Nous allons répondre à deux voix : M. Laurent Nunez complétera mon propos.
La doctrine française de maintien de l'ordre a évolué au fil des années et une rupture a eu lieu à l'époque où Philippe Massoni était préfet de Paris. Dans l'organisation actuelle, le principe déterminant est le maintien de l'ordre à distance : les forces de l'ordre guident et accompagnent les manifestants en évitant systématiquement la confrontation et le contact physique. Il s'agit d'éviter des violences en retour sur les policiers. Il s'agit aussi et surtout de permettre aux forces de l'ordre d'avoir une vision suffisante sur le champ d'action pour lutter contre les violences et les voies de fait qui pourraient être commises dans le cadre de la manifestation. Cela implique d'instaurer un rapport de force favorable aux policiers et gendarmes par le nombre. Depuis de nombreuses années, nous avons construit ainsi notre gestion de l'ordre public : un grand nombre de policiers et de gendarmes bien équipés accompagnent la manifestation plutôt que d'y faire face.
Certains des manifestants ont, eux, totalement changé de stratégie et vont au contact. Les observateurs attentifs vous diront, par exemple, que les ultras issus de la droite vont directement au contact physique et que les ultras issus de la gauche ont plutôt tendance à attaquer des banques ou des symboles. Ces types de comportements ont pu être observés lors des récents événements dans certaines villes. Ce sont des données factuelles. Je ne vous donne pas mon avis qui, sur ce sujet, n'a pas beaucoup d'importance.
Dans le conflit, les notions de distance et de rapport de force sont devenues beaucoup plus compliquées. Nous avons d'abord eu une gestion statique des manifestations. Monsieur Ciotti, avec l'allégresse et le sens de la mesure que nous lui connaissons et que je salue, a dressé un réquisitoire de l'action de l'exécutif pendant les trois derniers mois. Il a évoqué une stratégie fluctuante. Non, monsieur Ciotti, notre stratégie n'a pas été fluctuante. En revanche, elle a changé une fois. Nous sommes passés d'une approche statique – installée par un gouvernement que vous avez longtemps soutenu – à une approche offensive et mobile qui permet de constituer des équipes qui vont systématiquement interpeller les casseurs quand elles le peuvent.
Lors des récents événements, nous avons changé en profondeur notre doctrine d'utilisation des forces. Ce changement nous a été inspiré par l'expérience de gens de terrain. Après les événements du 1er décembre, nous avons reçu toutes les organisations syndicales pour leur demander leur avis. Nous avons évidemment écouté le directeur général de la gendarmerie nationale (DGGN), le directeur général de la police nationale (DGPN) et l'état-major, mais il nous semblait aussi nécessaire de prendre le pouls du terrain.
Une autre dimension doit monter en puissance et évoluer au fil du temps : le travail de renseignement et d'anticipation. Là encore, il faut s'adapter en permanence. Nous étions habitués à des manifestations annoncées et organisées longtemps à l'avance. Ce n'est plus le cas. Nous étions habitués à des manifestations localisées dans un lieu unique. Ce n'est plus le cas. Nous étions habitués à des communications assez classiques : banderoles, affiches et autres. À présent, la manifestation n'est pas déclarée et elle est improvisée en quelques heures par le biais des réseaux sociaux, un peu n'importe où, dans des lieux dont le seul intérêt affiché est de permettre de « faire courir » les forces de l'ordre. En gros, il s'agit de déstabiliser les forces de l'ordre. Le travail de renseignement et d'anticipation doit donc s'adapter.
