Pour ma part, je n'ai plus de ligne fixe : je l'ai supprimée parce que tous les jours, tous les midis, tous les soirs, je recevais des appels pour me vendre des portes, des fenêtres, des cuisines, des casseroles, des cheminées, des caisses de vin de Bourgogne, des abonnements téléphoniques, des abonnements télé, des abonnements internet, des chaussettes triple épaisseur, des doudounes auto-chauffées, des brosses à dents électriques, des peignes magiques et des trèfles à quatre feuilles… Au bout du fil, il y avait une voix, parfois une voix d'ici, parfois une voix aux rondeurs africaines, parfois même la voix métallique d'un robot. Le plus souvent, à peine le combiné décroché, je raccrochais. Je me sentais harcelé dans mon intimité, agressé dans ma tranquillité, et j'agressais à mon tour : au mieux, je dégainais un poli « non merci » et le plus souvent un « virez-moi de vos listes, arrêtez de m'emmerder ! », tout en éprouvant immédiatement du remords, parce que je connais l'envers et l'enfer du décor.
Au début des années 2000, beaucoup de centres d'appel se sont installés dans ma ville, Amiens, où le mètre carré de bureaux était moins coûteux et la main-d'oeuvre picarde moins chère qu'à Paris. Les élus d'alors nous ont vendu ces centres d'appel comme les nouvelles technologies de l'information et de la communication. Nous étions la « SiliSomme Valley » et une banderole était déployée devant la gare : « Bill Gates serait fier de nous ».
Quand je suis allé rencontrer les salariés de ces centres d'appel qui se sont installés à Amiens, j'ai découvert des OS du combiné. C'est le taylorisme des Temps modernes avec des Charlot en version service. Je vous lis quelques témoignages :
« T'as cinquante secondes, point. Si tu dépasses la minute, t'es mal. À peine tu raccroches, hop, deux secondes plus tard, nouvel appel : tu décroches, tu saisis le nom, le prénom et la ville sur ton clavier, tu files l'info, tu raccroches. Nouvel appel : tu décroches et ainsi de suite ». Sans oublier la dictature d'un reporting quotidien – à vrai dire heure par heure – individuel et par pool, des chiffres qui s'affichent en permanence sur les écrans des chefs d'équipe. Lors de la préparation de ma proposition de loi sur le burn-out, j'ai interrogé un certain nombre de salariés de ces centres d'appel : ils m'ont raconté leur vie : un très fort turnover, beaucoup de mal-être, des crises de larmes, et j'en passe.
Alors que faire, à la fois pour les clients ainsi démarchés au bout du fil et pour les salariés de ces centres d'appel ? Monsieur le rapporteur, cela ne vous surprendra pas de ma part si je vous dis que votre proposition de loi ne va pas assez loin. Je la trouve emberlificotée, vachement techno. Je pense que les gens ne vont pas piger quelle démarche il faut faire pour s'extraire du démarchage. L'opt-out, le système Bloctel, tout cela ne paraît pas à la hauteur. Que faire ? On trouvera peut-être dans ce pays quelques personnes qui souhaitent vraiment qu'on leur vende une cuisine au moment où, eux, sont dans la leur, mais je pense qu'ils sont rares. Il faut purement et simplement interdire le démarchage téléphonique, interdire ce qu'on appelle dans les centres d'appel les appels sortants. C'est un métier nuisible où les salariés sont là pour essuyer les injures toute la journée, ce qui n'est quand même pas agréable.
Et les emplois, me direz-vous ? Faites des appels entrants un vrai service. Il faut que la majorité et le Gouvernement se penchent sur cette question. Cela permettrait aux gens qui téléphonent chez Engie parce qu'ils ont un problème avec leur facture de gaz d'avoir rapidement au bout du fil quelqu'un qui connaît le dossier, quelqu'un qui peut le suivre du début à la fin, et éventuellement quelqu'un à proximité. Actuellement, ils n'ont personne au bout du fil puisque Engie a décidé de délocaliser sa plateforme. Je le répète, faites des appels entrants un vrai service, avec des temps de pause pour les salariés : c'est ainsi que vous créerez des emplois, et des emplois de qualité. Voilà un vrai projet pour la relation clients : relocaliser, ne plus sous-traiter, ne plus maltraiter.