Intervention de Dominique Potier

Réunion du mercredi 23 janvier 2019 à 9h30
Commission des affaires sociales

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaDominique Potier, rapporteur :

Madame la présidente, mesdames et messieurs, chers collègues, je vous remercie de m'accueillir comme rapporteur au sein de votre commission des affaires sociales. Pour un membre de la commission des affaires économiques, c'est toujours comme une promotion !

Je voudrais tout d'abord rendre hommage aux députés qui ont participé, avec beaucoup d'attention, aux auditions préparatoires à l'examen de cette proposition de loi. Le dialogue que nous avons eu en marge de ces auditions était lui aussi d'une grande qualité. Je suis sûr que cela présage d'une capacité d'échange du même niveau pour l'examen du texte dans cette commission, en toute humilité, sans chercher à se donner des leçons les uns aux autres, encore moins des leçons de morale, à plus forte raison sur un sujet aussi sensible. Il s'agit plutôt de chercher la vérité, de s'efforcer d'être juste et d'agir au mieux.

Nous proposons, en lien avec les députés de la majorité qui ont suivi ce dossier, de considérer ce débat en commission comme une première étape, où nous allons gagner en connaissance du sujet et faire les premiers pas. La séance publique pourrait être l'occasion d'arriver à des accords plus importants.

Le 19 décembre, j'avais l'occasion de présider, à la fondation Jean Jaurès, aux côtés de Matthieu Orphelin, dans le cadre du collectif « Accélérons la transition écologique et solidaire ! », un colloque sur le fondement des travaux de l'Institut du développement durable et des relations internationales (IDDRI), filiale de Sciences Po, qui posaient le principe d'une Europe sans pesticides à l'horizon 2050. La qualité des débats, menés notamment avec l'Institut national de la recherche agronomique (INRA) et les ONG présentes, a montré que cette perspective, loin d'être utopique, était même heureuse au sens où elle permettait, par exemple, d'espérer une baisse des émissions de gaz à effet de serre de l'ordre de 40 %.

Cette perspective d'une Europe sans pesticides en 2050 m'évoque l'après-guerre. Car nous serons alors un siècle après l'après-guerre. Ira-t-on alors jusqu'à considérer que la chimie dans l'agriculture n'aura finalement été qu'une parenthèse ? Envisager cette perspective, c'est vraiment engager un changement de paradigme tout à fait important. Cela me paraît être une des bonnes nouvelles de ce début du XXIe siècle : dans le monde de l'agronomie et dans la grande histoire de l'agriculture à l'ère moderne, la chimie n'aura-t-elle finalement été la solution majoritaire dans la lutte contre les ravageurs, les maladies et tous les maux qui peuvent frapper nos animaux et nos plantes que pendant une parenthèse dans l'histoire de l'humanité, entre 1950 et 2050 !

C'est dans cette perspective que je propose de nous placer désormais. J'évoquerai, pour preuve du consensus qui est en train de s'établir sur ce point, le dialogue que j'avais encore hier soir avec le nouveau président d'Interfel, l'interprofession des fruits et légumes. Ce secteur d'activité ne représente que quelques pourcents de la surface agricole utile française ; or il concentre, avec la viticulture, une part importante de la dépendance à la phytopharmacie. Eh bien, le président de l'interprofession des fruits et légumes me déclarait hier soir qu'il était prêt à adopter cette perspective d'une Europe sans pesticides en 2050. Autrement dit, même les secteurs les plus exposés dans la compétition internationale et les plus dépendants des situations de phytopharmaceutiques se mettent désormais dans cette perspective, dès lors que nous avons acté que nous avions changé de monde et que nous nous dirigeons résolument, pour des raisons de santé publique, de changement climatique, de souveraineté alimentaire et de cohérence des politiques sociales environnementales, vers une Europe sans pesticides.

Mais regardons en arrière et considérons l'explosion de ce recours aux intrants chimiques, mais aussi les premiers temps de la prévention et des premières alertes, qui n'apparaissent qu'en 1974 : il aura fallu attendre près de dix ans, parfois vingt, pour voir se mettre en place les premières politiques de prévention solides… Il aura fallu pratiquement une génération entre les premières alertes sanitaires et les directives européennes de 2009 qui établissent un lien de causalité entre les pesticides et leurs effets nocifs et enclenchent une obligation pour les États membres de mettre en place des politiques de prévention.