Dans votre deuxième question, Monsieur Ciotti, vous faites référence à ce qui pourrait s'apparenter à une coopération judiciaire. S'il y a coopération dans l'exécution, il n'y a pas cogestion. S'il y a des mesures de contrôle préventif qui peuvent être ordonnées par le procureur, il n'y a, en aucun cas, une cogestion et une codécision entre le ministère de la Justice et le ministère de l'Intérieur. Il est nécessaire de faire des retours d'expérience après les manifestations, y compris avec les procureurs des différents territoires afin d'adapter notre dispositif. Le vrai changement consiste à faire en sorte que l'on ait une mobilité supplémentaire. Il faut revoir en profondeur notre doctrine de maintien de l'ordre public. J'ai demandé l'ouverture de ce chantier au sein du ministère. Ce matin, l'état-major m'a présenté une première étape des réflexions qui vont être affinées. Le moment venu, nous pourrons venir vous présenter ces réflexions, si vous le souhaitez. Il est clair que notre doctrine de maintien de l'ordre doit évoluer à tous les niveaux, que ce soit dans son organisation humaine ou matérielle. Nous devons rester ouverts sur ce sujet.
Monsieur Eliaou a évoqué l'allégement des formalités. Ce texte ne tend pas à limiter l'organisation de manifestations, il cherche au contraire à les faciliter et à les sécuriser. Certains dispositifs un peu compliqués obligent à organiser la manifestation dans son département alors que l'on peut vouloir manifester dans la métropole régionale et pas nécessairement dans la ville où l'on réside. Vos propositions d'allégement des procédures vont dans le bon sens.
Madame la rapporteure, vous m'avez interrogé sur le nombre de sanctions. Ce tableau de bord relève du ministère de la Justice. Je dispose de quelques éléments que je peux vous faire passer mais qu'il faudra mettre en convergence avec les données du ministère de la Justice.
Monsieur Ciotti, je vous ai répondu sur ce que vous appelez une stratégie fluctuante mais je ne suis pas sûr de vous avoir convaincu, ce que je regrette. Vous avez aussi évoqué Notre-Dame-des-Landes et une situation d'enkystement. C'est effectivement un bon exemple. L'occupation remonte à août 2009 et on parlait à l'époque d'un camp action climat (CAC) et non pas de zone à défendre (ZAD). En 2012, l'État avait lancé l'opération César pour déloger les occupants des terrains. À présent, ce dossier vieux de cinquante ans se résume à des conflits d'usage entre agriculteurs, qui se règlent devant les tribunaux. Tout en regrettant l'existence de ces conflits, je pense que c'est une bonne chose que l'affaire se limite désormais à cette dimension. Les lieux sont très pacifiés.
Madame Vichnievsky, je vais laisser M. Laurent Nunez répondre à vos questions.
Madame Karamanli vous soulevez la question de l'utilité de l'étude d'impact. Si ce texte était un projet de loi, nous aurions effectivement une étude d'impact et même un avis du Conseil d'État. En même temps, le fait que nous ayons à travailler aussi sur des propositions de loi montre que le Parlement fonctionne bien. D'après l'usage, cette proposition de loi – qui vient d'un groupe n'appartenant pas à la majorité – devrait être considérée comme un mauvais texte. Or ce n'est pas le cas. C'est le seul élément surprenant. Je note que le président Retailleau et les sénateurs qui l'ont accompagné dans la préparation de ce texte se sont notamment inspirés du rapport de la commission d'enquête de l'Assemblée nationale sur les missions et modalités du maintien de l'ordre républicain dans un contexte de respect des libertés publiques et du droit de manifestation, présidée par Noël Mamère et dont le rapporteur était Pascal Popelin. Nous retrouvons certaines préconisations de cette commission d'enquête dans la proposition de loi.
Monsieur Zumkeller, un texte doit évidemment être applicable. Certaines corrections, certains encadrements et aménagements sont peut-être nécessaires. Je fais toute confiance à notre travail commun sur ce point. En revanche, je voudrais m'inscrire en faux contre l'une de vos remarques : vous avez dit qu'assister à un match de foot n'était pas un droit constitutionnel ? Je conteste ce propos… et M. Houlié, fan de l'Olympique de Marseille, le fera aussi ! Je vais me liguer avec lui pour affirmer que cela devrait être un droit constitutionnel, au moins pour les Marseillais et les gens des alentours. Le député Diard confirme ! (Sourires.)
