Intervention de Aurore Bergé

Séance en hémicycle du jeudi 21 février 2019 à 21h30
Fonds de soutien à la création artistique — Discussion générale

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaAurore Bergé :

La culture n'est pas un accessoire de la société. Quand Victor Hugo défendait la Convention de Berne pour la protection des oeuvres, il avait eu ces mots essentiels : « Les peuples se mesurent à leur littérature. Une armée de deux millions d'hommes passe, une Iliade reste. [… ] Rome n'est qu'une ville ; mais par Tacite, Lucrèce, Virgile, Horace et Juvénal, cette ville emplit le monde. »

La culture n'est pas non plus un accessoire de l'économie. La création culturelle dans l'Union européenne représente 536 milliards d'euros par an, ce qui est plus que le chiffre d'affaires cumulé de l'automobile et des télécoms sur le continent. L'industrie culturelle européenne, ce sont aussi 7,2 millions de personnes, soit plus encore que dans l'automobile et les télécoms réunis.

Nous parlementaires, avons une responsabilité : placer la création artistique au coeur de notre projet de société et soutenir tous ceux qui contribuent à son enrichissement, à sa transmission, à son partage, à sa diffusion, à sa diversité et à son indépendance. Nous devons avoir une politique culturelle à la hauteur de nos ambitions et surtout à la hauteur de ceux qui la font vivre.

Nous devons, tout d'abord, ancrer durablement la démocratisation de la culture et de son accès.

L'un des piliers de la politique que nous menons est la lutte contre l'assignation à résidence, et l'un des leviers en est la démocratisation de l'accès à la culture. Afin de permettre à tous les jeunes d'accéder à une offre culturelle variée, le Gouvernement a mis en place une expérimentation avec le pass Culture, véritable passeport de citoyenneté culturelle. L'objectif est de rendre les jeunes autonomes face à leur culture, de développer leur sensibilité personnelle à toutes les esthétiques, d'encourager la fréquentation des lieux culturels de proximité et la pratique d'un art.

Parce que l'égalité doit également être territoriale, le ministère de la culture a lancé le plan Culture près de chez vous, qui a pour objectif la circulation des artistes et des oeuvres, particulièrement dans les « zones blanches » du service public culturel, c'est-à-dire ces zones présentant moins d'un équipement culturel pour 10 000 habitants. La culture ne saurait se limiter à une zone géographique. Nous devons lutter contre la concentration des investissements culturels en Île-de-France – c'est une Francilienne qui vous le dit ! En effet, quand 139 euros par an et par habitant sont investis dans la culture en Île-de-France, seuls 15 euros sont investis dans les autres régions.

Si nous oeuvrons à la démocratisation de l'accès à la culture, nous devons poursuivre notre action en élargissant cette démocratisation à ceux qui créent, en renforçant le soutien que nous leur apportons. Le droit d'auteur, qui consacre les droits des artistes, mérite d'être encore consolidé. Il prend notamment ses racines, là encore, dans le combat de Victor Hugo : « La propriété littéraire est d'utilité générale. Toutes les vieilles législations monarchiques ont nié et nient encore la propriété littéraire. Dans quel but ? Dans un but d'asservissement. L'écrivain propriétaire, c'est l'écrivain libre. Lui ôter la propriété, c'est lui ôter l'indépendance. »

Le développement du droit d'auteur, donc de la rémunération des auteurs grâce à leur oeuvre, a toutefois laissé place à un lieu commun. Beaucoup croient qu'un artiste qui voit sa notoriété augmenter, même brièvement, est assuré de pouvoir subvenir à ses besoins sur plusieurs dizaines d'années. Mais depuis une vingtaine d'années, ces réussites fulgurantes ne permettent plus de vivre décemment sur le long terme.

Aujourd'hui, l'enjeu majeur du droit d'auteur est son actualisation, pour ancrer durablement son indépendance et lutter contre son appauvrissement. La multiplication des canaux de diffusion, l'apparition et l'explosion du piratage – je sais, monsieur le ministre, que nous poursuivrons ensemble ce combat contre les contenus illicites – sont des facteurs qui réduisent la rentabilité des oeuvres des artistes. Avec la directive sur le droit d'auteur, l'Europe saura protéger le monde de la culture et ses créateurs, tout en donnant un cadre adapté à l'ère du numérique pour la régulation des droits d'auteur et des droits voisins – dans ce domaine également, la France a pris une part très active.