Tout en regardant l'horizon d'une Europe sans pesticides, plus saine et plus durable, rappelons-nous le temps de l'incurie, de l'inconscience et d'une forme de désinvolture que nous portions collectivement : nous devons admettre que, dans notre pays, des personnes ont été, inconsciemment et involontairement, victimes d'une faute, d'une responsabilité collective, en un mot d'un système. Car la prévention n'était pas présente et les précautions qui auraient dû être prises ne l'ont pas été.

Tout l'objet de la présente proposition de loi est de mettre nos pas dans le chemin de cette nécessaire réparation. Il y aurait un parallèle à faire avec d'autres conflits, comme ceux qui peuvent opposer des peuples sur un territoire : chaque fois qu'on est capable de réparer, on prévient la guerre et on prépare la paix. Si on n'est pas capable de réparer, on ne prépare pas vraiment la paix.

Je propose ainsi que nous fassions en sorte de nous donner, par la création d'un fonds d'indemnisation des victimes de l'usage, du mauvais usage, du mésusage de la phytopharmacie, les moyens de préparer un monde où nous serons affranchis de ces pratiques et où nous aurons mis en oeuvre des solutions plus heureuses pour notre agriculture et notre alimentation.

Pour ce faire, nous nous sommes appuyés sur une série de travaux extrêmement récents. 2013 a vu la parution du rapport de l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM), qui a réellement modifié la donne. J'ai eu l'honneur d'être le rapporteur du plan Ecophyto II, sollicité par Jean-Marc Ayrault et remis à Manuel Valls, mais jamais réellement mis en oeuvre depuis 2014. Ce plan rendait hommage aux changements profonds survenus depuis le Grenelle de l'environnement et, surtout, depuis le rapport de l'INSERM qui a établi un lien de causalité entre l'utilisation des phytosanitaires et tout un faisceau de maladies. Car il y a vraiment un monde avant ce rapport et un autre après.

Un autre rapport très important est celui qui a été porté par nos collègues sénateurs. Ils sont d'ailleurs allés au bout de leur combat, puisqu'ils ont ensuite déposé et fait adopter cette proposition de loi. Leur rapport d'information de 2012, intitulé « Pesticides : vers le risque zéro », est le fruit d'une mission présidée par Sophie Primas, présidente de la commission des affaires économiques et membre du groupe Les Républicains du Sénat. Elle m'a renouvelé, par un message, son soutien et sa volonté de nous voir aboutir aujourd'hui. Vous voyez donc combien le spectre politique concerné est large.

Nicole Bonnefoy était quant à elle la rapporteure de cette proposition de loi. Le Sénat a adopté son rapport à l'unanimité en 2012. Ce rapport propose la création d'un fonds d'indemnisation. Nos collègues sénateurs socialistes et républicains ont, à partir de là, établi un diagnostic et, forts d'une conviction partagée, ont poursuivi leurs travaux visant à l'élaboration d'une loi.

Presque concomitamment, en 2011, Paul François crée l'association Phyto-Victimes. Lui-même avait été victime d'un accident dans l'usage de produits phytopharmaceutiques : nous connaissons tous son histoire héroïque, son courage, sa bravoure. Il poursuit son combat au-delà des frontières pour défendre des paysans victimes d'épandage aérien dans des régions d'Amérique du Sud. Paul François et des centaines de militants, à partir de 2011, ont montré la quasi-impossibilité, sur le plan juridique, d'une action en recherche de responsabilité des fournisseurs ou des autorisations publiques, aux fins d'obtenir la réparation des victimes. Entre 2011 et 2014, la conjugaison de l'action des acteurs de la société civile, d'un diagnostic parlementaire et des travaux scientifiques de l'INSERM, aura mis en lumière la nécessité d'agir par le biais d'un fonds d'indemnisation.

J'en viens à l'objet plus précis de ce fonds. Nous sommes héritiers d'une proposition de loi défendue par Nicole Bonnefoy et adoptée, le fait est assez rare, à l'unanimité par nos collègues sénateurs. Nous nous devons de reprendre ce combat, comme nous l'avons fait immédiatement en assurant une passerelle entre nos deux assemblées : nous nous sommes rendus au Sénat pour nous rendre compte des travaux réalisés ; nous avons accueilli les sénateurs Bernard Jomier et Nicole Bonnefoy à l'Assemblée nationale.

