Madame la présidente, chers collègues, cela fait désormais plus d'un an que je travaille sur cette proposition de loi, qui vise à mettre fin à la prise en compte des revenus du conjoint dans le calcul de l'allocation aux adultes handicapés. Ce texte, qui traduit une revendication historique des associations de défense des droits des personnes handicapées, a reçu le soutien de plus de quatre-vingts députés cosignataires, issus de tous les groupes.
Le dépôt de cette proposition de loi a été motivé par l'urgence de répondre à la « mal vie » des bénéficiaires de l'AAH. L'urgence, c'est celle des centaines de milliers de personnes handicapées qui vivent sous le seuil de pauvreté. C'est celle des dizaines de milliers de bénéficiaires de l'AAH qui, pour subvenir à leurs besoins, se retrouvent totalement dépendants de leur conjoint ou de leur conjointe. C'est, enfin, celle des personnes qui renoncent à vivre en couple pour ne pas perdre le bénéfice de leur allocation.
Cette proposition de loi est aussi une première étape vers un système de protection sociale rénovée, où la solidarité nationale primerait enfin sur la solidarité familiale. C'est un texte résolument tourné vers l'avenir que je vous soumets. Il s'attache à garantir le droit à l'autonomie, à l'indépendance et à la dignité de chaque individu, comme fondement d'une société humaine et moderne. Le fait d'individualiser l'AAH, cette allocation dont le versement et la fonction présentent des spécificités, nous semble être une première manière de répondre à cette aspiration, qui s'exprime toujours davantage dans notre société.
Nous sommes nombreux à avoir reçu le témoignage d'associations de défense des droits des handicapés, mais aussi de particuliers, qui nous exposent concrètement les difficultés qu'ils rencontrent et les conséquences de l'actuel mode de calcul de l'AAH. À chaque fois, c'est l'incompréhension qui domine. Permettez-moi de citer quelques-uns de ces témoignages : « Ce n'est pas mon conjoint qui est en situation de handicap, c'est moi » ; « Si je vis avec ma compagne, je n'ai plus de revenus : nous renonçons donc à vivre ensemble » ; « Je suis une charge pour mon conjoint, je ne peux pas le supporter ». Et encore : « Si, à force de rééducation, j'ai pu atteindre une autonomie dans ma vie quotidienne, comment pourrais-je obtenir une autonomie financière si cette disposition n'est pas supprimée ? Et comment dissocier l'autonomie financière d'une autonomie physique ? » Tels sont les mots qui reviennent inlassablement.
Le 11 février 2005, il y a quatorze ans, presque jour pour jour, la loi pour l'égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées était votée. Cette loi consacrait le principe de l'autonomie des personnes en situation de handicap, et c'est dans son prolongement que je veux inscrire la présente proposition de loi. En effet, comment peut-on envisager l'autonomie et l'inclusion des personnes en situation de handicap sans autonomie financière ? C'est une négation des besoins propres de l'individu.
Je voudrais rappeler quelques chiffres. Quinze ans après cette loi fondatrice, qu'il nous appartient aujourd'hui de renforcer, la précarité des personnes en situation de handicap demeure particulièrement importante dans notre pays. Sur les 9 millions de personnes vivant sous le seuil de pauvreté, on compte 1 million de personnes handicapées : elles sont particulièrement exposées au risque de la précarisation. Le Conseil économique, social et environnemental souligne que ces personnes connaissent d'importantes difficultés d'accès à l'emploi, puis de maintien dans l'emploi et, d'après les données de la Direction de l'animation de la recherche, des études et des statistiques (DARES), seuls 20 % des bénéficiaires de l'AAH ont un emploi.
Les personnes en situation de handicap sont aussi davantage concernées par le chômage, puisqu'elles y restent deux cents jours de plus, en moyenne, que le reste de la population. Le fait d'être handicapé expose ainsi davantage à la pauvreté et aux bas niveaux de vie. D'après l'Observatoire des inégalités, le taux de pauvreté parmi les personnes handicapées est nettement supérieur à celui du reste de la population. Vous trouverez tous ces éléments dans le rapport. Il m'est souvent rétorqué, et je crains que ce ne soit une nouvelle fois le cas aujourd'hui, que l'AAH a été conçue comme une allocation de solidarité et, qu'à ce titre, elle doit prendre en compte les revenus du conjoint.
Il y aurait donc une sorte de fatalité, ou d'horizon indépassable, malgré la précarité dans laquelle se trouvent les bénéficiaires de l'AAH. Nous ne pouvons plus fonctionner avec ces schémas préétablis, dans lesquels telle allocation relèverait nécessairement de telle catégorie, en vertu d'une sorte de loi naturelle. C'est à la loi de décider, et rien ne s'oppose à ce que nous imaginions un système ad hoc pour l'AAH – dont le versement présente déjà certaines spécificités. Les obstacles administratifs, quant à eux, peuvent aisément être surmontés. Il convient de dépasser l'opposition stérile entre allocation de solidarité et allocation de compensation : créons une allocation de solidarité spécifique.