Permettre l'émergence d'artistes et de créateurs pour vivre dans une société mature, développée, civilisée, c'est notre rôle. Nous devons donner à ceux qui créent les moyens de prendre le temps de la création, de pouvoir vivre dignement de leurs oeuvres. Chaque année, l'État octroie plus de 1 milliard d'euros d'aides à la création : les artistes sont donc au coeur de notre politique culturelle.

La proposition de loi que nous examinons aujourd'hui met en lumière un sujet légitime et essentiel, comme nous l'avons dit en commission : donner aux artistes la place, le temps et la capacité de créer, qui est une activité à part entière. Cependant, nous doutons de l'efficacité des moyens choisis, de leur pertinence et de certains éléments de votre diagnostic.

Nos interrogations portent d'abord sur la taxe souhaitée par votre proposition. De nombreuses questions se posent sur son rendement, son champ d'application et les structures qu'elle impacterait. L'une des questions centrales qui se posent est aussi celle de sa répartition entre les différentes disciplines artistiques.

Par ailleurs, votre texte prétend défendre les auteurs, mais considère tout le monde comme un auteur. Dans votre avant-propos, monsieur le rapporteur, vous indiquez : « Dans le domaine du livre, les aides du Centre national du livre sont conditionnées à une publication préalable. Ainsi, comme cela a été souligné au cours des auditions conduites par le rapporteur, ces aides ont la particularité d'être allouées aux personnes qui en ont probablement le moins besoin... » C'est faux : l'exigence d'avoir un livre publié à compte d'éditeur est une exigence minimale, car sinon, qui garantit la qualité de professionnel ? Sans la validation d'un éditeur, tout le monde peut se dire auteur. Cette validation est donc capitale.

Par ailleurs, dire que les aides vont aux auteurs qui en ont le moins besoin, c'est se tromper : ce sont les auteurs publiés, ceux qui s'efforcent de vivre de leur plume, les auteurs non pas occasionnels mais professionnels, qui ont besoin de revenus et de bourses. Les personnes qui ont le moins besoin de l'aide du CNL, ce sont soit les auteurs qui vendent beaucoup et ne demandent pas d'aides, soit les auteurs du dimanche, ceux qui ont un autre emploi et qui ne cherchent pas à être publiés. Il est essentiel de défendre l'idée que seule la publication valide la qualité du travail. Lors de la réforme du CNL de 2015, un critère le plus souple possible a été choisi, celui d'avoir publié au moins un livre.

Je me permets également de souligner que tous les secteurs de la création ne sont pas unanimes sur votre proposition. Ainsi, le secteur de la bande dessinée ne souhaite pas la création d'un régime d'indemnisation spécifique, afin d'éviter que l'activité des créateurs ne devienne demain une activité « subventionnée ».

Aujourd'hui, nous pouvons toutefois reconnaître que les artistes doivent parfois faire face à un maquis d'aides dont l'accès manque de lisibilité. Nous devons en priorité apporter une réponse à cette difficulté, afin de lutter contre le non-recours potentiel. Les professionnels témoignent de l'efficacité et du caractère indispensable de certaines aides pour de nombreux artistes. C'est pourquoi il nous semble plus important de travailler sur le non-recours des artistes professionnels qui peuvent y prétendre. En effet, les aides sont aujourd'hui sectorisées et répondent à des logiques d'attribution expertisées et légitimes appliquées par chaque secteur. L'une des réponses à apporter réside donc dans une évaluation des dispositifs en place, et c'est précisément notre rôle, en tant que parlementaires, que de procéder à l'évaluation des dispositifs que nous avons adoptés. Je vous propose que nous y travaillions ensemble au sein de notre commission.

D'autre part, en dépit de nombreuses réflexions, il n'a encore jamais été possible de trouver des solutions pour que les auteurs et artistes-auteurs puissent, comme les autres actifs, bénéficier de revenus de substitution lorsque les aléas de l'exercice de leur activité provoquent de fortes chutes de revenus. Si, au fil des années, leur statut social s'est régulé et nettement amélioré, aucune protection ni aucun mécanisme pouvant s'apparenter à une assurance chômage n'ont pu être mis au point, en dépit des multiples tentatives d'y parvenir. C'est une réflexion globale qui doit être menée, en concertation et en tenant compte des spécificités des secteurs. Ensemble, nous vous proposons de poursuivre les travaux sur cette problématique, afin de définir un projet plus juste et plus efficace.

Permettez-moi pour conclure de reprendre une phrase de Jack Lang qui, présentant le budget du ministère de la culture en 1981, disait : « Ni indifférence, ni ingérence : tel sera notre mot d'ordre ». Il me semble essentiel de conserver cette ligne de conduite dans la politique culturelle que nous menons, et de poursuivre ensemble nos travaux pour les artistes-auteurs.

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