Le recours aux blockchains ouvre la perspective d'un possible renouvellement des organisations, des relations économiques et de travail, ainsi que des habitudes de consommation. Cet effet disruptif va bien au-delà de l'usage des crypto-actifs ou des cryptomonnaies.
Nous croyons en effet que l'usage des jetons, ou tokens, peut contribuer à offrir de nouvelles modalités de financement de l'innovation, dans le cadre des Initial Coin Offerings (ICO) qui ont fait l'objet de débats lors de l'examen du projet de loi « PACTE ». En outre, il ne parait pas non plus hors de propos d'imaginer par ce biais de nouveaux modes d'échanges de biens et de services, ainsi qu'une nouvelle distribution de la chaîne de valeurs. Sans aller jusqu'à envisager à court ou moyen terme une « tokenisation » de l'économie, quelques exemples soulignent qu'il se passe sans doute quelque chose avec la blockchain – qui ne saurait être réduite aux aléas des cours du bitcoin.
Dans le secteur de la banque, la technologie ouvre, par la désintermédiation qui la caractérise, la possibilité de valider des transactions sans l'intermédiaire d'une chambre de compensation. Dès lors, les blockchains devraient permettre de certifier des opérations dans des délais beaucoup plus courts. Les protocoles peuvent aussi favoriser le partage d'informations entre acteurs concurrents d'une place financière dans le respect du secret de leurs données commerciales. Ce faisant, la technologie facilite la gestion de structures ou d'instruments communs en réduisant les coûts de contact et les frais d'administration. Ainsi, la blockchain MADRE, protocole expérimental développé à l'initiative de la Banque de France, est destinée à faciliter la gestion des identifiants créanciers de l'espace unique de paiement en euros – Single Euro Payments Area (SEPA) – entre les banques commerciales. Cela permettrait de gagner deux jours sur la validation des identifiants SEPA dans une nouvelle banque.
Dans le secteur de l'assurance, l'apport de la blockchain tient à l'automatisation des procédures d'indemnisation et à l'allégement de certaines formalités à la charge des sociétés comme de leurs clients, du fait de l'utilisation de smart contracts. Ces programmes informatiques permettent d'appliquer des clauses convenues sans intervention humaine, sous réserve que les hypothèses et les conditions d'indemnisation et de préjudice soient clairement établies. Ainsi, l'offre Fizzy, commercialisée par Axa, propose à ses assurés un remboursement en cas de retard d'avion. Un tiers de confiance – les aéroports en l'occurrence – certifie le retard de l'avion, et le client est automatiquement indemnisé du préjudice subi. L'intérêt est commercial, mais l'entreprise gagne aussi en efficacité et le client n'a plus de démarches à effectuer. Ce processus est généralisable dès que l'on peut automatiser la transmission de l'élément déclencheur du contrat.
Dans le secteur de la logistique, la blockchain présente deux intérêts : d'une part, assurer une traçabilité des produits, ainsi que la mémoire des interventions des différents intervenants d'une chaîne de production et de distribution ; d'autre part, alléger des formalités et créer les conditions d'une coopération entre les acteurs d'une filière, notamment en matière d'échange d'informations. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle la société Komgo SA a été créée en Suisse en août 2018. Dans le secteur du négoce des matières premières, Komgo SA propose une plateforme digitalisée de négoce à une quinzaine d'entreprises essentielles de ce secteur, permettant la vérification de l'identité des clients, un échange crypté de documents sans base de données centrale, ce que permet la technologie de la blockchain – les acteurs, concurrents, ne souhaitant pas partager leurs données –, ainsi qu'une lettre de crédit digitale, en remplacement des lettres de crédits documentaires.
Dans le secteur énergétique, vous aurez sans doute entendu parler de l'expérimentation menée à New York depuis avril 2016, à l'initiative de Transactive Grid. Un micro-réseau de production et de distribution d'électricité a été mis en place à l'échelle de quelques rues, grâce aux énergies renouvelables et à l'usage d'un protocole Ethereum. En autorisant l'échange de services et de valeurs en dehors d'une instance de gestion centrale, la blockchain crée potentiellement les conditions de la mise en place – à une plus ou moins grande échelle suivant les capacités techniques – de réseaux locaux de production, d'échange et de revente d'énergie.
Cet inventaire ne prétend pas à l'exhaustivité. Je me contenterai pour finir d'évoquer la sphère des services publics, car la blockchain est un possible levier de rationalisation des organisations et de modernisation des conditions d'exercice de leurs compétences. Actuellement, le Honduras réfléchit à la bascule de la tenue de son cadastre sous blockchain, afin de faciliter la transmission de propriété.
Dans le même ordre d'idées, l'identité numérique permettrait aux citoyens de certifier et d'authentifier directement leurs échanges, d'échanger des documents rendus infalsifiables – diplômes, comptes d'une entreprise, etc. Dans le domaine administratif, le potentiel est immense… En conséquence, même si la technologie n'est pas encore « mûre », même si les cas d'usage sont encore au stade de concepts, il faut que la France prenne de l'avance sur cette technologie. Il s'agit de mettre en place une infrastructure de base, essentielle pour les développements économiques et administratifs de demain. Il serait dommage qu'elle soit maîtrisée par d'autres que la France ou les Européens, comme c'est malheureusement le cas pour internet.