Je vous remercie pour l'état d'esprit de vos interventions, que je sens propice à une véritable co-construction.
Au préalable, je veux dire à Mme la présidente qu'il serait bon – je ne suis pas un spécialiste des arcanes de la procédure législative – que le rapporteur puisse déposer des amendements jusqu'au dernier moment. Les délais sont, en effet, très brefs. Or, je le dis avec humilité, après ma rencontre avec Nicole Bonnefoy et Bernard Jomier, j'ai été saisi d'un doute sur un point très précis dont je veux m'ouvrir à vous très librement : je veux parler du cas des enfants – je le dis sans pathos –, qui peuvent être victimes d'une exposition aux pesticides sans que leurs parents soient des professionnels. Les sénateurs – sensibilisés au sort de ces enfants par la question des cancers pédiatriques – les avaient inclus dans le champ couvert par le fonds d'indemnisation. En revanche, notre position, qui semble être partagée par la majorité, vise plutôt à exclure, dans un premier temps, les victimes d'une exposition environnementale, y compris donc les enfants, et à reporter la prise en compte de cette population à 2022 ou, comme le propose Mathieu Orphelin, à 2023. Une telle position n'est pas facile à assumer ; nous devons faire preuve de discernement. Nous pourrions ainsi être amenés à consulter des experts pour examiner la possibilité de prendre néanmoins en compte cette population.
Je reconnais donc les faiblesses de notre proposition et nos doutes, qui mériteraient une réflexion approfondie. Sur l'identification des populations qui ne seront pas immédiatement prises en compte comme sur les modalités de la réparation, je suis convaincu que nous pouvons aboutir à un consensus, si le dialogue se poursuit. Mais cela suppose, madame la présidente, que, lors de l'examen des amendements au titre de l'article 88, je puisse, en tant que rapporteur, défendre un amendement mis au point dans le cadre d'un groupe de travail rassemblant diverses sensibilités. Vous nous direz ce qu'il en est, mais je plaide pour que nous puissions, jusqu'au bout, poursuivre le dialogue le plus loin possible.
Je vais maintenant répondre aux questions qui m'ont été posées.
Tout d'abord, je remercie Mme Gaillot d'avoir rappelé, avec compassion, que le groupe socialiste ne disposait que d'une niche parlementaire d'une journée par an et d'avoir compris que nous n'allions pas attendre un an pour poursuivre un combat que nous menons depuis 2013.
Mathieu Orphelin a rappelé que l'amendement au projet de loi EGALIM, défendu nuitamment, ne visait pas à reporter le sujet, mais bien à fixer un rendez-vous. Mais les auditions nous ont permis de vérifier que les différents rapports, tant celui de l'ANSES que celui qui a été demandé au Gouvernement, ne nous apprendront rien que nous ne sachions déjà. Il n'y a donc aucune ambiguïté sur le fait que le calendrier proposé est le bon.
Par ailleurs, les arguments avancés pour limiter le bénéfice du fonds aux travailleurs de la terre et pour refuser de l'étendre à ceux qui sont exclus, pour des raisons parfois ubuesques, du champ des maladies professionnelles ne tiennent pas. À cet égard, opter pour un renvoi à la Commission supérieure des maladies professionnelles (COSMAP), dont je rappelle qu'elle s'est réunie, hier – est-ce un hasard ? je l'ignore –, pour la première fois depuis 2016, ce serait manquer le rendez-vous de l'histoire. J'ajoute que, dans le cadre d'un recours devant le Comité régional de reconnaissance des maladies professionnelles (CRRMP), la charge de la preuve repose sur le requérant. On sait à quel point c'est compliqué : tous les rapports de l'INSERM l'attestent, les causes sont multiples et s'additionnent pour produire ce qu'on appelle un « effet cocktail », si bien qu'il est pratiquement impossible d'établir devant la justice, ni a fortiori devant cette commission, un lien de causalité irréfragable. Par conséquent, seul un fonds analogue à celui qui a été créé pour indemniser les victimes de l'amiante notamment permet de prendre en compte globalement la maladie.
