Intervention de Jean-François Delfraissy

Réunion du mardi 15 janvier 2019 à 16h45
Commission des affaires sociales

Jean-François Delfraissy, président du Comité consultatif national d'éthique pour les sciences de la vie et de la santé :

Je suis frappé par le changement que j'observe dans vos questions. Il y a six ou huit mois, les thèmes portaient sur la procréation ou la PMA, qui soulèvent, bien sûr, un certain nombre d'interrogations : je constate qu'aujourd'hui, tous partis confondus, l'intelligence artificielle (IA) est au coeur de vos préoccupations. Je suis tenté de vous répondre ire que la balle est dans votre camp ! Jusqu'à présent, les mots « intelligence artificielle » ne figuraient pas dans la loi de bioéthique. Les notions de données numériques de santé n'apparaissaient pas dans la loi de bioéthique de 2011.

Nous avons souhaité inscrire au programme de nos travaux ce point ainsi que celui, essentiel, de la santé et de l'environnement, qui toutefois devra attendre un peu. Dans la loi actuelle, qui va finir de se construire dans un délai que nous pouvons expliquer, la place de l'IA n'est pas encore d'une clarté fantastique. C'est pourquoi, si vous pensez tous que le sujet est primordial, je vous encourage à vous en saisir. Je suis en effet totalement convaincu que l'enjeu est majeur sur tous les plans – éthique, organisationnel, avec notamment la formation des étudiants en médecine.

Le CCNE s'est néanmoins rendu compte qu'il manquait d'expertise en interne bien que trois de ses membres soient des spécialistes de ces questions. C'est pourquoi nous avons créé un groupe de travail qui a produit le rapport « Numérique et Santé : quels enjeux éthiques pour quelles régulations ? », publié au mois de novembre dernier. Ce document nous a fourni les grandes directions sur lesquelles nous nous sommes appuyés pour notre avis n° 129.

Ce sujet doit figurer dans la loi. J'ignore comment il faut procéder, mais la France doit se trouver au coeur du débat, et montrer qu'elle est pilote à l'échelle européenne, singulièrement si l'on observe ce qui s'est passé en Angleterre et en Allemagne où la réflexion éthique n'est pas au même niveau, alors qu'ils se posent les mêmes questions sur les grands opérateurs. Ces pays n'ont pas cette vision de la bioéthique en arrière-plan. C'est une opportunité fantastique pour la future loi, qui sera ainsi différente des autres : elle ne sera pas seulement dans la restriction, mais ouverte sur l'avenir avec ces nouveaux sujets.

Certaines questions gravitant autour de l'intelligence artificielle, telles notamment le data hub ou la gouvernance, relèvent certes de la réflexion sur la bioéthique et concernent le CCNE mais aussi de la CNIL, la Commission nationale de l'informatique et des libertés. En tant qu'opérateur et « agence » de réflexion sur la gouvernance et la construction des normes, il ne revient toutefois pas à cet organisme d'intervenir sur l'éthique. C'est pourquoi il faut poursuivre la réflexion sur la création d'un comité d'éthique du numérique.

S'agissant des études médicales, je veux faire passer un message. Alors que, contrairement aux infirmières et aux sages-femmes, les étudiants en médecine sont très peu formés en bioéthique, la future loi pourrait être l'occasion de donner une nouvelle orientation en la matière. Des modifications sont prévues pour le concours d'entrée et l'internat. Le nouveau champ du numérique et de la santé, permettra précisément à terme, de recruter des étudiants en médecine offrant un profil de sciences humaines et sociales, et pas seulement de mention « très bien » au bac S comme c'est le cas actuellement.

En effet, les bases de données qui seront mises à disposition favoriseront une acquisition des connaissances différentes laissant plus de temps à l'individu, au dialogue et à la discussion. Nous en avons besoin. Même les Américains, qui ne sont pas des tendres, l'ont compris  : leurs grandes universités reçoivent jusqu'à 13 % d'étudiants issus des sciences humaines et sociales ou de philosophie. On constate à quel point il est fondamental pour l'avenir de la médecine de revenir à l'enjeu véritable que constitue le dialogue entre le médecin et le patient. Le numérique et le big data nous fourniront les renseignements nécessaires. Pour les médecins de ma génération, tout était dans le cerveau, il fallait tout lire et tout savoir. Les nouvelles générations utiliseront ce nouvel outil et seront plus intelligentes et plus sensibles à d'autres domaines.

Sur les délais entre deux révisions des lois de bioéthique, ainsi que nous l'avons souligné dans notre avis et que cela est mentionné dans le rapport de la mission d'information, ces grands sujets ne peuvent pas faire seulement l'objet d'un débat de trois mois tous les sept ans. Le CCNE prévoit ainsi, à partir de la fin de l'année 2019, de mener une réflexion continue autour de l'éthique avec les espaces éthiques régionaux et les grandes mutuelles.

