Intervention de Marietta Karamanli

Réunion du mercredi 28 novembre 2018 à 17h05
Commission des affaires européennes

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaMarietta Karamanli, rapporteure :

Madame la présidente, mes chers collègues, nous avons travaillé depuis plusieurs mois sur ce rapport qui traite d'un sujet d'actualité difficile. S'il peut paraître technique, il faut le rendre accessible à nos concitoyens, concernés au premier rang. Même si nos travaux ont été placés sous le signe du consensus, ce n'est pas pour autant que nous allons réussir à convaincre les autres États – il faut être modeste et humble ! – mais nous espérons que notre contribution permettra d'avancer sur la question.

Une fiscalité juste consiste à prélever sur la richesse créée la part qui sert à rémunérer les biens publics qui ont contribué à réaliser une activité économique, dans un territoire donné. Comme le dit la sénatrice américaine Elisabeth Warren « personne n'est devenu riche tout seul », y compris dans le numérique, et le contrat social implique une répartition équitable. Alors que les ressources publiques sont comptées, et que les phénomènes de mise en cause de la pression fiscale se développent, nos concitoyens ont de plus en plus de mal à comprendre que certaines grandes entreprises se soustraient à une contribution publique équitable, et ils ont raison.

Les États membres de l'Union européenne présentent des infrastructures très développées, un réseau numérique particulièrement étendu et rapide, une force de travail parmi les plus éduquées et les mieux formées au monde. Autant d'atouts dont peuvent facilement bénéficier les entreprises désireuses de travailler et de commercer au sein de l'Union. Nous avons tout lieu de nous en réjouir : ce sont là des preuves du dynamisme économique de l'Europe, et de sa compétitivité. Cependant, le tableau n'est pas aussi idyllique que cela, et les nouvelles entreprises, notamment dans le secteur numérique, se caractérisent par des modalités de création de valeur et de fourniture de services qui s'affranchissent d'un grand nombre de contraintes auxquelles sont encore soumises les industries dites traditionnelles. Elles s'appuient souvent sur des actifs incorporels, comme des logiciels ou des algorithmes, qui les mettent en capacité de vendre des biens et de fournir des services à des utilisateurs sans la moindre présence physique dans l'État où ont lieu les transactions. Ces entreprises savent tirer parti de l'inadéquation du système fiscal international et de son insuffisante modernisation. Ses fondements, établis au début de ce siècle, sont en effet aujourd'hui dépassés par les évolutions technologiques.

Par ailleurs, comme le démontre le rapport de 2013 de MM. Colin et Collin, plusieurs géants du numérique, qui ne sont que trop connus aujourd'hui ont bâti leur dispositif de localisation des bénéfices en fonction des outils que leur proposaient les États, notamment ceux à faible taux d'imposition. Les représentants du ministère irlandais des finances, rencontrés lors d'un déplacement à Dublin, assument et revendiquent l'utilisation des incitations fiscales comme avantage comparatif de leur pays dans l'Union. Il s'agit là pour eux d'un attribut essentiel de souveraineté économique, auquel ils ne veulent en aucun cas renoncer et ce au détriment d'une harmonisation fiscale qu'emporte l'idée d'une concurrence non faussée.

Par le biais de ces incitations consenties par certains États européens, les méthodes d'optimisation fiscale que les entreprises ont employées ne sont rien d'autre que le résultat d'une concurrence acharnée à l'échelle mondiale pour attirer la base fiscale. De nombreuses États voient ainsi cette matière fiscale s'éroder, tandis que d'autres concentrent de nombreuses localisations de bénéfices. Cela entraîne une rupture dans le contrat de base qu'est la fiscalité des sociétés : ces dernières bénéficient des investissements publics à condition d'y participer à leur juste proportion. Les pratiques agressives d'optimisation fiscale, outre le fait qu'elles font peser toujours plus la charge fiscale sur les facteurs les moins mobiles de production, à commencer par les travailleurs, conduisent à fausser largement la concurrence dans l'Union européenne et avec les autres pays. Les multinationales acquièrent une position monopolistique d'autant plus rapidement qu'elles agissent comme des passagers clandestins du système fiscal international, privant de nombreuses pépites européennes de toute possibilité de les concurrencer.

