… la stratégie a consisté, au contraire, à le rendre invisible. C'est pourtant un mouvement qui a marqué et qui continue de marquer le monde de la justice dans son ensemble par la profondeur du rejet qu'il exprime d'une réforme qui remet en cause les fondements de la démocratie et de l'État de droit.
Rappelons-le, la justice est l'un des fondements de la démocratie. L'une ne va pas sans l'autre. Affaiblir l'une, c'est ébranler l'autre. Or c'est précisément ce que vous êtes précisément en train de faire. C'est pourquoi robes noires et gilets jaunes ont en fait beaucoup plus de points communs et de convergences qu'il n'y paraît.
Il y a, bien sûr, de manière flagrante, le niveau inédit de répression judiciaire qu'a subi le mouvement des gilets jaunes. Le Premier ministre indiquait ainsi, la semaine dernière : « Depuis le début de ces événements, 1 796 condamnations ont été prononcées par la justice et 1 422 personnes sont encore en attente de jugement. Plus de 1 300 comparutions immédiates ont été organisées et 316 personnes ont été placées sous mandat de dépôt. » Ces chiffres sont effarants, et le Gouvernement a bien tort de s'en féliciter, car ils sont plutôt la preuve d'un échec politique et d'une dérive autoritaire que d'un bon exercice de la justice.
Nombre d'observateurs et d'observatrices – journalistes, chercheurs et chercheuses, professionnels du droit – parlent d'une répression de masse et d'un appareil judiciaire mobilisé depuis trois mois pour rendre une justice d'exception. Sont ainsi dénoncées des incriminations fantaisistes, des procédures bâclées, des peines exorbitantes infligées pour des infractions imaginaires ainsi que des mises en cause systématiques des droits de la défense.
On a parlé également d'attitudes comme celle du parquet de Paris, mis en cause par Le Canard enchaîné : le procureur du tribunal de grande instance aurait ordonné à ses substituts de maintenir des gens garde à vue, ce qui équivaut à rien moins que des séquestrations arbitraires.
On parle encore du refus catégorique, malgré les évidences, de poursuivre les agents des forces de l'ordre ayant commis des actes de violence : le bilan provisoire dressé par le journaliste David Dufresne en matière de répression policière fait état de 443 signalements, d'un décès, de 193 blessures à la tête, de 20 éborgnés et de 5 mains arrachées.
Voilà donc une justice en crise, par défaut de moyens, qui a déjà beaucoup de mal à remplir ses missions fondamentales de service public. Elle se trouve abruptement instrumentalisée par un pouvoir exécutif de plus en plus autoritaire, ce qui est constaté y compris au-delà de nos frontières par les plus grandes instances européennes et internationales. Cet exécutif assume publiquement la confusion des pouvoirs qui nullifie les principes d'indépendance et d'impartialité de la justice et fait reculer l'État de droit.
On retrouve la trace – l'inspiration, peut-être – de cette démarche dans votre projet de loi à travers l'élargissement du recours aux procédures attentatoires aux droits et libertés, comme la mise sur écoutes téléphoniques, les géolocalisations, les perquisitions sans assentiment dès le stade de l'enquête préliminaire, l'accès distant aux correspondances électroniques, et j'en passe. Plus généralement, la disproportion des mesures prises, comme l'instrumentalisation politico-politicienne d'une justice déjà affaiblie, ne peut manquer d'alarmer, surtout quand la manière dont elle s'exerce vis-à-vis des unes et des autres – opposants et opposantes politiques, journalistes, manifestants et manifestantes – est mise en parallèle avec celle, quelque peu surprenante, à la limite de la complaisance, avec laquelle d'autres sujets de droit sont traités.
En macronie, il y a, d'un côté, celles et ceux qui réussissent : elles et ils jouissent d'une impunité octroyée au plus haut sommet de l'État, qui leur permet d'être traités avec une singulière légèreté même quand elles et ils sont pris sur le fait. Ainsi, cet ex-bagagiste, présentement barbouze élyséen, Alexandre B. , qui usurpe les insignes des forces de police, s'en prend violemment à des manifestants et à des manifestantes, ment lors de son audition par une commission d'enquête parlementaire, soustrait des pièces à une instruction judiciaire et s'en va faire tranquillement faire le tour du monde muni de passeports diplomatiques.
Et puis, de l'autre côté, il y a ces autres qui ne sont rien, voués ordinairement à la précarité à perpétuité. Et lorsqu'elles et ils en viennent à se révolter contre l'injustice fiscale, environnementale, sociale et démocratique, elles et ils n'obtiennent ici et là que quelques pelures de carotte et, surtout, beaucoup de tirs de Flash-Ball, de gardes à vue, de détentions provisoires, de comparutions immédiates et de peines de prison ferme.
Ce deux poids deux mesures, cette injustice flagrante nourrissent la défiance citoyenne et populaire, et le rejet massif des institutions, parmi lesquelles la justice. Ce rejet, votre projet de réforme va l'accentuer.
Ce projet de loi de programmation va entraîner la construction d'une justice à deux vitesses, déshumanisée et désertifiée. Il fait la part belle aux techniciens et aux techniciennes comme aux experts et aux expertes, notamment en matière de services lucratifs, et laisse sur le bas-côté de la route les personnes qui ne maîtrisent pas ces différents outils, qui n'ont pas accès à ces moyens.
Prenons l'exemple, qui a été rappelé au cours des interventions précédentes et qui est important pour que tous et toutes prennent la mesure du problème, de la fusion des tribunaux d'instance et des tribunaux de grande instance. Votre texte entérine ainsi la disparition du tribunal d'instance, juridiction pourtant géographiquement proche des justiciables, simple et accessible dans son mode de saisine, peu coûteuse et jugeant dans des délais satisfaisants.