Il y a un exemple qui date d'un ou deux ans : Génération identitaire a réussi à louer un bateau pour essayer d'empêcher, en Méditerranée, des associations d'aider des migrants qui quittaient la Libye. Pourquoi citer cet épisode ? Tout simplement parce qu'il a fallu lever des fonds : cela coûtait très cher. Génération identitaire y est parvenue sur une plateforme de financement participatif qui a eu énormément de succès auprès de l'Alt-right américaine mais qui n'existe plus. Elle s'appelait WeSearchr. C'était une plateforme de financement participatif tout ce qu'il y a de plus traditionnel, mais plutôt orientée vers l'extrême droite. Un montant de 200 000 dollars, soit plus de 150 000 euros, a été levé à travers cette plateforme. Ce qui est assez vertigineux, c'est que l'on passe d'un militantisme de clavier, de bruit, à une autre échelle du point de vue des capacités d'action de groupes qui peuvent ne pas être constitués d'une manière traditionnelle. Le financement du bateau dont je vous parle, le C-Star, a été international. La presse a rapporté que d'ex-membres du Ku Klux Klan ont financé, aux États-Unis, ce bateau opérant en Méditerranée, dans le cadre d'une initiative européenne. On voit bien qu'on est dans un système totalement mondialisé qui permet, en tout cas avec ces plateformes de financement participatif, de changer d'échelle. C'est un sujet d'inquiétude.
Revenons en France, où la problématique est identique et inquiétante. Leetchi et Tipeee, deux plateformes, par ailleurs parfaitement légitimes et utiles – j'y insiste –, sont utilisées par certaines mouvances d'extrême droite qui tentent d'y lever des fonds. Ainsi, des youtubeurs, dont je ne donnerai pas les noms pour ne pas leur faire de publicité mais qui ont une forte visibilité auprès des jeunes générations d'extrême droite, parviennent à récolter des sommes récurrentes, chaque mois – il s'agit quasiment de salaires –, pour financer leur chaîne YouTube et gagner en visibilité en se dotant de moyens de montage plus importants, par exemple. D'autres essaieront de financer, pourquoi pas, des actions en justice ou, s'ils sont condamnés, de lever un peu d'argent pour alléger les pressions de la justice auxquelles ils sont exposés. Enfin, certains sites d'extrême droite, racistes, dont la visibilité est limitée et qui ne parviennent pas à attirer la publicité ou qui ont peu d'argent, profitent également de Tipeee pour se financer – je l'ai encore vérifié ce matin.
Face à cette situation, ces plateformes ont une position légitime mais compliquée. Elles expliquent en effet que, tant qu'une cagnotte ou un financement spécifique n'a pas été condamnée par la justice, elles n'ont pas à intervenir. Ainsi, le fait que la personne qui crée une cagnotte ait été condamnée à de multiples reprises n'influe pas sur leur décision d'accepter ou de refuser cette cagnotte. C'est une véritable question. Bien entendu, une personne condamnée par la justice ne peut pas être condamnée une deuxième fois en se voyant interdire d'exercer une activité. Néanmoins, ces entreprises ont une responsabilité car, qu'elles le veuillent ou non, elles peuvent financer indirectement des discours parfaitement illégaux et condamnables par la justice. On peut donc s'interroger, et ces plateformes seront de plus en plus exposées à ce questionnement sous la pression de l'opinion publique, voire du législateur. En tout cas, les mouvances d'extrême droite utilisent toutes les nouvelles plateformes émergentes, et cela témoigne de leur agilité dans le domaine numérique.
Dernier point sur lequel je veux insister : les publicités programmatiques, c'est-à-dire les publicités Google. L'économie, notamment l'univers de la publicité, vous le savez tous, est en train de basculer vers le numérique. Ainsi les entreprises utilisent de plus en plus souvent Google pour placer des publicités sur des millions de sites autour de la planète. Mais elles ne savent pas sur quels sites sont diffusées ces publicités : c'est Google qui se charge d'orienter celles-ci vers les différents sites ou blogs. Le problème, évidemment, c'est que certains d'entre eux appartiennent à des mouvances radicales d'extrême droite, très toxiques, qui promeuvent des discours de haine absolument abjects et qui, malheureusement, se financent de cette manière. Le fait que les entreprises embrassent la culture numérique est certainement une bonne chose, mais elles doivent prendre conscience que leur incombe la responsabilité d'opérer un tri entre les différents sites sur lesquels leurs publicités sont affichées, car elles peuvent financer ainsi, à leur insu, des plateformes racistes, antisémites, négationnistes.
À cet égard, des citoyens américains ont pris une belle initiative, peu après l'élection de Trump. Regroupés sous le nom de Sleeping Giants, ils ont invité les internautes à se rendre sur Breitbart News, un site d'extrême droite américain extrêmement toxique, pro-Trump, antimigrants et raciste, qui faisait de la publicité Google, à réaliser une capture d'écran dès qu'y apparaît la publicité d'une entreprise connue, puis à la partager sur les réseaux sociaux et à interpeller ladite entreprise pour qu'elle « blackliste » ce site, comme elle en a la possibilité. Les Sleeping Giants sont ainsi parvenus à réduire les revenus de Breitbart News de plusieurs millions de dollars. Ils ont désormais une antenne en France, où ils se sont attaqués à Boulevard Voltaire, dont ils ont également, je crois, considérablement asséché les revenus publicitaires.
Voilà deux éléments qui illustrent la manière dont la nouvelle génération militante d'extrême droite exploite les nouveaux moyens offerts par l'économie numérique à son avantage.