Dans un système démocratique tel que le nôtre, la justice ne se conçoit qu'indépendante de tous pouvoirs – le pouvoir politique, le pouvoir économique, le pouvoir médiatique aussi, si fort aujourd'hui. Comment cette indépendance doit-elle s'exprimer ? Elle ne signifie pas que le juge crée la loi : il l'applique. Pour autant, et je fais référence à vos échanges du 16 janvier dernier avec d'autres impétrants à cette fonction, ce n'est pas parce que le juge applique la loi qu'il est une autorité subordonnée. Le juge applique la loi parce que sa fonction le conduit à connaître des intentions du législateur au moment où un texte a été voté et à l'appliquer en l'interprétant. C'en est fini du « référé législatif » qui a existé pendant quelques années sous la Révolution française, procédure dans laquelle, parce que l'on ne sait pas ce que signifie la loi, on consulte le législateur pour lui demander « ce qu'il a voulu dire ». L'indépendance de l'autorité judiciaire conduit le juge à appliquer la loi en l'interprétant ; c'est donc une indépendance organique, indéniablement, et une indépendance fonctionnelle. Le système démocratique ne se conçoit qu'ainsi, dans les conditions prévues par l'organisation judiciaire qui fait qu'il y a en France une Cour de cassation chargée d'assurer l'unité du droit – chaque juge ne saurait interpréter les lois dans son coin comme il l'entend – mais ce rôle d'interprétation est essentiel pour assurer une forme d'indépendance au-delà de la réponse convenue sur la séparation des pouvoirs.
S'agissant de l'engagement politique des magistrats, je vous ai donné mon avis dans ma réponse écrite, mais je vais développer. Tout a été dit, dans une formule où la concision le dispute à la pertinence, à l'article 10 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, qui affirme clairement la liberté d'opinion politique et la liberté de manifestation de l'opinion politique, à condition que cela ne trouble pas l'ordre public, et donc dans les conditions prévues par la Loi. Cela signifie qu'un magistrat a incontestablement le choix de ses opinions politiques. Il peut, parce que notre droit le prévoit, adhérer au parti politique de son choix, y militer et se présenter à des élections, après un délai de viduité, dans la circonscription judiciaire qui était la sienne. Le 16 janvier dernier, l'une des personnes pressenties pour siéger au CSM a évoqué le cas de l'Espagne, montrant que dans ce pays, pour des raisons historiques qui se comprennent, la liberté politique des juges est nettement plus encadrée. Ce n'est pas notre tradition et ce ne sont pas nos textes.
D'autre part, le recueil actualisé des obligations déontologiques des magistrats est paru le mois dernier, et certaines de ses dispositions me semblent parfaitement répondre à la question. Ce texte rappelle que « le magistrat bénéficie des droits reconnus à tout citoyen d'adhérer à un parti politique, à un syndicat professionnel, à une association ou à une société philosophique, et de pratiquer la religion de son choix » – c'est bien le moins – mais qu'« il ne peut pour autant se soumettre à des obligations ou des contraintes de nature à restreindre sa liberté de réflexion, d'action et à porter atteinte à son indépendance ». Il est aussi rappelé que « le magistrat jouit de tous les droits reconnus à chaque citoyen », mais qu'« il lui appartient d'apprécier s'il doit demander à être dessaisi ou se déporter, chaque fois que son engagement de nature politique, philosophique, confessionnel, religieux ou associatif, aurait pour conséquence de restreindre sa liberté de réflexion ou d'analyse ». On lui enjoint encore de s'abstenir, dans l'exercice de ses fonctions, « de tout prosélytisme de nature à porter atteinte à l'image d'impartialité nécessaires à l'exercice de ses fonctions ». On rappelle enfin que « toute manifestation d'hostilité au principe et à la forme du Gouvernement de la République est interdite aux magistrats, de même que toute démonstration de nature politique incompatible avec la réserve que leur impose leurs fonctions ».
Si les magistrats respectent l'ensemble de ces obligations, il existe une harmonie parfaite entre leur liberté de pensée, et même d'adhérer à des partis politiques et les obligations déontologiques qui s'imposent à eux pour assurer une justice impartiale, et surtout ressentie comme telle par les justiciables. Car, dans certains cas, on ne sait pas si le magistrat fera abstraction de ses engagements politiques ou si, au contraire, il en sera le prisonnier, et le droit européen est très attaché à la théorie de l'apparence, sur laquelle il y aurait beaucoup à dire... En tout cas, c'est une nécessité pour le justiciable de savoir que le magistrat ne sera pas instrumentalisé par ses opinions politiques dans la décision qu'il sera amené à rendre.