Intervention de Philippe Léglise-Costa

Réunion du mardi 24 juillet 2018 à 17h00
Commission des affaires étrangères

Philippe Léglise-Costa, ambassadeur, représentant permanent de la France auprès de l'Union européenne à Bruxelles :

Les Européens font quant à eux le choix de ne pas s'abstraire des règles de l'OMC, sauf à jouer le jeu des Américains. Le choix de cette réponse graduée ne nous empêche cependant pas de répliquer. En fin de compte, l'économie la plus affectée par les mesures que prennent les États-Unis sera bel et bien l'économie américaine, comme l'a déclaré Mme Lagarde récemment.

Ce sont en effet les États-Unis qui attaquent l'ensemble des pays et qui porteront le coût des sanctions. Pour l'économie américaine, il y a en effet un coût des sanctions qu'elle applique : les prix augmentent tandis que l'économie américaine est en cycle haut et le chômage très limité, ne permettant que peu de redéploiements. Elle supportera aussi le coût des mesures prises en représailles. Cela devrait l'affecter fortement à terme.

Il nous semble toujours que ce serait une erreur stratégique que de s'abstraire des règles de l'OMC ; nous défendons en effet le multilatéralisme fondé sur des règles. Mais ce serait aussi une erreur politique, car il y aurait plus de difficulté à rallier l'unité des Européens en empruntant une voie à l'américaine.

La question de l'automobile est encore plus sensible que celle de l'acier ou de l'aluminium. Les constructeurs, mais aussi leurs sous-traitants et les équipementiers, en Allemagne, comme dans les pays voisins, seront directement affectés. Cela touche au coeur de l'industrie allemande qui, bien qu'elle ait des marges et ne dépende pas que des exportations vers les États–Unis, se trouve ainsi en face de difficultés nouvelles, au moment même où elle est en proie à des doutes.

Cela nous amène à entretenir avec l'Allemagne un dialogue très étroit sur le sujet. La visite du président de la Commission européenne au Président des Etats-Unis a été préparée dans cet esprit, notamment grâce à une rencontre entre Bruno Le Maire et Peter Altmaier. Il est convenu qu'il n'y ait pas de négociation formelle à Washington le 25 juillet, mais que Jean-Claude Juncker explique avec fermeté la position européenne et examine s'il y a des ouvertures acceptables pour les Européens, dans un sens ou dans un autre. Au vu du rapport de Jean-Claude Juncker, un travail franco-allemand et une discussion européenne pourront alors avoir lieu. Nous en entendrons demain un compte rendu à Bruxelles, au comité dit de politique commerciale.

Deux pistes ont été évoquées à ce stade, à titre exploratoire.

La première option serait un accord euro-américain qui porterait sur les biens industriels, des réductions douanières concernant uniquement l'automobile n'étant pas possibles en vertu des règles de l'OMC, sauf à les étendre à tous les pays du monde. Cela avait été envisagé au moment des mesures américaines sur l'acier et l'aluminium, mais l'administration Trump n'a pas alors saisi cette ouverture.

Bien sûr, cet accord ne saurait être fondamentalement déséquilibré au détriment de l'Union européenne, ce qui serait par exemple s'il excluait des sujets qui correspondent à nos intérêts, ainsi l'accès aux marchés publics américains, régi aujourd'hui par le Buy American Act, ou bien, en matière agricole, les indications géographiques, ou à l'inverse s'il portait sur des domaines qui intéressent les Américains : un accès à une agriculture européenne selon les normes américaines. Il n'est pas non plus possible de reprendre d'une autre manière le projet de partenariat transatlantique de commerce et d'investissement (TTIP), a fortiori en retenant d'abord des éléments favorables à la partie américaine.

L'autre option est l'option multilatérale, qui consisterait à se mettre d'accord entre principaux constructeurs automobiles mondiaux, pour arriver à une réduction concertée des tarifs. Mais c'est assez complexe et peut être dangereux pour les constructeurs automobiles français.

Aujourd'hui, s'il n'y a pas de mandat, il y a au moins une unité et une certaine cohésion des Européens, bien que ce ne soit pas le sujet le plus facile.

