Intervention de Tristan Mendès France

Réunion du jeudi 7 mars 2019 à 14h00
Commission d'enquête sur la lutte contre les groupuscules d'extrême droite en france

Tristan Mendès France, enseignant à l'École des hautes études en sciences de l'information et de la communication (CELSA), maître de conférences associé à l'Université Paris-Diderot :

Pour ce qui est de TikTok, la plateforme a été épinglée pour des contenus pédopornographiques ou plutôt parce qu'elle était utilisée par certains prédateurs sexuels. Cela a suscité quelques polémiques qui se sont traduites par l'embauche d'environ 10 000 modérateurs. Le fait que ces applications sont utilisées de facto par des très jeunes soulève plusieurs questions, et d'abord celle des données d'usage, qui sont captées par ces plateformes. Je crois, du reste, que TikTok a été condamné à ce sujet.

Par ailleurs, ce qui me frappe et me laisse songeur, c'est le schisme qui est en train d'apparaître entre les parents et leurs enfants au plan des références culturelles. Je suis désolé de le dire ici mais, lorsque j'étais enfant et que je regardais la télévision, L'Île aux enfants par exemple, mes parents, sans connaître l'émission dans le détail, savaient de quoi il s'agissait. Il y avait, malgré tout, un lien. Aujourd'hui, on observe une véritable opacité des références culturelles des jeunes, voire des très jeunes, et une incompréhension de la façon dont ils consomment ces contenus. Cela est dû au fait, d'abord, qu'ils utilisent presque exclusivement leur mobile, et non plus l'écran partagé familial, et, ensuite, qu'ils fréquentent des plateformes qui ont leurs propres références, leur propre culture. J'ai le sentiment de voir apparaître ainsi un schisme culturel entre générations, voire à l'intérieur d'une même génération. Une plateforme comme TikTok, prisée des 14-16 ans, sera jugée complètement nulle par les 16-18 ans... Ils n'ont pas les mêmes références, la même culture, si bien qu'ils n'arriveront peut-être pas à se comprendre. J'ignore ce que cette sédimentation, ce cloisonnement hermétique entre générations peut donner à moyen et long terme, mais il est évidemment favorable aux personnes qui voudraient faire de la propagande sur ces plateformes. Peut-être existe-t-il, aujourd'hui, un équivalent de la « quenelle » sur TikTok, par exemple. Je ne suis pas en mesure de le savoir, et les parents non plus. Or, la fabrique de l'opinion de demain passera par ces plateformes, par ces réseaux sociaux.

En ce qui concerne la loi sur les fake news, la position allemande me semble porteuse. Les plateformes sociales doivent être responsabilisées. Elles ont une responsabilité flagrante car ce sont elles qui apportent l'information devant les yeux des gens, qui en sont, qu'on le veuille ou non, les organisatrices et les éditrices. Leur responsabilité est donc flagrante. À cet égard, je crois que les sanctions financières sont, pour toute entreprise, dissuasives. Les Allemands utilisent donc, selon moi, le bon levier d'action.

En ce qui concerne la mesure de l'adhésion des jeunes à ces idées, il m'est difficile de vous donner des chiffres. L'audience d'un site comme jeuxvidéo.com est assez marginale, mais la première industrie culturelle est devenue celle des jeux vidéo. De fait, ceux-ci sont une modalité culturelle majeure de la structuration des jeunes. Si l'extrême droite est le seul mouvement politique à se placer et à placer certains de ses pions dans cet espace, on se retrouvera, dans quelques années, avec des gens dont la posture politique nous surprendra. C'est déjà le cas aujourd'hui, du reste. On commence en effet à voir apparaître des profils idéologiques monstrueux, sans cohérence, mélangeant des valeurs d'extrême droite et des valeurs qui ne sont pas traditionnellement liées à cette famille de pensée. Je pense, par exemple, à des personnes qui sont favorables à la consommation de cannabis et opposées au mariage homosexuel. De tels mélanges ne sont pas forcément clairement identifiables pour nous, mais ils existent et leur maturation s'est faite dans cette soupe primitive à laquelle nous n'avons malheureusement pas tellement accès.

Quant aux Gilets jaunes, ils ont adopté certains des codes que j'évoquais : ils utilisent des mèmes, par exemple. Puisqu'il s'agit d'un espace ouvert, l'extrême droite y est présente, comme d'autres mouvances idéologiques qui cherchent à s'y exprimer. Dès lors que cet espace est décentralisé et que les contributions y sont « anonymes », je ne peux pas en déduire que le mouvement a été phagocyté par l'extrême droite ; ce n'est pas du tout le cas. En tout cas, les codes et les outils utilisés par les Gilets jaunes – constitution de groupes, utilisation de Facebook, plateforme sociale décentralisée – avaient déjà été utilisés par d'autres avant eux ; ils les ont simplement mis en place et exploités à leur avantage. Pour moi, les Gilets jaunes ne sont pas une surprise à cet égard, puisqu'ils utilisent des codes qui ont fait leurs preuves auparavant. Encore une fois, si l'extrême droite est présente, l'extrême gauche l'est également, ainsi que d'autres mouvances politiques.

Par ailleurs, l'éducation à l'image, aux médias, est évidemment le nerf de la guerre, notamment pour les générations qui arrivent. Il faut faire en sorte qu'avant de sauter dans cette jungle informationnelle, dans cet espace dérégulé de l'information, les jeunes comprennent que cet écosystème est complexe, qu'il distord la réalité, que tout dépend de ce que l'on va y chercher et des personnes qu'on va y suivre, que ce qui est partagé avec soi l'est par des personnes qui nous ressemblent, que l'on s'y enferme dans des bulles informationnelles semblables à des chambres d'écho et que les algorithmes accentuent, non pas ce qui est vrai, mais ce qui est choquant, ce qui est clivant. Bref, il faut que les jeunes générations reçoivent une véritable formation qui leur donne les outils nécessaires pour ne pas succomber aux propagandes qui leur sont proposées dans ce marché numérique naissant.

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