En ce qui concerne l'accès aux origines biologiques des personnes nées par PMA : faut-il s'orienter vers une démarche rétrospective ? C'est un vrai sujet que le CCNE a évidemment traité sans toutefois vous indiquer une voie à suivre, et en se limitant à un champ prospectif. Je n'ai pas la réponse. La question ne se posait pas il y a trois ans. Elle est entrée en force à l'occasion des États généraux, ce qui est très bien. Il me semble préférable de commencer à l'envisager dans une réflexion prospective. Imaginez ce qu'une démarche rétrospective soulèvera comme questions par rapport à un certain nombre de donneurs à qui cette perspective n'avait pas été donnée ! Je pense que les choses se feront ensuite naturellement. Peut-être même qu'une loi ne sera pas nécessaire. Il n'a pas fallu de loi pour inciter les familles à révéler à leurs enfants qu'ils étaient nés avec un don de gamètes qui ne provenaient pas du père ou de la mère. Auparavant, ils le taisaient, puis ils l'ont dit tardivement, et aujourd'hui plus de 60 % en parlent à l'adolescence des intéressés.

Il faut arrêter de toujours vouloir passer par la loi ! Laissons un degré de liberté dans un domaine qui relève de l'intime et contentons-nous de prévoir dans la loi le prospectif car il importe de marquer le territoire pour le futur. Je vous le dis comme je le pense, en voulant tout réglementer d'emblée, on risque d'aboutir à un blocage.

Le CCNE a-t-il perdu sa fonction d'instance autonome en organisant les États généraux de la bioéthique ? C'est le législateur qui lui a confié cette mission ; s'il souhaite la lui retirer, le CCNE se conformera à sa volonté.

Ce rôle doit-il revenir à la Commission nationale du débat public (CNDP) ? Ses représentants que j'ai rencontrés au début de nos travaux m'ont dit que le sujet était trop spécialisé pour eux. Le CCNE a donc élaboré les outils nécessaires. Pourrions-nous collaborer avec le Conseil économique, social et environnemental (CESE) dans le cadre de l'élaboration de la prochaine loi par exemple ? Pourquoi pas ? Cela n'est pas exclu.

Je pense toutefois que, sur des sujets de ce type, les quarante membres du CCNE disposent d'une importante capacité de mobilisation des réseaux intellectuels, de sachants, des réseaux provinciaux et d'espaces éthiques régionaux importants. Il y a là une sorte de modèle qu'une agence beaucoup plus grosse et pas autant au fait des questions de bioéthique ne saurait pas mobiliser.

En tout état de cause, l'essentiel est que le débat public se poursuive largement en amont de la loi. Sur les modalités, la question est ouverte.

La remarque de Mme Vanceunebrock-Mialon au sujet des personnes intersexes est très pertinente. Depuis le 1er décembre dernier, nous avons mis en place un groupe de travail au sein du CCNE consacré à cette question. Une série de réunions est prévue pour le mois de janvier au cours desquelles des associations et des spécialistes de la question seront entendus. Il s'agit indiscutablement d'un vrai sujet, mais il était impossible de tout traiter en très peu de temps. Le CCNE s'en est à présent emparé.

Je partage les remarques de Jean-Louis Touraine, et je le remercie de la confiance qu'il porte à moi-même et au CCNE pour la poursuite de nos travaux.

Je profite de l'occasion pour évoquer un enjeu qui n'a absolument pas été évoqué, mais qui est essentiel : nous sommes entrés dans une ère de « business et santé » comme je n'en ai jamais connu. Cela concerne à la fois l'accès à l'innovation, le coût des nouvelles molécules, l'accès aux dispositifs non médicaux, l'IA… Nous allons recevoir des coups de partout mais nous sommes là pour ça. En tout cas, nos administrations ne sont pas préparées pour dialoguer positivement et lutter avec les géants de l'industrie du business et santé, dont la seule vision est celle du gain et pas celle de la construction de la santé.

S'agissant des neurosciences, j'avoue que c'est l'un de nos échecs. En effet, elles n'ont fait l'objet que de très peu de débats, sauf avec quelques sociétés savantes. Elles devraient plutôt concerner la prochaine loi, car le plafond de verre va sauter et elles vont exploser. Les neurosciences interpellent principalement sur la question de l'imagerie très fine et fonctionnelle pour des visées qui ne seraient pas médicales, et sur lesquelles nous avons pris position, et sur celle de l'arrivée de nouveaux logiciels d'aide ou de stimulation cérébrale, particulièrement pour les enfants. Nous avons constitué un groupe de travail consacré à ce sujet. Il rendra sous peu un avis que nous confierons au Conseil supérieur de l'éducation (CSE) dont nous savons qu'il l'attend.

Il s'agit là encore d'un enjeu majeur, auquel doivent être ajoutées les questions relatives au big data et à la génomique. On peut raisonnablement faire le pari que les big data vont faire exploser la classification psychiatrique dans les trois ans qui viennent. Or notre communauté psychiatrique n'y est pas prête.

Enfin, et même si je sais que ce n'est pas l'ambiance actuelle, je dois appeler votre attention sur les aspects financiers et pratiques. Nous formons une toute petite équipe – ce qui est une bonne chose, car nous ne devons pas devenir un gros « machin » –, mais si le CCNE doit poursuivre le débat sur la bioéthique et s'ouvrir à la question du numérique, nous aurons besoin de deux ou trois postes supplémentaires et d'un peu plus de crédits. Alors que nous avons été accompagnés pour les budgets 2018 et 2019, le budget 2020 menace d'être très serré. Je compte sur vous tous.

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