Intervention de Jean-Michel Blanquer

Séance en hémicycle du mercredi 6 février 2019 à 15h00
Débat sur l'école dans la société du numérique

Jean-Michel Blanquer, ministre de l'éducation nationale et de la jeunesse :

Je suis particulièrement heureux de pouvoir m'exprimer devant vous sur une question majeure qui est, nous l'avons vu, au coeur des grands enjeux de l'école au XXIe siècle.

Je veux d'abord remercier chaleureusement le groupe MODEM de nous offrir l'occasion d'échanger à ce sujet, ainsi que le président de la commission des affaires culturelles et de l'éducation, Bruno Studer : son rapport sur l'école dans la société du numérique, fruit d'un travail considérable remis en octobre dernier, a des implications directes dans le débat d'aujourd'hui, mais aussi sur nos premières actions en la matière à l'école, parmi lesquelles la création, déjà citée, du CAPES d'informatique, une étape très importante.

Les enjeux numériques font évidemment partie des grands défis de notre temps, car ils dessinent un horizon de progrès s'ils sont mis au service de l'élévation du niveau des élèves et de la justice sociale. La société numérique suscite une question fondamentale : comment un monde toujours plus technologique peut-il tout de même être un monde toujours plus humain ? C'est par l'éducation que nous pourrons y répondre de manière positive, mais ce n'est pas chose facile.

Le défi, en effet, est double. L'école doit apporter une réponse simple à une question complexe : le numérique doit nous permettre de mieux enseigner, autour des enjeux éternels – lire, écrire, compter, respecter autrui, acquérir une culture générale – , mais aussi d'enjeux plus modernes – le numérique et l'informatique. C'est ce que nous faisons depuis vingt mois, en donnant la priorité aux enseignements fondamentaux, par la promotion du livre et par l'interdiction du portable à l'école et au collège, tout en procédant à une transformation de nos enseignements sur laquelle je reviendrai, le tout pour transmettre aux élèves des savoirs adaptés aux enjeux du siècle.

L'école du XXIe siècle doit mettre au service des enjeux éternels les technologies les plus modernes. C'est pourquoi l'ordinateur ne remplacera jamais le professeur. L'un d'entre vous s'est inquiété de cette éventualité, que je prends très au sérieux. C'est un sujet sur lequel j'ai écrit avant d'être ministre et à propos duquel j'ai une conviction profonde : non seulement le numérique ne remplacera pas le professeur, mais nous aurons encore plus besoin des professeurs dans un monde numérisé, non parce que l'on aurait réussi à évacuer l'ordinateur de l'école – ce serait inutile, et même contre-productif – , mais parce que nous aurons su créer entre l'homme et la machine un vrai duo dans lequel le premier maîtrisera la seconde, et non l'inverse. Ce duo est évidemment emblématique de ce à quoi nous devons parvenir dans la société en général, où nous aurons d'autant plus besoin de présence humaine qu'un nombre croissant de fonctionnalités seront numérisées, car le numérique offre davantage d'occasions à l'humain de donner sa pleine puissance.

Nous savons tous qu'il existe un horizon inverse : la déshumanisation du monde, le remplacement de l'homme par la machine et l'abêtissement général par la confrontation directe de l'enfant avec l'écran sans médiation ni humanité. Mais nous sommes tous unis, je l'ai bien senti en vous écoutant, pour aller vers le premier horizon.

À cette fin, notre action doit reposer sur deux principes que j'ai énoncés dans mon discours à l'université d'été Ludovia, évoquée par le président Studer – deux mots-clés qui orientent ma stratégie : la protection et l'ambition.

« Protection », car les outils numériques peuvent donner lieu à des dérives, que vous avez tous mentionnées, contre lesquelles nous devons lutter en offrant un environnement sécurisé aux utilisateurs de l'école et aux élèves. C'est cette protection qui nous permettra de créer le cadre de confiance dont nous avons besoin pour l'école. Et c'est ce cadre de confiance qui peut lui-même permettre d'avoir une ambition.

Le numérique permet de mieux gérer l'éducation nationale, maison à la taille hors normes – rappelons que ce ministère est l'une des plus grosses structures du monde ; nous en sommes fiers. Face à cet enjeu de taille – c'est le cas de le dire – , grâce à la révolution numérique, nous pourrons avoir les avantages et de la grandeur et de l'agilité. Nous pourrons également mieux lutter contre l'échec scolaire, principale source d'inégalité, mais aussi élever le niveau général, condition, ici aussi, d'une plus grande égalité sociale. Nous devons, à cette fin, enseigner par le numérique mais aussi, vous l'avez tous fort bien dit, enseigner le numérique.

L'ambition doit nous inciter à un traitement des données performant et protégé, afin de disposer d'une connaissance fine de la difficulté de chaque élève, mais aussi de développer des outils pour lutter contre cette difficulté. Voilà qui nous offre la possibilité de positionner la France comme l'un des pays les plus modernes en matière de technologies de l'éducation devant permettre une personnalisation des pédagogies à grande échelle – domaine dans lequel nous pourrions avoir un rayonnement mondial.