Cette cohésion existe aussi sur l'accord avec l'Iran. Il aurait pu y avoir des divisions profondes entre les Européens, comme elles avaient pu se faire jour il y a quelques années sur des enjeux comparables.

Cela vaut encore pour les questions de défense. Les Etats membres commencent à considérer que, étant donné les incertitudes qui pèsent sur la position américaine, l'objectif d'une « autonomie stratégique européenne » peut être désormais inscrit dans les conclusions du Conseil européen. Ils comprennent que celle-ci est nécessaire, non pour se détacher de l'alliance atlantique, mais au cas où cette incertitude se vérifie.

L'unité des Européens est mise à l'épreuve tous les jours. Elle peut rompre à un moment donné, mais elle a tenu également sur le Brexit. Sur ces questions, les Vingt-Sept, en dépit des enjeux, sont parvenus à rester ensemble sur les mêmes principes, même si cette unité peut connaître des exceptions ponctuelles, comme la position de la Pologne vient de l'illustrer

Où en sommes-nous des négociations avec les Britanniques ? La France a travaillé avec la Commission, avec Michel Barnier et avec tous les Européens pour poser d'emblée des principes de négociation très clairs, de façon à prévenir le développement d'ambiguïtés et d'illusions du côté du Royaume-Uni. Pour éviter des ruptures lorsqu'elles ne sont pas rendues nécessaires par le retrait britannique, il s'agit de rechercher la relation la plus étroite en matière économique, en matière de sécurité, en matière de défense, en matière de mobilité et en matière de recherche – mais dans le respect de ces principes.

Si nous devions y déroger pour permettre une relation qui resterait étroite avec le Royaume-Uni, nous affaiblirions l'Union européenne elle-même. Car nous remettrions en cause son propre marché intérieur, son propre équilibre juridique et les principes qui guident ses équilibres internes, dont la libre circulation des personnes. Ce serait une erreur stratégique que de démanteler ce qui fait l'Union européenne, même si nous espérons les liens les plus étroits possibles avec le Royaume-Uni.

Les contradictions de la position du Royaume-Uni au regard de ces principes n'ont pas encore été résolues. Derrière Michel Barnier, nous allons donc travailler intensément dans les prochaines semaines pour vérifier si le Royaume-Uni peut évoluer suffisamment pour que l'accord de retrait soit conclu et qu'il y ait suffisamment de clarté sur les relations futures, de sorte que nous puissions ouvrir une phase de transition entre 2019 et 2020, période pendant laquelle pourrait s'organiser une sortie ordonnée.

Cette transition est en elle-même établie selon des conditions d'ensemble léonines. Le Royaume-Uni continuerait en effet d'être partie prenante à toutes les politiques européennes, mais sans plus participer à la décision. Cette situation ne saurait donc durer très longtemps. La France, qui jouit de relations très étroites avec le Royaume-Uni, est particulièrement engagée sur les enjeux majeurs qu'ouvre son départ. Elle ne souhaite pas que l'espace géographique européen sorte affaibli de ce départ du Royaume-Uni. Notre intérêt est qu'il reste proche, mais dans la préservation de nos principes, au nombre desquels figure l'autonomie de décision de l'Union européenne.

Sur le cadre financier pluriannuel, vous avez rappelé les avancées. Le fonds européen de défense est désormais une réalité tangible. Nous allons négocier le règlement relatif à l'après-2020, mais nous disposons déjà de premiers textes qui permettent déjà des actions de recherche et de développement industriel. Ce que nous y avons inscrit est innovant : non seulement le budget européen est amené à financer des actions de recherche ou des équipements militaires, mais les règles d'éligibilité à ces financements sont elles-mêmes très strictes, puisqu'elles définissent, chose inédite, ce qu'est le contrôle d'une entreprise par les Européens.

Dans des périodes antérieures, la France n'était pas parvenue à faire admettre cette préférence européenne. Cela montre qu'une prise de conscience se fait jour sur la nécessaire autonomie de décision en la matière. Il est attendu des industriels européens qu'ils jouent le jeu et renforcent, en tirant parti de ces instruments, la compétitivité et l'autonomie européenne. De la même manière, sur le terrain de l'innovation, des moyens importants seront accordés aux programmes de recherche. Nous avons milité en ce sens, en plaidant notamment pour une innovation de rupture.