Je me réjouis de retrouver ici les visages de plusieurs personnes qui avaient participé à ce petit-déjeuner, à quelques pas d'ici. L'événement avait permis, autour de Paul François et de Nicole Bonnefoy, de réunir des députés de toutes sensibilités, qui ont en quelque sorte fait le serment de s'engager à poursuivre le combat engagé au Sénat. Ce que nous avons fait à l'occasion de la loi pour l'équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire (EGALIM), sans succès, puis durant l'examen du projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS), sans davantage de succès… C'est pourquoi je salue la détermination du groupe Socialistes et apparentés, qui a consacré sa niche parlementaire à ce combat et à une autre proposition sur le chlordécone, variante de la proposition que je vais défendre. Sur les cinq propositions de loi qu'il propose d'examiner, deux concernent la santé du monde agricole et des populations rurales et les effets des pratiques que nous dénonçons aujourd'hui.

Nous sommes aujourd'hui au pied du mur, face à cette proposition que nous allons amender et corriger ensemble. De quoi s'agit-il ? Tout part du constat que, sur les populations agricoles, le seul régime des accidents du travail et des maladies professionnelles (AT-MP) ne permet pas de couvrir l'intégralité des dégâts et des dommages causés aux personnes. Qui plus est, une partie des publics concernés n'est pas couverte, en raison d'arguties juridiques sur lesquelles je ne m'étendrai pas plus que nécessaire : il s'agit, par exemple, d'agriculteurs retraités pour lesquels les délais de prescription sont forclos, ou bien des cas où un recours est possible, mais où la preuve se révèle très difficile à établir ; il y a aussi ce cas, auquel, tout pathos mis à part, personne ne sera insensible, de cet enfant né avant 2005 et qui a subi in utero une exposition à des pesticides à une époque où sa maman n'était pas reconnue juridiquement comme conjointe d'exploitant, ce qui exclut toute possibilité de réparation au titre du registre habituel des maladies professionnelles ou des accidents du travail. Ajoutons qu'avant 2002, il n'y avait pas d'obligation de souscrire une assurance volontaire accidents du travail ; autant de personnes qui ne sont pas couvertes. Voilà au moins trois catégories, et je peux en trouver d'autres, qui échappent totalement au régime actuel de prise en compte.

Celui-ci n'a progressé que lentement, notamment à travers la création, pour le monde agricole, des tableaux nos 58 et 59, qui couvre les maladies de Parkinson et les lymphomes, tout au moins une catégorie de lymphomes malins. Mais toute une catégorie de maladies – plusieurs dizaines, à croire le rapport de l'INSERM – n'est pas prise en compte, par le fait que ces maladies résultent d'un faisceau de facteurs, d'un effet cocktail découlant de l'exposition à plusieurs substances.

Bref, il y a des populations qui ne sont pas prises en compte et des maladies mal identifiées. La création d'un fonds permettrait à la fois de prendre en compte toutes ces catégories de population exclues pour des raisons parfaitement scandaleuses, en prenant en considération la complexité de la nature même de ces maladies, qui ne peuvent pas relever d'une causalité immédiate.

Dans le cas de l'amiante, il est possible d'établir une cause, une conséquence et de trouver des traces qui ne sont pas discutables, à travers les identifications de la radiologie. Mais dans le cas présent, la causalité en faisceau justifie, par sa nature même, le besoin d'un fonds qui permet d'intervenir au bénéfice de populations aujourd'hui écartées. La prise en considération des faisceaux de symptômes permettra aussi aux victimes d'étayer leur cas et d'inverser la charge de la preuve.

Les fonds d'indemnisation dans notre pays sont à chaque fois nés de crises sanitaires larvées. Ce fut le cas du Fonds d'indemnisation des victimes de l'amiante (FIVA), le plus célèbre, fruit d'un combat politique majeur dans notre pays et dont personne ne conteste plus le bien-fondé. Nous nous réjouissons que ce combat auquel des députés de plusieurs sensibilités ont participé ces dernières années, ait pu finir en triomphe. De la même façon, un fonds a été mis en place pour les victimes des essais nucléaires, de même que pour les malades du VIH infectées à l'occasion de transfusions sanguines, et plus récemment à l'occasion de l'épisode tragique du Mediator.

Ces réponses reposent sur un appel à la collectivité dans son ensemble, tant à la puissance privée qu'à la puissance publique. Car l'État est sollicité à travers ces régimes particuliers, mais la responsabilité privée est également recherchée.

