Je crois qu'on a rendez-vous avec l'histoire, s'agissant la fiscalité du numérique, et le conseil « Ecofin » qui va se dérouler la semaine prochaine va être déterminant. Je pense que notre approche ici n'est pas très éloignée des préoccupations qui agitent aujourd'hui nos territoires. Il apparaît aussi dans les revendications citoyennes que l'attente d'égalité et d'équité fiscale est forte. Évidemment, on pense à un certain nombre de grands acteurs dont les résultats économiques, commentés par la presse, laissent apparaître que leur contribution au fonctionnement des États par l'intermédiaire de l'impôt n'est pas toujours à la hauteur de ce qu'il devrait être. C'est un élément d'actualité à la fois par rapport aux attentes citoyennes, mais aussi au regard du risque de se faire dépasser par les disruptions technologiques et les innovations. De ce point de vue, la fiscalité participe aussi d'une forme de régulation du marché et introduit de toute façon des éléments de nature à remettre de la loyauté dans la concurrence. Nous sommes à un rendez-vous de l'histoire à la fois pour nos concitoyens, mais aussi pour la construction économique européenne, afin de faire vivre le marché unique numérique renforcé par le règlement général de protection des données. Il faut vraiment que ce dispositif fiscal puisse, dans un cadre à la fois harmonieux et efficace, consolider la construction européenne.
Les réflexions sur la mise en place d'une fiscalité du numérique remontent à plusieurs années. Sans entrer dans le détail des divers rapports qui ont été portés à l'attention des gouvernements, la capacité de l'Union européenne de se mobiliser pour assurer une fiscalité équitable sur les activités numériques a souvent été interrogée. Ces réflexions ont connu une accélération l'année dernière. Un certain nombre d'États membres, réunis autour de la France et de l'Allemagne, se sont engagés par une initiative commune en septembre 2017. Sous la présidence estonienne qui, on le sait, était particulièrement proactive sur les questions liées au numérique, cette initiative a prospéré, recueilli le soutien d'un total de dix-neuf États membres et la Commission européenne a présenté une première communication le 21 septembre 2017, pour « un système d'imposition juste et efficace au sein de l'Union européenne pour le marché unique numérique ».
C'est à la suite de cette première étape que la Commission a proposé, en mars 2018, un « paquet » législatif destiné à pallier les effets les plus délétères de cette situation, avec deux propositions. Je vais commencer par celle qui nous occupera sur le temps long, à savoir la proposition de directive visant à établir le concept de « présence numérique significative » pour l'établissement de l'impôt sur les sociétés, qui permettrait de pallier l'insuffisance du concept « d'établissement stable », qui a désormais beaucoup moins de pertinence. Nous y revenons en détail dans le rapport. Ce nouveau concept prend en compte la nature des organisations économiques, la fabrication de la chaîne de valeurs et la structuration de cette économie numérisée. Le concept de « présence numérique significative » repose sur trois critères : les produits, le nombre d'utilisateurs et le nombre de contrats. La présence d'entreprises qui pratiquent des activités transfrontières, sans pour autant posséder de présence commerciale physique dans l'État de vente, sera caractérisée à deux conditions : la première étant que les produits tirés de la fourniture de services excèdent 7 millions d'euros, et la deuxième que le nombre d'utilisateurs dépasse 100 000 ou que le nombre de contrats commerciaux soit supérieur à 3 000.
En fonction de ces critères, les bénéfices seront taxés selon les règles applicables actuellement aux établissements stables physiques. En d'autres termes, ce nouveau concept appliqué à l'imposition sur les sociétés permettra de reconnaître – enfin – que des entreprises peuvent capter de la valeur, bénéficier des infrastructures construites sur les fonds publics, sans être physiquement présentes. La taille de leur activité justifiera donc amplement l'imposition de leurs bénéfices. L'Union européenne n'est en rien isolée sur ce sujet, puisque ce concept est actuellement discuté au sein de l'OCDE et déjà mis en oeuvre en Israël. Ce concept pourrait, en outre, être une brique supplémentaire pour les travaux relatifs à l'impôt sur les sociétés, autour des deux propositions de directive ACIS et ACCIS. Nous avons en effet acquis la conviction, au cours de notre mission, que le « paquet » de la Commission européenne relatif à la taxation du numérique était un pas en avant vers l'intégration fiscale européenne, mais que celle-ci ne devait pas s'arrêter là, comme vous l'a signalé ma collègue Marietta Karamanli. L'harmonisation de l'assiette pour l'impôt sur les sociétés doit aboutir, il en va de la crédibilité de l'Union européenne et d'une forme de justice sociale et fiscale.