Les propositions de la Commission européenne sur le budget de la PAC vont quant à elles beaucoup trop loin. En euros constants, les moyens proposés subiraient des coupes significatives, puisque les paiements directs diminueraient de 11 %. En euros courants, l'équilibre serait certes à peu près respecté, mais chacun peut mesurer ce que cela signifie pour le pouvoir d'achat des agriculteurs. C'est pourquoi nous nous battrons pour que les crédits de la PAC reviennent au niveau nécessaire. Nous avons déjà rallié vingt États membres, y compris l'Allemagne, même si diverses voix se font entendre au sein du gouvernement de la République fédérale. Il s'agit bien sûr d'un enjeu politique majeur.

À mon niveau, je verrai demain le Commissaire à l'agriculture Phil Hogan, pour examiner avec lui quels sont les moyens d'avancer. Si le volume global du cadre financier ne peut augmenter, il y aura en effet des redéploiements à opérer au sein de la proposition de la Commission. C'est un travail d'arbitrage que réalisent les autorités françaises et qui sera ensuite porté en Europe.

Nous savons en effet que les agriculteurs n'ont pas été spécialement privilégiés ces dernières années et qu'il n'y a pas les concernant, comme certaines régions des nouveaux Etats membres, un enrichissement qui justifie des économies. Nous travaillerons donc à corriger ce qui nous paraît une erreur d'appréciation de la Commission.

La France est également extrêmement attentive à la question des régions françaises. Elles n'ont pas été affectées comme d'autres dans la proposition de la Commission. Nous cherchons donc à consolider ces acquis. Cela vaut notamment le Fonds social européen, non parce qu'il est géré par l'État, mais parce qu'il fournit des services en matière sociale, ainsi qu' en matière d'intégration et d'inclusion. L'une des nouveautés du budget envisagé est en effet d'allouer des crédits à l'intégration des migrants légalement installés et des réfugiés.

S'agissant des centres contrôlés, des plateformes et du règlement de Dublin, les premiers visent à apporter une réponse à un problème soulevé par l'Italie, non seulement sous son gouvernement actuel, mais sous les gouvernements précédents. Étant le pays de première entrée pour les flux qui proviennent de Libye, l'Italie accueille, en vertu des règles de débarquement, l'essentiel des personnes sauvées dans les eaux libyennes, lesquelles se trouvent ensuite à sa charge. Les conserver toutes sur son territoire a un coût économique et politique. L'autre option est de les faire transiter de fait à l'intérieur de l'espace de libre circulation européen.

C'est pourquoi la France a proposé des centres contrôlés. Ils ont pour objectif que les personnes débarquées puissent être traitées dignement, mais soient retenues afin que leur statut puisse être identifié rapidement, en s'appuyant sur un processus sûr, avec l'aide des agences européennes. Les personnes ayant vocation à être raccompagnées doivent l'être grâce à des moyens européens et à des coopérations avec les pays tiers en matière de réadmission. Les personnes éligibles à l'asile doivent être réparties entre les États membres. L'Italie hésite devant cette mesure importante, actée dans les conclusions du Conseil européen de juin.

Les plateformes dans les pays tiers se présentent un peu différemment. Mais la proposition est guidée par la même logique de solidarité et de discussion avec ces pays.

Enfin, si nous n'arrivons pas à adopter la réforme du système d'asile et du régime de Dublin, un risque existe effectivement d'un effet cascade qui conduise à une remise en cause de Schengen ; le lien est très clair entre la réglementation de Dublin et les règles de l'espace Schengen, comme l'illustrent les tensions entre l'Allemagne, l'Autriche et l'Italie.

C'est pourquoi la réforme du régime de Dublin, et du droit d'asile en général, vise à apporter une solution. D'abord, elle prévoit la convergence des normes, ce qui permet de limiter les mouvements secondaires. Ensuite, elle garantit une identification claire des responsabilités. En outre, les personnes seraient enregistrées plus systématiquement et pourraient être raccompagnées, le cas échéant, plus rapidement dans le pays d'où elles viennent.

