Sous l'impulsion de la France, le programme des lanceurs Ariane, initié en 1974, a répondu au besoin d'accès autonome à l'espace des pays européens, comme élément de leur souveraineté.
En dehors même du projet américain de « force spatiale » (Space Force), l'enjeu, pour l'Europe, est évident pour les besoins régaliens de défense et de sécurité, afin de garantir notre « liberté d'agir dans l'espace », comme le rappelle souvent la ministre des armées Florence Parly.
Il y a aussi un enjeu, au niveau européen, pour les acteurs commerciaux, afin d'éviter les distorsions de concurrence. Cette vision n'est cependant pas partagée par tous. Ainsi, le Royaume-Uni qui a quitté le programme Ariane, considère qu'on peut toujours recourir à un lanceur d'un autre pays et qu'il est financièrement plus rentable d'investir dans l'aval de la filière.
On a dénommé « new space » la multiplication du nombre des acteurs privés et publics, les financements considérables (venant des « GAFA » par exemple) et les ruptures technologiques (miniaturisation des composants, motorisation électrique, impression 3D ou réutilisation des lanceurs), entraînant la baisse du coût d'accès à l'espace. Ainsi, Jeff Bezos, PDG d'Amazon, affirme dépenser environ un milliard de dollars par an de sa fortune personnelle pour développer le lanceur réutilisable New Glenn de la société Blue Origin créée en 2002.
Aux principales puissances spatiales historiques (États-Unis, Chine, Russie, Europe, Japon et Inde, mais aussi Israël, Iran et les deux Corées), s'ajoutent désormais : Singapour, le Brésil, l'Arabie saoudite, les Émirats arabes unis… En ayant réalisé pour la première fois en 2018 plus de lancements orbitaux annuels que les États-Unis, la Chine pourrait devenir la principale puissance spatiale.
Mais il n'y a pas de New Space sans Old Space ; sur les 80 milliards de dollars d'investissements publics et privés dépensés par an aux États-Unis dans l'espace, le New Space n'en représenterait que 4 milliards. Les commandes publiques spatiales s'élèvent à environ 50 milliards de dollars par an aux États-Unis. En comparaison, sur le même périmètre, en Europe, le total des investissements publics dans l'espace ne dépasse pas 10 milliards de dollars par an (9 milliards d'euros). Le déséquilibre est important.
Cette concurrence internationale met à mal le plan d'affaires (business model) d'ArianeGroup, le constructeur européen issu de la collaboration entre Airbus et Safran.
S'agissant de la réutilisabilité, la navette américaine, qui a été en activité entre 1981 et 2011, n'a pas totalement tenu ses promesses. Elle devait voler chaque semaine, avec un prix unitaire de 30 millions de dollars ; mais elle n'a jamais effectué que 4 à 5 lancements par an, avec un prix unitaire estimé entre 0,5 et 1,5 milliard de dollars.
Avec les lanceurs Falcon, la société privée SpaceX, créée par Elon Musk en 2002, mais ayant largement bénéficié du soutien de la NASA, est en passe de devenir le leader mondial, en diminuant drastiquement les prix grâce à une organisation industrielle très concentrée et en ayant misé dès l'origine sur les technologies réutilisables. Seulement trois ans après le 1er essai réussi de récupération (fin 2015), SpaceX récupère et réutilise maintenant le 1er étage de ses lanceurs pour plus d'un tir sur deux. La version Block 5 du Falcon 9 pourrait être réutilisable jusqu'à dix fois, avec une remise en état en 24 heures.
Le lanceur européen Ariane 6, opérationnel en 2020, ne sera pas réutilisable. Le débat continue sur la nécessité ou non de maîtriser les technologies de réutilisation en Europe. Celle-ci ne dispose ni d'un moteur de forte puissance, à poussée modulable et réutilisable, ni de la maîtrise du retour d'étage, sur lesquels les États-Unis travaillent depuis dix ans déjà. Alors qu'Ariane 6 fonctionne avec trois moteurs (un à poudre et deux cryogéniques), Falcon 9 fonctionne avec un seul moteur semi-cryogénique (oxygène liquide et kérosène). Or seul un tel moteur peut être utilisé sur les deux étages d'un lanceur.
SpaceX a maîtrisé avec succès la rentrée dans l'atmosphère terrestre d'éléments de lanceurs grâce à la mise à disposition par la NASA et le DoD (Department of Defense, ou ministère de la défense) des technologies développées depuis la fin des années 1980. Outre la modulation très fine de la poussée des moteurs, il s'agit de maîtriser le profil de retour dans toutes ses composantes physiques (algorithmes de vol, aérodynamisme, précision d'atterrissage…). Si SpaceX a fait le choix d'un retour à la verticale (toss back), d'autres parient sur un retour en parachute ou même un retour ailé comme la navette américaine.
Quelle réutilisabilité européenne ? C'est seulement en 2015 que le CNES et ArianeGroup ont décidé d'initier le programme Prometheus, un moteur à oxygène et méthane liquides, qui permettrait une division par dix des coûts et une réutilisabilité sur un lanceur encore à déterminer. Après les premiers tests prévus en 2020, Prometheus pourrait être disponible en 2025.
Outre le moteur Prometheus, l'Europe porte deux projets :
– Callisto, un démonstrateur de lanceur à échelle 110 permettant de tester le retour du 1er étage, le programme de vol et l'atterrissage sur un point précis. Il est développé par les agences spatiales française (le CNES), allemande et japonaise, mais sans l'Agence spatiale européenne (ESA) ni ArianeGroup ;
– Themis, un démonstrateur d'un étage porté par le CNES et ArianeGroup, qui sera proposé au financement des États de l'ESA (environ 200 millions d'euros), pour un 1er essai en vol qui pourrait intervenir vers 2025.
