Intervention de Dominique Potier

Réunion du jeudi 7 mars 2019 à 9h35
Commission spéciale chargée d'examiner le projet de loi relatif à la croissance et la transformation des entreprises

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaDominique Potier :

Madame la présidente, je vous remercie d'organiser ce débat général. Je vais en profiter pour développer notre argumentation – jusqu'ici, vous le reconnaîtrez, nous n'avons pas abusé de notre temps de parole.

En amont du projet de loi PACTE, nous avions déposé une proposition de loi qui s'intitulait « Entreprise nouvelle et nouvelles gouvernances ». Elle visait à refonder l'entreprise sur des principes nouveaux, pour servir l'économie du XXIe siècle. L'ambition était donc élevée. Nous nous inspirions des travaux du Collège des Bernardins et des réflexions de plusieurs courants syndicaux, d'ONG et du monde de l'entreprise. Ce travail coopératif et collectif, inspiré de multiples sources, a été prolongé par la création d'un petit cercle composé d'une dizaine de personnes. À cet instant, je veux rendre hommage à ses participants, qui se sont réunis chaque mardi matin pendant trois mois pour élaborer des propositions très précises, aussi bien conceptuelles que de nature à produire des effets pratiques. Ses membres sont des gestionnaires d'entreprise ou de start-up, mais aussi des délégués syndicaux et des militants d'ONG. Tous sont venus bénévolement au Parlement pour participer à la fabrique de la loi, à nos côtés.

À notre sens, la nouvelle entreprise doit reposer sur deux piliers. Le premier est le code civil. Je ne reviendrai pas sur l'archaïsme du code Napoléon, qui n'envisage la société que sous l'angle du partage des bénéfices. Il nous semblait donc qu'il fallait le refonder. En outre, les mots ont un sens : vous avez retenu l'une des propositions du rapport Notat-Senard, qui consiste à parler de la « prise en considération » des questions environnementales et sociales, au-delà de la recherche du profit. Nous pensons qu'il aurait été plus juste et plus clair d'évoquer la « prise en compte ». En effet, rédigé comme vous le proposez, cet article reste symbolique ; il constitue plutôt la matrice d'autres lois à venir, mais n'a pas d'effet juridique immédiat. Sans vouloir engager une querelle sur le sexe des anges, je tiens à redire au moins une fois que prendre en considération et prendre en compte, ce n'est pas la même chose : prendre en compte, c'est être comptable, c'est plus fort sur le plan symbolique et cela prépare l'idée d'une nouvelle comptabilité – idée qui nous tient à coeur.

Le second pilier est la codétermination. Nous avons beaucoup échangé avec M. le ministre sur le sujet. Le fondement de cette idée est qu'il faut considérer les salariés comme une partie constituante de l'entreprise. Il y a eu une suprématie idéologique de l'actionnariat, qui s'est traduite de façon très concrète par une déformation du partage de la valeur : depuis trente ans, celui-ci a évolué en faveur des actionnaires et au détriment des salariés. Ce mouvement, qui répond à la logique libérale qui a envahi nos consciences et les places financières en Europe, nous pensons qu'il faut le rééquilibrer. Pour ce faire, il importe que les salariés participent au conseil d'administration et que la force, la sève de l'entreprise qu'ils représentent participe à sa définition même.

Ce que nous proposons n'est pas si révolutionnaire que cela, puisque treize pays en Europe, sous des formes très diverses et avec des degrés et des niveaux d'implication qui ne sont pas tous comparables au droit français, ont adopté le principe de codétermination. Du reste, cela n'a rien de magique : la codétermination, en Allemagne, n'a pas empêché le « dieselgate » autour de Volkswagen, mais globalement, dans tous les pays où elle a cours, il y a un meilleur partage de la valeur, une plus grande capacité de résilience par rapport aux crises – notamment commerciales – et aux mutations technologiques, un enracinement plus fort de l'entreprise sur le sol national et sur le sol européen, une discussion entre les salariés et les actionnaires qui aboutit à des compromis plus heureux que ceux que nous voyons dans les formes d'entreprises telles que nous les vivons.

Nos propositions, que je détaillerai le moment venu, visaient à marquer des étapes et comportaient une « clause de revoyure ». En dépit de cette prudence, nous pensons que c'était là la véritable révolution. Celle-ci avait d'ailleurs été inaugurée dans la « loi Hamon » – avec certains principes de l'économie sociale et solidaire –, mais surtout dans la « loi Rebsamen », avec la création d'administrateurs salariés pour certaines strates d'entreprises. Vous proposez de faire un tout petit pas supplémentaire. Or il nous semble que, tant qu'on n'aura pas atteint un seuil significatif, on restera dans l'homéopathie – rassurez-vous, je n'ai pas l'intention de rouvrir la querelle sur cette pratique : elle a été tranchée par Agnès Buzyn (Sourires) – ; il ne s'agira pas d'un véritable changement de système.

