Intervention de Tristan Mendès France

Réunion du jeudi 7 mars 2019 à 14h00
Commission d'enquête sur la lutte contre les groupuscules d'extrême droite en france

Tristan Mendès France, enseignant à l'École des hautes études en sciences de l'information et de la communication (CELSA), maître de conférences associé à l'Université Paris-Diderot :

Malheureusement je n'ai pas de chiffres très précis à vous donner. Les cryptomonnaies, notamment le bitcoin, sont évidemment utilisées de façon assez classique par les sites d'extrême droite – Égalité et Réconciliation, notamment, permet un paiement en bitcoins –, mais ils ne sont pas les seuls. J'émettrai une petite réserve sur l'ampleur du phénomène des crypto-monnaies, notamment parce que le bitcoin a récemment connu un krach. Certes, le bitcoin a permis à certaines figures de l'extrême droite américaine de devenir millionnaires, mais mon intuition est que le bitcoin ne représente, dans l'économie de l'extrême droite en ligne, qu'un revenu marginal complémentaire. Sans doute son utilisation revêt-elle, en outre, un aspect un peu romanesque, dans la mesure où elle renvoie à l'imaginaire d'un monde alternatif, en marge de la société, opposé au système de l'argent… Sur sa réalité économique, je suis dubitatif. J'ai vérifié, une ou deux fois, sur certains sites qui offraient la possibilité de payer en bitcoins, les sommes auxquelles correspondait le porte-monnaie : ces sommes n'étaient jamais faramineuses – mais je n'ai pas réalisé d'études statistiquement significatives sur ce sujet.

Il me semble donc que l'utilisation de cryptomonnaies reste, pour l'instant, assez marginale. Cependant, elles présentent un risque évident : elles permettent une « intraçabilité » des fonds et du financement. Mais, encore une fois, elles ne sont pas très faciles à utiliser : tout le monde ne peut pas, du jour au lendemain, payer en bitcoins. Ce n'est pas à la portée du grand public, de sorte que ce n'est pas forcément très porteur à moyen et long terme. En revanche, les cagnottes dont je vous parlais tout à l'heure sont très simples d'utilisation : un clic, une carte bleue suffisent. Cette facilité en fait la dangerosité, à mes yeux.

En ce qui concerne le darknet, j'émettrai également une petite réserve – je suis prudent. En effet, si mon objectif est de faire de la propagande, mon Graal, c'est l'audience. Or, le darknet étant peu visible, il est plutôt utilisé pour des actions non publiques, souterraines, des coordinations éventuellement. Toutefois, il n'est pas besoin d'aller sur le darknet pour organiser un raid en ligne : il suffit d'utiliser les plateformes disponibles. Je crois, là encore, que l'utilisation de cet espace a un aspect un peu romanesque, qui correspond à une posture idéologique. Certes, on y trouve des choses illégales absolument horribles et scandaleuses, mais d'autres personnes en font un usage parfaitement légitime, pour se protéger contre d'autres États notamment. Selon moi, c'est un phénomène plutôt marginal, du point de vue de la toxicité et de l'efficacité de la propagande en ligne des nouvelles générations.

La mouvance d'extrême droite est très opportuniste ; elle va se greffer sur les plateformes les plus populaires, en utiliser les codes ou y importer ses propres codes. Un individu lambda qui veut faire de la propagande d'extrême droite, qu'il soit petite main ou responsable d'un groupe politique, se rend simplement sur les plateformes les plus visibles : Facebook, Twitter et Instagram. Mais d'autres espaces sont assez inquiétants, comme le forum 18-25 ans de jeuxvidéo.com, même si je ne veux pas trop me focaliser sur ce site. Ces espaces sont, encore une fois, des laboratoires d'expérimentation où l'on trouve, du reste, un mélange d'éléments idéologiques qui n'appartiennent pas toujours à l'extrême droite traditionnelle. Lorsqu'on veut lancer une campagne, on commence par se coordonner, en amont, sur le forum de jeuxvidéo.com ou sur celui, moins visible, de Discord – qui est également une plateforme de messagerie consacrée aux jeux vidéo : vous voyez que cet élément est important –, mais, encore une fois, le Graal consiste à activer les algorithmes des réseaux sociaux. Pour cela, on promeut, de façon synchronisée, à une heure donnée, un mot-clé sur Twitter, par exemple – il n'y a là rien de magique. Ainsi les algorithmes, qui sont aveugles, vont croire qu'il se passe quelque chose, promouvoir à leur tour ce contenu et le faire « buzzer ». Le troisième niveau d'action, une fois qu'on a atteint une certaine « viralité » sur les réseaux sociaux, consiste, bien entendu, à atteindre les médias ; c'est l'objectif ultime de la plupart de ces types de propagande.

En ce qui concerne les partis politiques et les réseaux étrangers, je ne vois pas pourquoi un groupuscule politique, idéologique, quel qu'il soit, ne tenterait pas sa chance dans cet espace dérégulé de l'information qui nivelle les paroles d'autorité et rebat les cartes de tous les jeux d'influence au niveau planétaire. Il est donc évident que des forces étrangères utilisent ces espaces de façon opportuniste. Un compte Twitter iranien ou russe peut, dès lors qu'il publie un contenu dans la langue du pays qu'il vise, promouvoir une vision conforme à la propagande de l'État iranien ou russe. Sur Twitter, par exemple, le guide spirituel iranien publie – en français, me semble-t-il – des contenus dans lesquels il critique la façon dont les manifestants sont maltraités en France. Le débat existe, mais que le guide spirituel iranien puisse, sur le marché de l'information, exposer sa propagande et que celle-ci soit accessible au même titre que n'importe quel autre contenu – même si elle n'a pas la même « viralité » – est tout de même assez vertigineux. Une démocratie ouverte offre, davantage que des régimes plus fermés, un terrain de jeux international pour tout groupe militant : État, individus, potes, joueurs, gars lambda… Dès lors que je bénéficie d'une connexion à Internet, je peux entrer dans cette arène et participer à des raids, que ce soit en France, aux États-Unis ou en Angleterre.

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