De protection il est encore question, face au risque d'exploitation indue des données de nos élèves. Comme l'a rappelé Cédric Villani dans son rapport sur l'intelligence artificielle, en mars dernier, il revient au ministère de l'éducation d'être un acteur majeur du numérique en donnant une impulsion pour la conception de nouveaux outils et en bâtissant des normes robustes pour protéger les utilisateurs. Je partage ce qui vient d'être dit sur la nécessité de garantir cette protection ; c'est pourquoi j'ai créé le poste de protecteur des données au sein même du ministère de l'éducation nationale et pourquoi aussi nous avons instauré un comité d'éthique censé répondre à toutes les questions qui se posent sur la protection des données.

Pour que le numérique soit un vecteur d'élévation du niveau général, et donc de progrès social, l'école a besoin d'un substrat non numérique. Dans cette perspective, je m'appuierai sur les deux mots clés de l'élévation du niveau général : « logique » et « culture ».

La logique est ce que nous devons transmettre à chaque élève. La connaissance des procédures d'apprentissage de notre cerveau a considérablement évolué, ces dernières années, grâce aux neurosciences. Il n'y a rien de linéaire dans les mécanismes d'apprentissage, qui dépendent de nombreux facteurs combinés de manière différente chez chaque enfant. Nous devons, j'y insiste, transmettre les lois de la logique qui peuvent être le meilleur antidote contre les fausses informations, contre les difficultés de discernement face à la masse d'informations qui circulent. Complémentaire de la logique, la culture, c'est, depuis toujours, ce que l'école doit à chaque élève. Et c'est parce qu'un enfant aura une culture générale solide qu'il aura du discernement. En marchant sur deux pieds, la logique et la culture, l'enfant pourra aller vers le monde avec beaucoup plus de sûreté face aux logiques de ce nouveau monde où abonde l'information, alors même que les mondes anciens étaient caractérisés par sa rareté.

Le numérique doit donc favoriser l'instauration de pédagogies adaptées aux professeurs et aux élèves. Pour les professeurs, l'intelligence artificielle mettra, par exemple, à disposition une assistance dans les choix et les pratiques en fonction des types d'erreurs commises par les élèves dans tel ou tel exercice. Grâce au Centre national d'enseignement à distance, le CNED, nous avons développé un outil dénommé « Jules » qui, dans le cadre du programme « Devoirs faits », donne aux élèves une aide de ce type en définissant le profil de chacun.

Pour les élèves, l'intelligence artificielle permettra d'adapter les contenus au plus près de leurs besoins pour la compréhension et la maîtrise progressive des compétences étudiées – enjeu de savoir, mais aussi de savoir-faire et de savoir-être – , pour la mémorisation des compétences, savoirs, procédures et techniques par le biais de l'utilisation des techniques d'ancrage mémoriel différencié, enfin pour l'engagement et l'attention dans l'activité. Nous constatons que la dimension ludique du numérique contribue évidemment à la transmission des connaissances.

J'ai moi-même beaucoup insisté sur le danger que peuvent représenter les écrans lorsqu'ils sont, ainsi que l'a rappelé la députée Béatrice Piron, trop précocement et trop abondamment mis à disposition des enfants. Nous devons nous y montrer très attentifs. Mais le numérique ne se manifeste pas qu'à travers les écrans – je pense à l'usage des robots à l'école maternelle, au codage à l'école élémentaire. Le numérique permet d'agir à toutes les échelles de l'enseignement : dans le temps, afin d'appliquer la personnalisation que je viens d'évoquer, mais aussi dans l'espace, à l'échelle de l'élève, d'une classe, de l'école, d'un rectorat et enfin du pays. L'utilisation d'outils numériques – logiciels, tests pour préparer un cours, plateformes interactives de contenus pédagogiques pour l'élève – pour faciliter l'apprentissage de l'élève permet d'avoir une efficacité décuplée et de suivre ses progrès. Enfin, ces outils peuvent contribuer à la formation continue des enseignants, là aussi de façon beaucoup plus efficace, en leur fournissant des données sur la pertinence des contenus enseignés, en leur proposant des contenus pédagogiques adaptés. Ces pratiques ont d'ores et déjà cours.

Le numérique rend, par ailleurs, possible une évaluation modernisée. Il existe déjà des tests sur l'automatisation de la correction. Nous savons que les élèves ont besoin de se tester très régulièrement, et nous savons que la correction est l'une des tâches les plus fastidieuses des professeurs. Si nous parvenons à les en libérer, tout en continuant de rendre ce service à l'élève, nous libérerons du temps pour la pédagogie. Lors de la dernière rentrée, nous avons mis en place un système d'évaluation des élèves en CP et en CE1 qui nous permet d'aller dans cette direction. La connaissance que cela procure aux professeurs sur les difficultés des élèves est pour eux une mine d'une richesse inouïe, car ils peuvent ainsi aller au plus près de celles-ci.