Vous avez évoqué l'interdiction de prendre part à une manifestation, prévue à l'article 2, et la nécessité de prévoir un recours. En effet, il faut prévoir un recours devant le juge administratif. Il faut donc un laps de temps entre la notification de l'interdiction et la date de la manifestation pour que le délai de quarante-huit heures, nécessaire à un référé administratif, soit opérationnel. C'est l'un des sujets sur lesquels nous pouvons travailler mais il faut évidemment faire en sorte qu'il y ait une décision. Au passage, je tiens à rappeler que nous parlons de quelque 300 personnes à l'échelle du territoire national. Je n'ai pas cette liste, vous vous en doutez, mais je ne suis pas sûr de vous trouver plus de 300 personnes qui auraient pu, un jour, être identifiées comme des casseurs potentiels. En fait, il ne s'agit que de quelques centaines de personnes, c'est-à-dire d'une cinquantaine de personnes pour une manifestation. Sachant que son arrêté pourra être annulé, le préfet fera extrêmement attention avant d'interdire à une personne de prendre part à une manifestation. Cela étant, il faut encadrer la mesure, comme plusieurs d'entre vous l'ont demandé. L'interdiction ne doit pas dépendre du libre arbitre du préfet mais doit respecter des conditions précises. M. Laurent Nunez y reviendra.
Quelle est l'efficacité des dispositions concernant la dissimulation du visage ? C'est assez simple, même si M. de Courson semble en douter après ce qui me semble être une lecture un peu rapide du texte. Nous avons les moyens de caractériser cela et il faut faire confiance au juge qui prendra la décision.
Monsieur Bernalicis, vous avez assez peu parlé du texte et beaucoup insisté sur les violences policières. Tout d'abord, je vous invite à écouter la totalité de mes propos. À chaque fois que je m'exprime et dès la présentation de mes voeux aux forces de l'ordre, j'ai rappelé le devoir d'exemplarité. Je l'ai fait à plusieurs reprises et notamment vendredi matin sur les ondes d'une grande radio nationale. Quand on incarne la puissance, la force publique, on a ce devoir d'exemplarité. J'ai même fait une vidéo – vous ne les voyez pas toutes – que j'ai envoyée aux forces de l'ordre depuis le centre de formation à la gestion de l'ordre public, afin de leur rappeler ce devoir-là. Je pense qu'il faut être très vigilant sur ce point.
Vous contestez ma formule : « je ne connais pas de policiers qui aient attaqué… ». Je vous invite à chercher la définition du verbe « attaquer ». Ce mot signifie : « porter les premiers coups, commencer le combat ». Je vous le dis : jamais un policier ou un gendarme ne porte les premiers coups. En revanche, les forces de l'ordre peuvent mobiliser des moyens de défense et quatre personnes ont été blessées par des tirs de lanceurs de balle de défense (LBD). Ces tirs font l'objet d'une enquête de l'Inspection générale de la police nationale (IGPN). Ce sont quatre blessés de trop, je l'ai dit dans mon propos liminaire et personne n'en doute ici. Cependant, ces tirs ont eu lieu dans le cadre d'actions de défense. Quand nos policiers ou nos gendarmes utilisent un LBD, ce n'est pas pour gérer la manifestation. Ils le font dans le cadre d'une nouvelle doctrine d'emploi précise : pour se défendre ou pour défendre un intérêt stratégique de la manifestation ou des personnes mises en danger. Ces armes de défense peuvent blesser gravement. Personne ne le nie.
Monsieur Bernalicis, les enquêtes de l'IGPN ne sont pas administratives. L'IGPN a été saisie par le parquet de quatre-vingt-une affaires qui vont de l'injure à des blessures graves. Ces enquêtes sont destinées à rechercher d'éventuelles infractions et à établir la responsabilité de leurs éventuels auteurs. Je ne vous laisserai pas dire que l'IGPN…