Ces sept dernières années, selon la Commission européenne dans sa communication du 21 mars 2018, « les principales entreprises du secteur du numérique ont vu leur chiffre d'affaires brut croître en moyenne d'environ 14 % par an, contre quelque 3 % pour les entreprises informatiques et de télécommunications et 0,2 % pour les autres sociétés multinationales. Il s'agit là d'un signe positif du dynamisme du secteur et de son potentiel ». Ainsi, les entreprises numériques se développent beaucoup plus rapidement que l'économie dans son ensemble, et les plus grandes d'entre elles disposent d'énormes bases d'utilisateurs et de consommateurs au sein de l'Union. Mais, alors même que ce développement devrait les faire contribuer à une juste part du financement des écosystèmes économiques, cela est loin d'être le cas. Les entreprises numériques sont imposées à un taux inférieur de plus de moitié au taux applicable aux modèles d'affaire traditionnels (taux d'imposition moyen effectif de 9,5 % contre 23,2 %).

Cette situation n'est pas acceptable, et n'a que trop duré. Elle est permise par l'inertie des États de l'Union – comme l'a vu notre présidente à la dernière COSAC –, qui ne parviennent pas à s'entendre et laissent passer les opportunités de créer un espace fiscal harmonisé et moderne, année après année. Il est de notoriété publique que l'Union européenne, dans un domaine fiscal qui compte parmi les prérogatives les plus jalousement gardées par les États membres, est à la peine. Les difficultés que rencontre la mise en place d'un impôt harmonisé sur les sociétés, dont les négociations ont été relancées depuis 2011, en sont la preuve éclatante. Alors même que la reprise des discussions autour du projet d'assiette commune consolidée de l'impôt sur les sociétés (ACCIS) et du projet d'assiette commune pour l'impôt sur les sociétés (ACIS) avait suscité des espoirs réalistes de mener ces projets à terme, l'élan aujourd'hui retombé fait craindre un nouvel échec pour l'Union. Ces échecs sont autant d'aveux d'impuissance, qui doivent, selon nous, être démentis par un soutien franc et fort des parlements nationaux aux initiatives européennes.

La condition de l'unanimité dans les décisions concernant le domaine fiscal rend difficile de parvenir à des compromis acceptables par tous les États membres, dont les modèles économiques et sociaux divergent encore souvent fortement. Toutefois, elle ne doit pas devenir une excuse pour les États, et leur permettre de se complaire dans l'inaction en en faisant porter la responsabilité à la Commission ou à d'autres États membres récalcitrants. Il nous apparaît à cet égard qu'un pays comme la France se doit de faire partie des acteurs positifs sur ces sujets, même si elle ne peut prétendre régler seule le problème. Face à cet enjeu structurel qu'est le vote à l'unanimité au Conseil sur les sujets de la fiscalité, peut-être devrions-nous réfléchir à aller plus loin.

Pour résumer, je souhaiterais rappeler trois idées et observations qui résument notre point de vue partagé. Premièrement, il s'agit d'indiquer que notre travail n'est qu'une première étape, certes partielle, mais qui constitue un point de soutien aux autres initiatives en cours, que ce soit au niveau européen ou au plan international. Deuxièmement, la question est posée de savoir si nous voulons une taxation au niveau européen des entreprises du numérique, et, à terme, une taxation plus large des entreprises ayant une logique ou un modèle économique analogues générant toutes leurs richesses sur un territoire mais n'y payant peu ou pas d'impôt. Enfin, et troisièmement, vous verrez dans nos conclusions un appel à la vigilance de l'Union européenne et de ses États membres : il faut prendre nos responsabilités politiques et accepter un premier pas, afin d'enclencher un mécanisme vertueux. On ne peut demander aux citoyens de l'Union européenne de faire des efforts si les entreprises les plus riches ne contribuent pas aux dépenses dont tous ont besoin. Vous retrouverez tous ces éléments dans la proposition de conclusions que mon collègue va vous présenter plus en détail.

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