien peut « exceptionnellement » délivrer sans ordonnance médicale un nouvel équipement après avoir réalisé un examen réfractif.
Le délai est dorénavant fonction de l'âge du patient. Pour les lunettes, la durée de validité de l'ordonnance est fixée à cinq ans pour les patients de 16 à 42 ans, mais à trois ans pour ceux de plus de 42 ans et à un an pour ceux de moins de 16 ans.
L'opticien doit, en application de l'article D. 4362-1-1 du code de la santé publique, « reporter sur la prescription médicale l'adaptation de la correction qu'il réalise et en informer le médecin prescripteur par tout moyen garantissant la confidentialité des informations transmises ». Cependant, selon les auditions que j'ai menées, l'opticien ne dispose actuellement pas des moyens de procéder à cette correction sur le dossier médical partagé.
L'ophtalmologue conserve la faculté de s'opposer au renouvellement et à l'adaptation par l'opticien lunetier ou d'en limiter la durée, par la voie d'une mention sur l'ordonnance.
Selon la CNAMTS, en 2013, les renouvellements par les opticiens ne concernaient que 10 % des délivrances d'équipements.
Aussi, cette proposition de loi vise à permettre aux opticiens de contrôler l'acuité visuelle sur place et d'adapter les prescriptions optiques des personnes hébergées en EHPAD. À ce jour, les risques pour la santé visuelle induits par la répartition territoriale et les évolutions de la démographie des ophtalmologues n'ont pas conduit les pouvoirs publics à s'inspirer des exemples étrangers qui privilégient l'intervention d'auxiliaires médicaux en premier recours. À la différence du Royaume-Uni, la filière visuelle reste structurée en France autour d'un médecin spécialiste, l'ophtalmologue, pivot de la prise en charge, accessible en première intention, qui s'appuie sur deux autres professions, les orthoptistes et les opticiens lunetiers.
L'objet de la présente proposition de loi ne vise pas à mettre en chantier une révolution de ce modèle. Elle se propose de lever une restriction, afin de permettre aux personnes âgées hébergées en EHPAD, dont on a constaté qu'elles ne disposaient pas de lunettes adaptées dans la moitié des cas, de pouvoir bénéficier d'un test de réfraction et d'une adaptation de leur correction sans devoir se déplacer en boutique.
Les représentants des ophtalmologues ont déclaré qu'ils n'étaient pas opposés au dispositif, ceux des opticiens y sont favorables. Les syndicats représentatifs des deux professions ont cependant insisté sur la nécessité que cette nouvelle faculté soit strictement encadrée, afin d'éviter les dérives et risques de conflits d'intérêts. Le dispositif proposé subordonne la mise en oeuvre de cette faculté aux conditions qui seront fixées par décret après des concertations avec l'ensemble des acteurs de la filière visuelle.
L'absence de lunettes ou d'un autre dispositif optique adapté n'est pas qu'une question de confort pour les résidents des EHPAD. Lorsqu'une personne âgée n'est pas en mesure de voir correctement, les risques de chute et de blessures augmentent. En l'absence de dispositif de vue adapté, elle ne peut pas se joindre aux instants de socialisation et d'échanges entre résidents, d'où des risques d'isolement social au sein même des EHPAD. Lorsqu'on laisse une personne âgée sans lunettes ou avec une correction inadaptée, on risque de lui faire perdre sa dignité et sa capacité à maintenir une autonomie dans les gestes du quotidien, tels que la toilette ou l'alimentation, puisqu'elle se trouve alors dans l'incapacité d'identifier et d'utiliser sans danger les objets de la vie quotidienne.
Les difficultés de mobilité rendent les consultations en ville compliquées. Si les proches peuvent parfois trouver du temps pour accompagner les résidents à une consultation médicale à l'extérieur, le personnel des EHPAD ne peut dégager le temps nécessaire pour les accompagner pour un rendez-vous médical en ville. La situation des personnes qui vivent à domicile n'est pas comparable, elles sont plus souvent entourées par des aidants.
L'article D. 4362-18 du code de la santé publique permet à l'opticien de réaliser des tests de réfraction dans un local situé « dans l'enceinte du magasin d'optique-lunetterie ou dans un local y attenant ». Cette limitation de nature réglementaire interdit ainsi à un opticien de vérifier la vue de ses clients en dehors de son magasin. Il lui est donc interdit de se rendre dans un EHPAD ou à domicile pour effectuer des tests de la vision des résidents.
Cette interdiction est d'autant moins compréhensible que l'article D. 4362-21 prévoit que l'opticien « peut procéder, à la demande du médecin ou du patient, à la délivrance des lentilles oculaires correctrices et verres correcteurs auprès des patients à leur domicile ou admis au sein des établissements de santé publics ou privés ou médico-sociaux ». Certains opticiens se sont ainsi spécialisés dans le service à domicile ou en EHPAD.
L'objet de la présente proposition de loi est de lever un frein à l'accès aux soins visuels des résidents en EHPAD, selon des conditions qui seraient déterminées par décret.
La présente proposition de loi n'organise pas les conditions dans lesquelles les opticiens pourront réaliser les tests de vision des résidents dans les EHPAD et les conditions de sa prise en charge. Elle renvoie au Gouvernement la mission d'organiser une concertation entre les acteurs de la filière visuelle, et en particulier les représentants des ophtalmologues et des opticiens, pour définir un encadrement strict de cette prestation.
Il pourrait être prévu que l'intervention en EHPAD nécessite que les opticiens soient formés aux soins et aux spécifications de la vision dans le grand âge. Il pourrait être également prévu que l'intervention de l'opticien et la réalisation des tests d'acuité visuelle soient effectuées sous la supervision du médecin coordonnateur de l'EHPAD. Il pourrait être examiné si la situation des personnes âgées dépendantes justifie d'adapter la durée de validité des prescriptions.
Ainsi, je reste consciente que la présence d'un prestataire dans les EHPAD, notamment ceux relevant de la sphère publique, nécessitera de retenir un ou plusieurs acteurs locaux agréés, dans le cadre d'un appel à projets ou d'une consultation, réalisés de manière transparente. Cela n'interdira pas aux résidents et à leur famille de faire appel à un autre prestataire de leur choix. Par ailleurs, l'opticien qui procède à un contrôle de la vue et à l'adaptation d'une prescription avant de fournir des appareillages visuels, que ce soit aujourd'hui dans sa boutique ou demain dans un EHPAD, se trouve potentiellement dans une situation de conflit d'intérêts, qu'il convient de prendre en compte pour respecter le consentement et le libre choix du patient.
Il appartiendra ainsi au pouvoir réglementaire de trouver des solutions garantissant que la faculté ouverte par la présente proposition de loi soit mise en place dans un dispositif négocié et encadré, permettant de respecter les meilleures pratiques médicales, la liberté de choix des patients mais aussi la nécessité de favoriser l'autonomie et la dignité des résidents des EHPAD.
Chers collègues, c'est donc un petit pas que je vous propose de faire. Comme le prévoit un amendement que je défendrai tout à l'heure, je vous propose de le faire à titre expérimental, pour une durée de trois ans. Souhaitant que cela se fasse dans le cadre d'un consensus avec tous les acteurs de la filière visuelle, je ne propose pas d'aller plus loin.