La suppression de la prise en compte des revenus du conjoint dans le calcul de l'AAH est une demande formulée de longue date, qui apparaît plus que légitime. En effet, nous ne pouvons que nous accorder sur le fait que la prise en compte de ces revenus ne favorise pas l'autonomie de la personne. Or, comment peut-on viser l'autonomie et l'inclusion des personnes en situation de handicap sans leur offrir l'autonomie financière ? Nous avons, je pense, tous conscience des limites du mode de calcul actuel de l'AAH. Le modifier répond à deux enjeux : d'une part, un enjeu symbolique, tenant à la dignité et à la reconnaissance individuelle ; d'autre part, un enjeu plus pragmatique, lié au pouvoir d'achat. L'un comme l'autre revêtent une importance cruciale.
Le premier enjeu a partie liée à la dignité de ces personnes : il s'agit tout simplement d'en finir avec la dépendance financière dans laquelle le mode de calcul actuel de l'AAH place nécessairement ses bénéficiaires. Ne plus prendre en compte les revenus du conjoint reviendrait à reconnaître la pleine individualité des personnes qui demandent cette prestation. Nous le savons tous, ce mode d'attribution conduit à des situations absurdes, à tel point que certaines personnes renoncent à se marier ou à vivre ensemble pour ne pas perdre le bénéfice de leur allocation.
Nous connaissons les chiffres : l'AAH devient dégressive à partir d'un seuil de revenu de 1 126 euros par mois, et s'éteint au-delà d'un plafond de 2 200 euros. Le caractère injuste de ce mode de calcul ne cesse d'être dénoncé. L'individualisation de l'allocation aux adultes handicapés mobilise les personnes concernées et les associations depuis de nombreuses années. C'est d'ailleurs pour cette raison que la proposition de loi soumise à notre examen, que j'ai cosignée, comme d'autres membres du groupe Libertés et territoires, fait l'objet d'un large consensus – son caractère transpartisan n'est pas à démontrer.
Au-delà du symbole, il s'agit – c'est le second enjeu – de soutenir économiquement des personnes qui présentent un risque élevé de précarité – parmi les plus importants en France. Nous n'avons de cesse de le répéter : les personnes en situation de handicap sont plus touchées par la pauvreté, du fait des difficultés d'accès à l'emploi ou de maintien dans l'emploi qu'elles occupent. À titre d'exemple, sur les 9 millions de personnes vivant sous le seuil de pauvreté, 1 million d'entre elles sont en situation de handicap ; seuls 20 % des bénéficiaires de l'AAH travaillent. Notre collègue Marie-George Buffet, qui est à l'origine de cette proposition de loi, l'a rappelé à juste titre : être en situation de handicap expose davantage à la pauvreté et à un faible niveau de vie. Nous nous devons d'avoir à l'esprit ce triste constat lorsque nous abordons la question de l'AAH. C'était sans doute le cas du Gouvernement lorsqu'il a érigé – vous l'avez rappelé, madame la secrétaire d'État – la lutte pour l'autonomie et l'inclusion des personnes en situation de handicap au rang de l'une de ses priorités, au début du quinquennat.
Pour autant, les faits ne rendent pas justice aux ambitions affichées. En effet, les mesures prises jusqu'à présent ont eu tendance à menacer davantage les niveaux de vie souvent fragiles des personnes concernées, et même à limiter la portée de la loi du 11 février 2005 pour l'égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées. Je pense, par exemple, aux revalorisations de l'allocation aux adultes handicapés, qui s'élèvera à 900 euros fin 2019 – soit à un niveau toujours inférieur au seuil de pauvreté. Pire encore : du fait des modifications des critères d'attribution, de nombreuses personnes verront mécaniquement leurs revenus excéder le plafond. Pour un bénéficiaire en couple, le plafond s'élève aujourd'hui à 19 504 euros par an, alors que, sans ces mesures, il aurait dû atteindre 20 640 euros au 1er novembre 2018. Cette baisse du plafond, qui va se poursuivre, annule donc les effets de l'augmentation du montant de l'AAH pour les bénéficiaires en couple. Je songe aussi à l'alignement du complément de ressources, égal à 179 euros, sur le montant de la majoration pour la vie autonome – qui s'élève à 104 euros – , ce qui représente une baisse de revenus de 75 euros, au motif que la coexistence de ces deux dispositifs nuirait à la lisibilité des droits.
Parallèlement à ces mesures, le gouvernement actuel, comme les précédents, ne cesse de nous servir le même argument : l'allocation aux adultes handicapés est un revenu de subsistance, un minimum social, un peu comme le RSA, ce qui justifie finalement l'application d'un mécanisme de solidarité familiale. Autre argument : vous dites que cette allocation n'a pas vocation à compenser le handicap. Ce n'est pas contestable, puisque cette mission de compensation est assurée, depuis la loi de 2005, par le versement de la prestation de compensation du handicap, laquelle a remplacé l'allocation compensatrice pour tierce personne : elle est versée par les départements et bénéficie à plus de 335 000 personnes. Contrairement à l'AAH, la PCH est personnalisée, modulable en fonction des besoins et calculée sans conditions de ressources.