La véritable audace dont votre majorité aurait pu faire preuve – et que nous avons pour notre part – consiste à faire en sorte que, dans les grandes entreprises, des salariés soient assis à la table du conseil d'administration. Aucune déclaration de principe, aucune « société à mission » ne compensera l'absence de ce fait générateur de changement qui consiste à considérer les salariés comme des parties prenantes. Je suis très étonné de votre position car la plupart des grands syndicats – les syndicats réformistes comme la CFTC et la CFDT, mais aussi d'autres, y compris une partie de la CGT – sont sensibles à cette question. L'idée est également dans l'air du temps, même si l'entreprise n'apparaît pas sur les radars des « gilets jaunes » et ne figure pas dans le grand débat national ; elle correspond à l'aspiration à la justice et à un surcroît de démocratie, qui est défendue par la France de ceux qui se sentent à la périphérie des centres de décision et des lieux de partage de la richesse. Bref, nous pensons que ne pas s'engager dans cette voie, ce serait rater un rendez-vous essentiel. Ce serait vraiment dommage pour notre pays. Toute la génération d'entrepreneurs qui vient est dans cet état d'esprit.

Ces deux réformes mères – celle du code civil et de la codétermination – sont censées nous permettre d'aborder d'autres transformations, que je citerai rapidement. Nous croyons beaucoup à la création d'un label public. La responsabilité sociale des entreprises (RSE), telle qu'elle existe, héritière des sociétés philanthropiques du XIXe siècle, a vécu. Nous pensons que le B to B, le reporting en vase clos, avec des sociétés de notation qui « dealent » avec les entreprises, appartiennent à un monde dépassé. La démarche a parfois été sincère, elle a pu donner de bons résultats, mais elle n'est pas à la hauteur des enjeux. Nous proposons donc la création d'un label public – autrement dit, un changement de paradigme. Il reviendrait à la puissance publique de déterminer, au-delà de la loi, ce qu'est une bonne entreprise, quelle est la visée d'une bonne entreprise. Ce label public, que nous avons défini à travers une centaine de points, serait révisable à raison de 10 % des critères tous les cinq ans, de manière à garantir la stabilité juridique, qui est importante pour nos entreprises. Les entreprises seraient classées par couleurs, et tout un chacun pourrait le faire : en rouge, celles qui ne font aucun effort en matière sociale et environnementale ; en orange, celles qui ont engagé une dynamique dans ce sens ; en vert, celles ayant atteint un taux satisfaisant. Cette classification, qui a fait ses preuves pour d'autres catégories de labels publics, donnerait à la société les moyens de transformer l'économie.

Parce que je sais qu'il a le goût de la spéculation intellectuelle, j'ai envie de demander à M. Bruno Le Maire si une telle réforme ne serait pas, à son avis, profondément libérale, au sens philosophique du terme. En créant de la transparence, elle donnerait à nos concitoyens, en leur qualité d'épargnants, de consommateurs et de collaborateurs, le choix des entreprises avec lesquelles ils souhaitent agir. Le reporting, tel qu'il existe aujourd'hui, ne donne qu'une image floue des entreprises, car s'en tient aux seules données économiques. Si nous parvenons à en donner une image claire, chacun de nos concitoyens pourra s'investir dans l'économie de notre pays, en faisant levier sur elle. C'est une perspective que je vous invite à envisager avec nous.

Je veux terminer mon intervention en évoquant deux autres séries de réformes importantes, l'une à l'échelle à internationale, l'autre à l'échelle nationale, au niveau des entreprises. Toutes deux visent à réduire les écarts de rémunération, devenus indécents.

S'agissant des écarts de rémunération au sein des entreprises, il faut aller au-delà de la transparence de l'information et faire preuve d'audace. Lorsqu'au sein d'une entreprise, le salaire le plus élevé est douze fois supérieur au salaire le plus bas, nous proposons que les charges salariales et sociales qui lui sont associées ne soient plus déductibles du calcul de l'impôt sur les sociétés : nous considérons en effet qu'il s'agit d'un privilège, et non d'une charge pour l'entreprise. Cette disposition est parfaitement compatible avec notre Constitution et, d'après nos informations, le Conseil d'État ne s'y opposerait pas. C'est donc un choix politique que nous vous appelons à faire.

S'agissant de la répartition de la valeur au sein de l'entreprise, parce que l'intéressement fait toujours courir le risque d'une déformation entre la part salariale et la part aléatoire du partage des bénéfices, nous préférons, pour notre part, consolider la participation. C'est une idée gaulliste, qui reste valable et que nous voulons appuyer. Son mode de calcul est néanmoins dépassé et nous proposons de supprimer le coefficient de 0,5, afin de renforcer la part de la participation, ce droit des salariés qui contribue à la bonne marche de l'entreprise. La participation n'implique aucune condescendance : c'est un dû, qui participe à la dynamique des parties constituantes de l'entreprise.

La deuxième mesure concerne davantage le partage de la valeur à l'échelle internationale. Avec nos collègues Matthieu Orphelin, François Ruffin et Richard Ramos, nous avions défendu l'idée d'introduire dans la Constitution le principe du « bien commun », pour lever un obstacle constitutionnel. En attendant, nous proposons simplement que le reporting fiscal se fasse, sinon de façon publique, du moins en présence des institutions représentatives du personnel. Ce serait un premier pas, non seulement pour les banques, mais aussi pour les holdings, vers une véritable transparence sur les activités d'optimisation, voire de fraude fiscale. Ce serait aussi un pas immense dans le sens d'un partage plus équitable de la valeur pour nos entreprises et pour notre pays.

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