Cher Gilles Lurton, vous avez évoqué une compétition avec l'ANSES. Je suis bien placé pour vous répondre que, dans le cadre de la loi pour l'avenir de l'agriculture, le groupe parlementaire majoritaire avait prévu, en accord avec le ministre, que l'étude d'un produit phytosanitaire pouvait se poursuivre après sa mise sur le marché, afin que soient analysés ses effets à grande échelle, dans des contextes évolutifs – changement climatique, changements d'usage, évolution des pratiques économiques des filières, etc. C'est grâce à cette phyto-pharmacovigilance exercée par l'ANSES – je le dis avec une certaine fierté, ayant voté cet amendement – que le méta-sodium a été interdit en novembre 2018. Nous ne voulons donc en aucun cas détruire ce fonds, que nous avons créé et abondé lors des lois de finances. Je pense même que la somme – 4,2 millions – affectée aux travaux de l'ANSES est insuffisante et pourrait être portée à 5 millions, voire 6 millions, en prélevant entièrement la taxe de 0,3 % sur le chiffre d'affaires des entreprises vendant des produits phytosanitaires soumis à autorisation de mise sur le marché. Ainsi, compte tenu de l'élargissement des finalités du fonds à la réparation des préjudices, ces 0,3 % constituent en quelque sorte un fonds d'amorçage. Du reste, nous savons que, dans leur étude, les trois inspections envisagent une augmentation de ce taux, qui devra être révisé le moment venu, jusqu'à 1,5 %, afin que les industries phytopharmaceutiques contribuent à la hauteur estimée dans les modélisations économiques.
Par ailleurs, nous ne devons en aucun cas baisser la garde en matière de prévention.
Mme Benin et Mme Sanquer ont évoqué la question sensible des réserves émises par Mme la ministre. Boris Vallaud l'a dit à sa manière : ce temps est celui de la société civile, du Parlement. Il nous revient de poser de grands principes. Du reste, si j'en crois nos collègues du Sénat, les positions de Mme la ministre ont évolué depuis : à nous d'obtenir une dernière évolution. Au demeurant, je vous rassure : la proposition de loi – que nous allons voter, je l'espère, à l'unanimité – renvoie très largement à des décrets, de sorte que le Gouvernement pourra fixer lui-même des normes qui tiennent compte du principe de réalité et de la vérité scientifique. Nous ne légiférons pas dans l'émotion ; notre propos n'est pas d'adresser des injonctions au Gouvernement mais de le mettre devant ses responsabilités, et je ne doute pas que la ministre saura les assumer.
S'agissant de la prévention, je retiens l'excellente proposition de Mme Toutut-Picard d'améliorer le suivi médical, et je suggère que son groupe dépose un amendement en ce sens, en espérant qu'il ne sera pas considéré comme un cavalier législatif. En tout état de cause, le fait d'appliquer des mesures de prévention à l'ensemble de la population rurale concernée – et ce sera encore plus vrai pour la chlordécone – me semble une excellente idée. J'y serais donc évidemment favorable.
M. Dharréville et M. Ratenon ont évoqué la question des recours en responsabilité. Le fonds d'indemnisation, je le rappelle, vise à assumer collectivement, privé et puissance publique, la réparation de dégâts collectifs dans le cadre d'une responsabilité sans faute – concept apparemment abscons mais reconnu à de multiples reprises dans notre pays. Son existence n'épuise pas les recours qui peuvent être formés lorsque la responsabilité des dommages est dûment établie. La justice peut ainsi être saisie si un industriel, un fournisseur ou un employeur a commis une faute ; nous devons effectivement y veiller. Ce n'est pas à la collectivité d'assumer une faute privée lorsqu'elle est établie par la justice.