Le numérique peut, en outre, améliorer la communication avec les parents. C'est déjà le cas avec les « environnements numériques de travail ». La députée Piron a ouvert la piste d'une école numérique des parents. Nous devons, en effet, prendre des initiatives en ce sens, en adaptant, par exemple, la « mallette des parents » aux enjeux du numérique, en particulier au téléphone portable afin qu'un lien direct soit établi entre le parent et l'établissement, afin aussi qu'enfants et parents partagent les mêmes univers.

Le numérique occupe donc une place croissante dans les enseignements à tous les niveaux. Aussi est-ce un des secteurs que nous cherchons, hic et nunc, à faire le plus progresser. L'algorithmique fait ainsi partie intégrante des programmes scolaires du primaire et du collège. Les disciplines de l'informatique et du numérique, dans lesquelles l'intelligence artificielle occupe une place importante, connaissent un développement sans précédent avec le nouveau lycée de la rentrée scolaire 2019. Nous avons désormais un enseignement commun intitulé « Sciences numériques et technologie » en classe de seconde. Nous avons également une nouvelle spécialité appelée « Numérique et sciences informatiques » en classes de première et de terminale. C'est une innovation majeure dans l'histoire de l'école de la France, mais aussi à l'échelle mondiale : nous devenons le seul pays qui, systématiquement, propose un tel enseignement au niveau du lycée. Il est dispensé aujourd'hui dans 55 % des établissements et aura un impact considérable sur l'évolution à moyen terme de la France en matière numérique : davantage de jeunes filles pourront ainsi choisir cette spécialité, et donc des carrières dans le numérique, secteur où le nombre d'ingénieurs augmentera. Nous comptons donc beaucoup sur le développement de l'enseignement du numérique pour favoriser la diversification des parcours scientifiques.

Cette évolution s'accompagne de la création du CAPES informatique. Et je le dis solennellement, à la tribune, ce CAPES informatique a évidemment vocation à être suivi d'une agrégation d'informatique. Nous disposerons donc progressivement d'un véritable corps de professeurs du numérique. Nous formons dès à présent quelque 1 500 professeurs en formation continue pour l'enseignement de la nouvelle spécialité que je viens de mentionner.

Le numérique sera donc un levier formidable de progrès des technologies de l'éducation. C'est pourquoi j'ai parfois parlé de Poitiers comme de la capitale de l'éducation nationale. En effet, nous disposons déjà des éléments susceptibles, pour la France, de produire cet effet de levier à l'échelle mondiale : les opérateurs de l'éducation nationale ont très souvent anticipé les enjeux que nous identifions aujourd'hui. Je pense au CNED, créé avant la Seconde Guerre mondiale. L'enseignement à distance prenant un tout autre sens avec la révolution numérique, le CNED doit nous permettre de devenir un leader mondial en la matière. Je pense également au réseau Canopé – Réseau de création et d'accompagnement pédagogiques – , bien placé pour être aux avant-postes en matière d'outils pédagogiques numériques, à l'échelle nationale mais aussi européenne et même mondiale.

Enfin, grâce à la toute récente transformation de l'ESEN – l'École supérieure de l'éducation nationale – en Institut des hautes études de l'éducation et de la formation, là encore à Poitiers, nous disposerons de cadres formés aux grands enjeux du numérique. Cette transformation aura également un impact sur la formation des professeurs, que nous réformerons à l'occasion de l'examen du projet de loi pour une école de la confiance – texte qui accordera une large place au numérique.

L'évolution numérique de l'éducation nationale est résolue, caractérisée par une ambition qui n'est pas naïve puisque lucide sur les enjeux de protection des données et des élèves quant aux usages inappropriés du numérique. Il s'agit de dispenser une éducation au numérique, sur laquelle vous avez tous beaucoup insisté, parce qu'elle est essentielle. Elle doit, en effet, contribuer à l'élévation du niveau général et à la justice sociale, et contribuer à la réussite de nos objectifs : lire, écrire, compter, respecter autrui, à l'école primaire ; donner une culture générale de base à tous les enfants et adolescents français grâce à l'école des savoirs fondamentaux, de l'école primaire au collège ; préparer l'élève devenu pré-adulte au lycée à sa vie future, c'est-à-dire aux études supérieures ou à l'insertion professionnelle grâce à un parcours personnalisé – autant d'enjeux qui s'articulent pour donner à l'enfant et à l'adolescent les bases lui permettant de se repérer dans cette nouvelle société. Il s'agira, en outre, de proposer une éducation aux médias, centrale dans notre conception éducative générale. En effet, à travers l'éducation aux médias et à travers l'éducation à internet, c'est d'éducation tout court qu'il s'agit parce que cette éducation, plus que jamais, est synonyme de discernement.

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