Trois précautions pour commencer. En premier lieu, je n'entends pas la notion d'in silico en opposition au in vivo ou au in vitro. Il faut tendre au contraire vers une intégration de ces trois approches dans un cercle vertueux et synergique. Deuxièmement, le concept in silico regroupe beaucoup de choses ; je me restreindrai à l'approche que Novadiscovery développe. Troisièmement, je centrerai mon propos sur l'approche in silico comme méthode alternative à l'expérimentation animale dans l'innovation et le développement de nouveaux médicaments.
Premièrement, les systèmes biologiques sont complexes, et au-delà du fait qu'ils comportent de nombreuses composantes qui interagissent de manière quantitative, ils sont plein de redondances et de mécanismes de rétroaction. C'est un truisme, il n'empêche qu'on l'avait un peu oublié, et il a fallu un numéro spécial de la revue Science en 1999 pour alerter sur les dangers du tout-réductionnisme et la nécessité de trouver des méthodes intégratives. Cela a été le début de la réflexion que je vais vous présenter.
Deuxième élément de contexte : les connaissances en biomédecine doublent tous les dix ans depuis le milieu du siècle précédent. Certes, ce sont des méthodes indirectes qui ont permis d'arriver à ce constat, mais il existe une immense quantité de connaissances actuellement dans les archives, et celles-ci sont mal et insuffisamment utilisées. Des études ont essayé de comprendre les obstacles à l'utilisation optimale de ces connaissances. L'un est assez fondamental : c'est la représentation de ces connaissances. On connaît la représentation discursive et la représentation graphique (laquelle est toujours en développement), mais ces deux approches restent insuffisantes pour nous permettre d'utiliser ces connaissances. C'est la représentation mathématique qui est venue à l'esprit comme le moyen d'organiser les connaissances disponibles sous une forme actionnable, c'est-à-dire permettant des simulations.
Le troisième élément de contexte est un peu éloigné de ces questions autour de la connaissance : il s'agit de la diminution linéaire depuis vingt ans de l'efficience de la recherche pharmaceutique, de l'innovation et du développement, qui vient en partie du manque de prédictivité de deux étapes clés dans cette R&D : la phase pré-clinique et la phase 2 des essais cliniques.
Comment fonctionne le recours au formalisme mathématique pour représenter ces connaissances ? Les connaissances qui semblent nécessaires pour comprendre un phénomène d'intérêt, comme une maladie, sont réunies. Ces connaissances sont évaluées, un niveau de preuve leur est associé, puisque malheureusement, l'activité scientifique n'est pas dénuée d'incertitudes, d'erreurs voire d'infox. Par ce procédé, les connaissances se muent en assertions ; une assertion simple est par exemple : « la protéine A phosphoryle la protéine B. » Ces assertions sont transformées en équations, et toutes ces équations sont réunies dans un système d'équations, transformé en lignes de codes. Ce modèle est validé, et ensuite, des simulations sont lancées pour répondre aux questions que l'on s'était posées au départ.
Ce processus a plusieurs limitations, dont celle-ci : un modèle, quelle que soit sa nature, ne représente pas le réel, il est un aspect biaisé du réel. Rappelons que la cible, c'est de modéliser une maladie humaine. En théorie, grâce à ce modèle mathématique d'une maladie humaine, on pourrait se passer complètement des modèles animaux, mais en pratique, ce n'est pas possible.
Les modèles animaux sont utilisés en pharmacie avec trois grands objectifs : la preuve de concept (pour savoir si la molécule qu'on va développer a des chances d'avoir un effet sur la maladie humaine), la partie pharmacocinétique (absorption, distribution, métabolisme et élimination), et la toxicité. Pour ces deux dernières utilisations, nous sommes assez loin de pouvoir proposer une méthode alternative, même s'il y a des projets actuellement avec des modèles mathématiques de la peau, pour distribuer à travers la peau des substances médicamenteuses ou autres. Pour la toxicité, la perspective d'une méthode de substitution est encore lointaine.
En revanche, pour la preuve de concept, nous avons déjà des exemples qui marchent, comme celui de l'accident vasculaire cérébral en phase aiguë, qui est déjà ancien. Nous avons réalisé un modèle de cet accident pour l'homme, puis nous en avons fait une version pour rongeur, puisque c'était à l'époque le modèle prévalent pour tester les molécules à effet neuroprotecteur. Environ 300 de ces molécules sont passées du stade pré-clinique, où elles avaient été efficaces sur ces modèles animaux, au stade clinique, et elles ont toutes failli ! Imaginez la quantité d'énergie dépensée, le coût financier et le coût éthique : tous les essais pratiqués sur les patients au cours des essais cliniques n'ont servi à rien. Dans certains cas, la thérapie proposée s'est même avérée néfaste. Ces 300 molécules avaient été déclarées efficaces sur le modèle rongeur, dont nous avons montré qu'il ne permettait pas de prédire l'effet chez l'homme.
Les techniques in silico peuvent donc aider à la preuve de concept d'un futur éventuel nouveau médicament.
Quelles sont les limites ? La première, c'est l'acceptabilité de cette approche. Que ce soit au niveau institutionnel ou à celui des firmes pharmaceutiques, cette acceptabilité a été nulle depuis les débuts de la technique, en 2000, jusqu'en 2017, date à laquelle l'acceptabilité par les firmes pharmaceutiques a changé.
En 2017, aux États-Unis, le Sénat et la Chambre des représentants se sont associés pour émettre un bill – texte normatif entre le décret et la loi – demandant instamment à la FDA, l'administration sanitaire en charge des médicaments et de l'alimentation, de pousser les firmes à introduire du in silico dans leurs dossiers de présentation de nouveaux médicaments. Cela a tout changé. La FDA, qui avait déjà réfléchi à la question pour d'autres raisons, a très récemment, primo, accepté un premier projet de dossier qui remplace complètement la phase 2 d'un nouveau médicament par une technique in silico, il s'agit d'ailleurs d'un produit français ; et secundo, lancé un programme pilote sur deux ans dit Model-Informed Drug Development (MIDD), qui consiste à soutenir un certain nombre de projets d'échanges avec les promoteurs pharmaceutiques et les développeurs de modèles de médicaments pour les aider dans leur concept et permettre à la FDA de se familiariser avec l'approche in silico.
L'implication de la FDA dans ce processus concerne l'homme, mais pourquoi ne pas imaginer un processus similaire pour l'expérimentation animale, avec un organisme étatique qui incite fortement à l'utilisation des méthodes alternatives, en particulier les techniques in silico, à travers les agences européennes, l'Agence européenne du médicament (EMA), et en France, l'ANSM ou la HAS ?
Pour conclure, les possibilités offertes par les techniques in silico sont immenses, et il reste du travail pour les traduire en applications concrètes ; cependant, certaines sont déjà concrètement utilisées. Ce qui se passe aux États-Unis doit nous convaincre que c'est une partie de l'avenir.