Afin de faire aboutir la réforme du système d'asile européen, il faut résoudre les questions politiques qui restent des facteurs de blocage : que fait-on en cas d'afflux de personnes qui devraient être réparties entre les États membres ? Combien de temps un Etat membre reste-t-il responsable d'une personne qui est enregistrée à son arrivée, cinq ans, huit ans, dix ans ? Un pays comme l'Italie n'acceptera pas des garanties sur la seconde question, si la première n'est pas elle aussi résolue.

Enfin, la question des personnes sauvées t, au-delà des mesures prises aujourd'hui au cas par cas, devra être prise en compte dans la réforme de Dublin. Le Conseil européen en a décidé ainsi et c'est l'un des enjeux des prochains mois. Mais tous les Etats membres ne sont pas a priori sur cette ligne.

En ce qui concerne le Maroc, nous essayons de préserver les accords conclus avec l'Union européenne, qui sont utiles, tout en respectant les arrêts de la Cour de justice de l'Union européenne sur la partie agricole ou sur la partie relative à la pêche. Nous examinons comment, dans le respect des décisions du Conseil de sécurité, le bénéfice de ces accords est garanti pour les populations concernées, avec l'implication de leurs représentants. Ce travail, fait patiemment avec la Commission, a fini par aboutir. Il devrait combiner la préservation des relations économiques et le respect du droit international.

S'agissant du travail détaché, l'effet de la révision de la directive n'est pas encore visible, puisqu'elle n'a pas encore été transposée. Les mesures qui ont été arrachées – car la décision a été très difficile, exigeant un très fort engagement politique – devraient apporter des réponses. Elles ne feront pas cesser le travail détaché, mais, en redressant ses conditions d'exercice, elles restaureront des conditions de travail équitables pour tous. Non seulement le salaire sera celui du pays d'accueil, mais le champ des coûts à prendre en compte sera élargi, de manière à éviter le dumping par le biais du transport ou de l'hébergement. Enfin, les conditions de durée seront beaucoup plus strictes. Il ne pourra y avoir de détachement à répétition sans période de carence.

C'est aussi pourquoi nous travaillons à la création d'une Autorité européenne du travail, sur la base d'une proposition bienvenue de la Commission, qui puisse faire respecter ces règles au niveau européen. Les moyens nouveaux sont donc puissants.

Enfin, la question de savoir comment faire rêver les Européens n'est pas simple. Dans la perspective des élections européennes, sans doute des choix plus clairs se présenteront-ils aux électeurs. Si, dans le cadre du débat, le choix des électeurs porte bien sur les valeurs de l'Europe, sur l'esprit européen, cela permettra de revenir à l'essence de ce qu'est l'Europe : un projet de coopération entre nations démocratiques qui cherchent à préserver leur démocratie et leurs principes communs, qui essaient de trouver des solutions par la coopération et non par la confrontation et qui mettent ensemble des moyens pour être plus puissants afin de préparer l'avenir et d'agir dans un monde déstabilisé. Les évolutions internes et externes de l'Union européenne, les crises, le fait que tous les équilibres qui avaient été définis il y a soixante-dix ans soient en voie d'être revus peuvent aller dans le sens de la protection car l'Europe offre un espace plus efficace que celui des nations seules. Mais cette protection doit s'accompagner de perspectives et de projets. L'Europe, si elle s'organise et que les États se coordonnent et coopèrent, a des moyens plus importants pour mettre en place de nouveaux champions du numérique, des projets de transformation écologique et des politiques offrant un espace de circulation, d'apprentissage et d'enseignement, un espace qui soit à la fois innovant et protecteur dans le monde. Il s'agit d'un modèle qui n'est ni le modèle américain – qui présente une certaine brutalité et un risque de polarisation de la société – ni le modèle chinois. C'est un espace qui a de la force, qui préserve la démocratie, les libertés fondamentales et la vie privée et qui, en même temps, est capable de se préparer à la modernité. Les circonstances sont différentes de celles des scrutins précédents, du fait des transformations radicales – technologiques et géopolitiques – que connaît le monde.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Cette législature étant désormais achevée, les commentaires sont désactivés.
Vous pouvez commenter les travaux des nouveaux députés sur le NosDéputés.fr de la législature en cours.