Si nous avions encore des doutes sur la nécessité d'adopter cette proposition de loi, je rappellerais seulement le contenu d'un rapport commandé par l'ancien gouvernement et remis au gouvernement actuel il y a exactement un an. Par un vote à l'unanimité, dès le stade de la commission, les sénateurs avaient réclamé une triple mission d'inspection, par l'inspection générale des finances (IGF), l'inspection générale des affaires sociales (IGAS) et le conseil général de l'alimentation, de l'agriculture et des espaces ruraux (CGAAER). Vous avez tous pu prendre connaissance de ce rapport, à tous égards exemplaire sur le plan de la clarté et de la pédagogie ; nul besoin d'être un spécialiste pour entrer dans le raisonnement. Ainsi, depuis un an, l'État est en possession d'un rapport complet qui fait l'état de la question sur la base du dernier état de l'art, et qui plaide sans réserve pour la création d'un fonds.

J'en viens aux questions qui ont été abordées au cours de nos auditions préparatoires. Ma stratégie de rapporteur face à nos interlocuteurs, qu'il s'agisse des autorités scientifiques, comme l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (ANSES), l'INSERM ou l'INRA, des diverses autorités de gestion, des cabinets des ministres ou, bien sûr, des syndicats agricoles et syndicats de salariés, a été très simple : je leur ai demandé quels éléments d'information ils attendaient, qui n'aient pas déjà figuré dans le rapport de cette mission d'inspection rendu au mois de janvier 2018. Devant tous les députés qui étaient présents, je puis dire qu'aucun de nos interlocuteurs n'a pu nous démontrer que nous avions encore besoin d'informations complémentaires pour délibérer. La création d'un fonds apparaît comme une sorte de minimum requis.

Une première controverse, qui s'exprimera à l'occasion des amendements, a porté sur le périmètre des personnes concernées. Par prudence et par souci de consensus, je vais vous proposer non pas d'exclure, mais de reporter à 2022, la prise en compte des personnes qui auraient subi des affections liées aux pesticides sur le plan environnemental et non sur le plan professionnel. Autant il me semble urgent de prendre en compte l'ensemble des familles et l'ensemble des ressortissants des régimes agricoles de la Mutualité sociale agricole (MSA) concernés par les pesticides, autant une certaine prudence semble s'imposer sur le reste, dans la mesure où une série de rapports sont attendus pour 2019. Ils nous permettront de retrouver d'ici à 2022 la capacité à indemniser, le cas échéant, des victimes sur des critères de santé environnementale, encore mal renseignés aujourd'hui. À trop embrasser, nous pourrions mal étreindre ; nous avons donc choisi de rester centrés sur les accidents et maladies du travail, sans exclure pour autant les autres populations – car ce serait un mauvais service à rendre au monde agricole que de le privilégier dans la réparation des dégâts – dont la prise en compte sera reportée à l'issue d'un temps d'information non encore arrêté par la puissance publique.

La deuxième controverse qui pourrait animer nos débats ce matin, porte sur la nature intégrale ou forfaitaire de la réparation au titre du régime AT-MP. J'en appelle au sens de l'histoire : reportons-nous au combat de 1898 en faveur d'un régime d'accidents du travail et d'assurance maladie, mené par le député ouvrier Martin Nadaud. Il s'était engagé en faveur d'une réparation intégrale plutôt que d'une réparation forfaitaire. C'est la formule retenue dans le cas des crises sanitaires où une responsabilité collective, étayée par la puissance publique et privée, est établie.

Autrement dit, il serait totalement contradictoire avec les efforts engagés ces dernières décennies par nos prédécesseurs que de ne pas aller vers une réparation intégrale prenant en compte la totalité de la réparation, notamment dans la dimension patrimoniale et extra-patrimoniale, laquelle va jusqu'au préjudice esthétique et à tous les aspects de la souffrance à prendre en charge. La réparation intégrale est donc le point sur lequel nous pourrions être en désaccord partiel.

Ouvrir ce combat de la réparation, c'est certainement donner un signal très fort vers la prévention, qui est l'avenir de la puissance publique dans des sociétés complexes. Pour la première fois, un signal alarmant nous vient des États-Unis : l'espérance de vie en bonne santé y est pour la première fois en régression. Ce signal, nous ne pouvons pas ne pas l'entendre et adapter en conséquence nos modèles occidentaux de développement. Il est urgent d'agir.

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