C'est précisément cette dernière notion qui a animé la deuxième proposition de directive de la Commission européenne, à savoir la Taxe sur les Services Numériques (TSN). Cette taxe vise à faire contribuer les entreprises numériques dépassant un certain seuil d'activité aux ressources publiques européennes. L'assiette comprend les principales activités auxquelles participent les utilisateurs de ces plateformes, créant par là même une partie de leur valeur. La proposition initiale comprend trois types de services numériques qui sont, en premier, les services dont la valeur principale est créée par les données de l'utilisateur – soit au moyen de la publicité, soit grâce à la vente des données recueillies par les entreprises –, en deuxième, les services de plateformes numériques qui facilitent l'interaction entre les utilisateurs – lesquels peuvent ensuite échanger biens et services par l'intermédiaire de ladite plateforme – et enfin la vente d'espaces publicitaires en ligne. Vous constatez que la TSN, que l'on nomme parfois la taxe GAFA, n'est pas en réalité une taxe GAFA puisque les activités d'Apple et Amazon ne font pas partie des trois types de services cités.
Les seuils proposés restreignent encore cette assiette, puisque ne seront assujetties à cette taxe que les entreprises dont le produit annuel atteint un total de 750 millions d'euros au niveau mondial, dont 50 millions d'euros au titre d'activités exercées au sein de l'Union européenne. Ces seuils permettent de protéger les jeunes pousses, notamment européennes, mais également d'intégrer dans le champ de la taxe les entreprises les plus solides au niveau mondial. Cela se justifie par plusieurs raisons, je vous donne les deux principales.
Première raison, l'objet de cette taxe est de rétablir un semblant d'équité concurrentielle, dans un monde numérique où les monopoles se créent en l'espace de quelques mois. La logique du winner takes it all favorise naturellement les acteurs les moins vertueux fiscalement, qui utilisent leurs ressources supplémentaires pour investir dans leurs domaines et éliminer la concurrence. L'innovation des acteurs du numérique ne se résume bien évidemment pas à la seule ingénierie fiscale, mais il serait naïf de croire que l'optimisation fiscale de certains géants ne leur a pas bénéficié dans l'établissement de positions hégémoniques. Deuxième raison, la taxe porte sur le chiffre d'affaires des entreprises, et non sur leurs bénéfices, en vertu des blocages internationaux à l'échelle de l'OCDE. Ce type de fiscalité indirecte, nous en convenons, est peu satisfaisant, car elle touche les entreprises qui font des bénéfices comme celles qui n'en font pas. Il est toutefois couramment admis que des entreprises, à partir d'une certaine taille, font des bénéfices, qui n'apparaissent pas s'ils sont immédiatement réinvestis dans l'entreprise. Cette taxe sur le chiffre d'affaires a donc vocation à s'appliquer uniquement aux entreprises les plus grandes au niveau mondial.
Certains de nos collègues outre-Atlantique ont rapidement crié au scandale, dénonçant une taxe discriminatoire qui viserait en priorité les entreprises américaines. L'utilisation de l'acronyme GAFA laisse à penser que les entreprises américaines sont ciblées. Il n'en est rien, plusieurs dizaines d'entreprises européennes, dont certaines françaises, sont inclues dans le champ de la taxe. J'en veux pour preuve les nombreuses sollicitations que nous avons reçues, un courrier envoyé à la Commission européenne par un certain nombre d'entreprises européennes et des articles de presse appelant à renoncer au projet de taxe. Cette taxe a pour seul objectif le rétablissement d'une première forme d'équité fiscale dans le secteur du numérique. Le taux de 3 %, les ressources espérées de 5 milliards d'euros à l'échelle de l'ensemble de l'Union européenne, ne font pas de ce dispositif l'alpha et l'oméga de ce que serait la fiscalité internationale du numérique au XXIe siècle. Mais elle est un premier outil permettant de revenir sur un scandale fiscal que les citoyens européens ne peuvent plus supporter. Cette proposition devrait ne s'appliquer qu'en l'absence de consensus international.
Je retiens de mon déplacement en Irlande, pays notoirement opposé au projet de la Commission européenne, qu'il existe des marges de manoeuvre. Même chez nos partenaires européens en apparence les plus opposés au projet, il y a une prise de conscience que les choses ne peuvent plus continuer comme cela. Nous estimons donc, avec ma collègue rapporteure, que le projet de la Commission européenne peut agir comme un catalyseur au niveau international. L'OCDE, dans le cadre de son programme de lutte contre l'érosion des bases fiscales, pourrait parvenir en 2020 à une solution qui siérait à l'ensemble des 117 États qui participent au Forum inclusif sur ce sujet, y compris la Chine et les États-Unis. C'est la solution qui, à nos yeux, aurait le plus de sens. Mais nous ne perdrons pas de vue qu'en l'absence de ce consensus, l'Union européenne aura toute latitude pour agir. C'est pourquoi la proposition de taxe doit comprendre un mécanisme automatique de mise en oeuvre en 2020, si jamais les discussions internationales à ce sujet venaient à échouer. Elles ont trop duré. Il est temps aujourd'hui d'aboutir. Cette sorte d' « épée de Damoclès » planant au-dessus des travaux de l'OCDE signifie bien que l'Union européenne ne peut plus plaider l'impuissance face à l'injustice fiscale. C'est pourquoi, mes chers collègues, nous vous proposons d'adopter les conclusions qui vous sont soumises. Nous vous en remercions.