Mme Dubié a plaidé pour la prévention, et je ne peux qu'abonder dans sons sens. Je rappellerai que le plan « Écophyto 1 », qui a été pourtant beaucoup dénigré, a permis l'établissement d'un Certificat individuel de produits phytopharmaceutiques, dit « Certiphyto », qui a été délivré aux dizaines de milliers d'agriculteurs, d'ouvriers agricoles et d'employés de coopératives qui ont suivi un stage sur la manipulation de ces produits. Une prise de conscience est donc intervenue et les pratiques ont changé : des progrès ont été réalisés notamment dans le domaine des vêtements de protection. Il faut poursuivre ce travail, bien entendu. Mais la meilleure prévention réside dans l'abandon progressif des pesticides. Nous travaillons à l'avènement de cet autre monde à l'échéance de 2050, selon des modalités, cher Boris Vallaud, qui peuvent être légèrement divergentes – mais nous sommes bien d'accord sur les finalités.
Pour ma part, je ne suis pas d'avis que le Parlement se prononce sur les molécules. Son rôle, selon moi, est plutôt de plaider au niveau européen pour renforcer l'Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA), afin qu'elle dispose de fonds propres et puisse réaliser ses expertises sans dépendre d'aucun lobby. À cet égard, les mesures que le gouvernement précédent a prises concernant l'ANSES sont importantes : ses prérogatives doivent être renforcées et ses fonds suffisants pour qu'elle puisse s'autosaisir, sans dépendre ni de l'opinion ni du marché. Telle est ma position, et je n'ai pas à m'en excuser puisqu'en tant que paysan et élu local, je me suis affranchi depuis plusieurs décennies du glyphosate. Il me semble que, dans une démocratie moderne, il ne faut pas confondre les champs et les lieux : il faut renforcer des lieux de décision autonomes, libérés des lobbies. Quant au Parlement, il doit rester prudent dans ces matières, car il n'agit pas forcément en connaissance de cause.
Par ailleurs, l'écart existant entre l'estimation réalisée par la mission des trois inspections et le nombre de malades actuellement pris en charge est, c'est vrai, considérable, puisque nous sommes dans un rapport d'un à dix, voire d'un à quinze. En effet, on estime actuellement le nombre de cas indemnisés au titre des régimes ATMP à 70 par an, soit 700 cas recensés en 10 ans, alors que le nombre des personnes susceptibles d'être concernées - ceux qui souffrent de la maladie de Parkinson notamment –, est évalué, avec beaucoup de prudence par les inspections à 100 000 travailleurs de la terre exposés aux pesticides au sens large dont 10 000 professionnels développeront une pathologie au sens strict.
De fait, les agriculteurs tout comme la médecine de ville, voire l'hôpital public, connaissent mal le lien de causalité entre le métier exercé et l'affection diagnostiquée. La première cause que nous devons défendre est donc celle de l'information : en l'espèce, l'ignorance est l'ennemie de la justice. Des progrès considérables doivent ainsi être faits, d'abord dans la connaissance de ces maladies et de leurs causes, puis dans la réparation des dommages. Quoi qu'il en soit, le delta entre la population estimée et celle qui est prise en charge est considérable : s'il n'y avait qu'une raison de créer ce fonds, ce serait celle-là.
Enfin, M. Viry notamment a abordé la question de la modélisation économique. Je rappellerai la version haute évoquée par la mission des trois inspections. Selon que l'on retient la population directement concernée ou que l'on inclue également les familles des travailleurs de la terre, selon que l'on opte pour une réparation forfaitaire ou une réparation intégrale, l'estimation varie entre 23 millions et 93 millions d'euros, soit, sur une période d'une dizaine d'années, un total compris entre 250 millions, dans la version la plus étriquée et économie, et 1 milliard d'euros. Comment la mission propose-t-elle de répartir cette charge ? Un quart de celle-ci pèserait sur la profession elle-même, c'est-à-dire la MSA, un autre quart serait supporté par l'industrie phytopharmaceutique – en portant le taux de la taxe actuelle à 1,5 % –, la moitié restante pesant sur la Sécurité sociale, abondée par l'État et la solidarité nationale. Cette répartition peut faire l'objet d'un débat : pour ma part, j'estime que la part de l'industrie est sous-évaluée. Quoi qu'il en soit, ce modèle donne une idée de la répartition qui pourrait être décidée. Celle-ci représente un véritable effort, mais il y va de la réparation, pour autant qu'elle soit possible, des dommages subis par des milliers de personnes qui souffrent.