La maîtrise de la réutilisation des lanceurs nécessitera une évolution d'Ariane 6. Cette évolution est permise par le degré de maturité maintenant atteint par la filière moteurs des lanceurs civils (oxygène et hydrocarbures liquides). Un tel choix, qui abandonnerait donc la propulsion solide pour le civil, réduirait les synergies civil-militaire (missiles balistiques M51) aux compétences de maîtrise d'oeuvre système, de programmes de vol et de pilotage.
Le bilan coûts-avantages de la réutilisabilité reste controversé à ce stade. Ainsi, si ArianeGroup estime que la réutilisation du 1er étage n'entraînerait qu'une économie de 10 % sur le prix d'un lancement, le CNES et SpaceX estiment cette économie à 30 %.
Le maintien d'une chaîne de production de lanceurs nécessite entre 6 et 10 exemplaires ; ArianeGroup regrette de ne pas voir garanties les 3 à 5 commandes institutionnelles prévues par an. En effet, à la différence de toutes les autres puissances spatiales, il n'existe pas de règle assurant une préférence européenne pour les lancements institutionnels. Ainsi, c'est SpaceX qui devrait lancer cette année et l'année prochaine les trois satellites SARah de reconnaissance radar utilisés par l'armée allemande…
Même les commandes sur le marché commercial des lancements ne sont pas certaines pour Ariane 6 : le prix de 130 millions de dollars pour le lancement de deux satellites, qui équilibre le projet industriel, risque d'être supérieur à ce que proposeront les concurrents. La société SpaceX facture près de 100 millions de dollars par lancement à la NASA ou au DoD, mais descend à 50 ou 60 millions pour un lancement équivalent sur les marchés commerciaux. Arianespace évoque à nouveau l'hypothèse d'un soutien à l'exploitation des lancements d'Ariane 6 sur le marché concurrentiel. Derrière les pratiques commerciales de SpaceX, on peut imaginer la volonté délibérée du gouvernement américain d'assurer une domination sur un secteur jugé stratégique.
Une autre controverse concerne la cadence des lancements. Alors que les États-Unis réalisent entre 20 et 30 lancements par an, l'Europe n'en réalise qu'une dizaine, dont un tiers pour des satellites institutionnels, les autres devant être cherchés sur les marchés concurrentiels pour amortir les lignes de production.
Le CNES considère maintenant que la preuve est faite par SpaceX et qu'il n'y a pas d'autre choix que la réutilisabilité. Mais le point reste controversé, au motif qu'en Europe le modèle économique n'est pas encore prouvé, que le marché ne le justifie pas, que la réduction des prix d'Ariane 6 est suffisante pour les besoins européens et que la priorité du moment est d'assurer le succès d'Ariane 6 en 2020.
En conclusion, la maîtrise des technologies de réutilisation des lanceurs ne fait actuellement pas consensus en Europe. Certes, au plan scientifique, elle conditionne notre capacité collective à maîtriser des connaissances clés qui irrigueront un grand nombre de domaines de R&D technologiques, de secteurs industriels et de services. Mais, au niveau stratégique, est-elle la condition de la préservation de notre autonomie d'accès à l'espace ? Au plan de l'attractivité pour nos jeunes scientifiques, les ruptures technologiques constituent très certainement un élément fondamental. Face au scepticisme européen croissant, le programme Ariane représente un argument puissant.
Dans la perspective de la prochaine conférence ministérielle de l'ESA de fin 2019, il conviendra de s'interroger sur les évolutions possibles d'Ariane 6.
Elon Musk a indiqué qu'il avait dépensé jusqu'à présent 1 milliard de dollars pour développer la récupération et la réutilisation. Selon ce que l'on souhaite récupérer et comment, les estimations de besoin de financement public varient entre 1 et 3 milliards d'euros en Europe. Or ces dépenses ont un effet de levier important sur l'activité économique. L'ESA a calculé que, pour 100 euros dépensés pour le développement d'Ariane 5, 320 euros sont générés en valeur ajoutée dans l'économie.
Il apparaît souhaitable de simplifier la gouvernance des programmes européens de lanceurs, par exemple avec un rapprochement entre l'ESA et la Commission européenne et un coeur industriel composé des trois pays principaux contributeurs (France, Allemagne et Italie).
Cette évolution devrait aussi entraîner un assouplissement du principe de retour géographique, actuellement appliqué à 0,01 % près, entraînant redondances de compétences et duplications d'investissements, au profit d'un système (smart geo-return) fondé sur la compétitivité comparée et l'optimum industriel.
Il conviendra de s'entendre enfin sur une préférence européenne pour tous les lancements institutionnels des pays de l'ESA. La signature, le 25 octobre 2018, par l'ESA et cinq de ses pays membres d'une déclaration commune sur l'exploitation institutionnelle d'Ariane 6 et Vega C, constitue à cet égard un premier pas.
En élargissant la perspective au-delà des lanceurs, il est important de rappeler que le spatial répond aux grands enjeux sociétaux, comme la lutte contre la fracture numérique ou la connaissance de la situation environnementale de la Terre.
La conférence ministérielle de l'ESA fin 2019 pourrait être l'occasion, y compris pour l'Office, de réexaminer les priorités sur l'ensemble de la filière spatiale (lanceurs, satellites et services).