Attention, toutefois, à ne pas tout mélanger : la PCH prend la forme d'un remboursement des dépenses liées à la perte d'autonomie – qui sont, pour 90 % d'entre elles, des aides humaines ; elle est destinée à aider les allocataires à accomplir les actes de la vie quotidienne, en leur permettant de recourir à une aide humaine ou technique. Ainsi, on peut percevoir l'AAH sans bénéficier pour autant de la PCH : c'est le cas, notamment, des personnes souffrant de pathologies mentales qui sont autonomes dans les actes de la vie quotidienne sans être capables d'exercer une activité professionnelle.
L'AAH sert précisément à compenser l'impossibilité de travailler liée au handicap. En effet, pour percevoir l'AAH, il faut présenter un taux d'incapacité d'au moins 80 %, ou compris entre 50 et 79 % s'il est accompagné d'une restriction solide et durable à l'emploi non compensable par l'adaptation du poste. Elle vise donc bien à compenser le fait qu'une personne, en raison de son handicap, n'est pas en mesure de retirer des revenus suffisants de son activité. En ce sens, elle ne répond absolument pas à la même logique que le revenu de solidarité active, qui est conçu comme une aide temporaire en vue de l'insertion sur le marché du travail. D'ailleurs, bénéficier de l'AAH est rarement temporaire : elle est renouvelée dans 85 % des cas. C'est principalement pour cette raison qu'elle n'est pas une prestation comme les autres, puisqu'elle traduit souvent une situation irréversible, dans laquelle le retour à l'emploi ou une insertion professionnelle ne sont pas envisageables.
C'est aussi pour cette raison que nous pensons que la piste que le Gouvernement semble suivre actuellement n'est pas la bonne. En effet, dans la perspective de la création du revenu universel d'activité, vous avez confirmé, madame la secrétaire d'État, que l'AAH ferait l'objet de la refonte appliquée aux minima sociaux. Compte tenu des spécificités de cette prestation, cela ne me paraît pas judicieux. Considérer l'AAH comme un revenu d'existence, pour ne pas dire de survie, est une erreur.
Les deux objectifs que nous nous assignons au moyen de cette proposition de loi – la reconnaissance individuelle des droits des bénéficiaires et le soutien économique – sont évidemment liés. Malheureusement, le Gouvernement comme la majorité ne semblent pas enclins à s'orienter en ce sens. Or ce n'est pas parce qu'aujourd'hui l'AAH est définie d'une certaine manière, que nous ne devons rien faire et ne rien changer. Notre rôle, en tant que législateurs, n'est pas de perpétuer indéfiniment ce qui a été fait jusqu'à présent, il est, le cas échéant, de modifier les lois incomplètes ou obsolètes. En l'occurrence, la loi est inadaptée à l'évolution de notre société, qui ne peut plus se permettre de faire reposer l'autonomie financière des personnes handicapées sur la simple solidarité familiale.
J'ajoute que la dégressivité de l'allocation pourrait susciter des interrogations si l'on ne prenait plus en compte les revenus du conjoint. Il va de soi que, derrière l'autonomie financière, il y a aussi des enjeux de justice sociale. Le fait que les foyers les plus aisés soient traités de la même manière que les plus fragiles et les plus modestes ne peut que nous conduire à nous interroger. C'est pourquoi, si nous sommes favorables au dispositif proposé par cette proposition de loi, il nous semble tout de même utile, pour ne pas dire nécessaire, d'ouvrir une réflexion sur l'instauration d'un seuil à partir duquel les revenus du conjoint seraient réintégrés dans le calcul de l'AAH.
Ce n'est pas la première fois que notre assemblée travaille sur ce sujet : je remercie très chaleureusement Mme Marie-George Buffet et nos collègues du groupe de la Gauche démocrate et républicaine d'avoir pris à nouveau l'initiative de déposer cette proposition de loi, qu'un grand nombre d'entre nous, de tout bord politique, a cosignée. J'ai d'abord été agréablement surprise de voir que le groupe majoritaire n'avait déposé aucune motion de procédure sur ce texte, avant de constater, ce matin, qu'il n'en était rien, ce qui m'a profondément déçue. J'ai bien cru, malgré vos amendements de suppression, que nous allions enfin pouvoir débattre de cette question cruciale. Il est très regrettable que ce ne soit pas possible. Les membres du groupe Libertés et territoires, ainsi qu'un grand nombre de nos collègues ici présents, je pense, partageraient ma déception si la motion de rejet préalable était adoptée.