L'AAH vise à compenser le fait qu'une personne, du fait même de son handicap, n'est pas en mesure de tirer des revenus suffisants de son activité. Elle ne répond pas du tout à la même logique que le revenu de solidarité active (RSA), qui est conçu comme une aide temporaire en vue de l'insertion sur le marché du travail. C'est pour cette raison que des associations comme l'APF France handicap ou La Vie Active contestent le fait que l'AAH soit un minimum social.
On me rétorque aussi, et cet argument est clairement énoncé dans l'exposé sommaire des amendements de suppression présentés par la majorité, que le mode de versement de l'AAH est plus « avantageux » que celui des autres minima sociaux. Mais ce mode de calcul, qualifié à tort d'avantageux, se justifie tout simplement par les frais inhérents au handicap, qui font considérablement augmenter le coût de la vie, et ce d'autant plus que le complément de ressources de l'AAH a été supprimé par la loi de finances pour 2019. L'AAH n'est pas plus avantageuse que les autres aides, quand on tient compte de la spécificité des bénéficiaires. J'insiste sur cette spécificité : lorsque vous êtes reconnu handicapé à 80 %, votre situation est généralement durable, et 85 % des demandes d'AAH font l'objet d'un renouvellement.
Je veux réfuter dès à présent l'argument selon lequel l'augmentation du montant de l'AAH décidée par le Gouvernement – elle est passée à 860 euros et atteindra 900 euros cette année – serait la réponse au problème que je soulève aujourd'hui. En effet, dans le même temps, ces augmentations sont ou seront neutralisées, pour certains bénéficiaires, par les modifications apportées aux critères d'attribution de l'AAH. Le plafond, pour un bénéficiaire en couple, est aujourd'hui de 19 504,80 euros par an, alors qu'il aurait été de 20 640 euros au 1er novembre 2018. Cette baisse du plafond, qui va se poursuivre, annihile les effets de l'augmentation du montant de l'AAH décidée par le Gouvernement pour les bénéficiaires en couple. Ce sont donc plus de 100 000 bénéficiaires en couple, ceux qui ont déjà atteint le plafond, qui se voient exclus de cette revalorisation.
Il y a donc quelque chose de paradoxal à utiliser l'argument de la revalorisation comme réponse à cette proposition de loi. En effet, la prise en compte des revenus du conjoint et la baisse du plafond des revenus du conjoint neutralisent totalement cette augmentation pour nombre de personnes en couple. On peut certes se féliciter de cette revalorisation, même si elle maintient l'AAH largement en dessous du seuil de pauvreté, mais je veux, à travers cette proposition de loi, la rendre réelle pour tous les bénéficiaires. Je précise que le coût de ma proposition serait de 360 millions d'euros : c'est peu au regard de ses conséquences bénéfiques pour nombre de personnes touchées par le handicap.
Comme je l'exposais en préambule, le mode de calcul de l'allocation aux adultes handicapés a quelque chose d'archaïque, puisqu'il fait primer la solidarité familiale sur la solidarité nationale. Les structures de la société ont changé, le noyau familial n'a plus la même fonction sociale et, progressivement, les individus ont créé des solidarités et des liens d'interdépendance au-delà de la famille. C'est l'une des caractéristiques de la société moderne, comme le soulignait déjà Émile Durkheim il y a plus d'un siècle, en décrivant le passage d'une solidarité mécanique à une solidarité organique.
Répondre à cette demande d'individualisation des droits, voilà l'autre moteur de cette proposition de loi. Elle est simple, mais elle peut changer la vie de dizaine de milliers de nos concitoyennes et de nos concitoyens. Elle enverrait un signal fort aux personnes en situation de handicap. Deux alinéas modifiés dans deux articles, un décret gouvernemental adaptant le plafond pour que personne n'y perde et une administration mobilisée permettront aux bénéficiaires de l'AAH de vivre en couple en toute tranquillité, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui.
Cette proposition de loi pourrait être la première étape de la refonte des prestations sociales qui s'engage dans notre pays, en vue de les moderniser et, je l'espère, de les rendre plus justes. Ce texte, pour moi, est résolument tourné vers l'avenir avec, en perspective, le futur revenu universel d'activité – même si la fusion des aides ne doit pas masquer les spécificités et les besoins de chacune et de chacun. Nous devons nous attacher à faire de l'AAH un véritable revenu minimum d'existence.
Je veux conclure mon propos en évoquant la suite qui sera donnée à l'examen de ce texte en séance publique. Les associations nous regardent et nos travaux seront relayés. Deux options s'offrent à nous.
La première, c'est de débattre et d'amender le texte, article après article : l'article 1er, qui concerne les travailleurs en établissement et service d'aide par le travail (ESAT) ; l'article 2, qui pose le principe de l'individualisation de l'AAH ; l'article 3, enfin, qui demande un rapport sur la situation sociale des personnes handicapées.
La seconde option, c'est la motion, celle qui coupe court au débat, celle qui empêche l'examen des articles. L'effet en serait désastreux et j'espère que, dans l'hémicycle, la chance sera donnée au débat et à la réflexion, afin de répondre aux attentes des personnes en situation de handicap qui vivent en couple aujourd'hui.