Je ne prétends pas avoir découvert une quelconque pierre philosophale, mais je me dois, en responsabilité, de partager avec vous les quelques convictions que je me suis forgées depuis que j'observe attentivement cette énorme machine qu'est devenue notre système de santé, d'abord de l'extérieur, puis, depuis dix-huit mois, de l'intérieur ou presque.
Le premier constat est froid, simple et glaçant : de 1995 à 2018, le ministère de la santé aura connu quarante-deux titulaires. Quarante-deux titulaires en vingt-cinq ans ! Ce mandat, qui a pu paraître très court à certains et très long à d'autres, est, dans la plupart des cas, totalement insuffisant pour imprimer une marque, et surtout une autorité sur une administration qui fonctionne pour l'essentiel en vase clos.
La santé demande du temps : du temps pour l'appréhender avec justesse dans sa globalité ; du temps pour apprendre à dompter une administration devenue tentaculaire. La santé compte depuis 2009, non pas un ministère mais quatorze, puisque chaque ARS est devenue un petit Ségur de province. Il faut aussi du temps pour comprendre les enjeux, tous les enjeux : ceux de la gouvernance du système de santé, ceux des contraintes budgétaires et financières, ceux des progrès technologiques, ceux du vieillissement de la population et d'une demande en forte et durable croissance. Aucun de ces aspects ne peut être analysé ou traité séparément.
Or, du temps, il n'en a guère été donné à vos prédécesseurs, madame la ministre, et ceux qui en ont eu n'en ont pas toujours fait le meilleur usage. Je suis au nombre de ceux qui se sont inquiétés, au nom de ce temps nécessaire à la réforme, lorsqu'il s'est dit que vous pourriez partir, que vous pourriez n'avoir fait que survoler les choses en seulement dix-huit mois. Je me félicite qu'il n'en soit rien, si ce surplus de temps est aussi utile que nécessaire.
Parce que l'administration, comme la nature et plus qu'elle encore, a horreur du vide – et de l'incertitude – , celle du ministère de la santé a tracé sa voie, avec ou sans ministre. Elle s'est ainsi bâti un corps de doctrine presque exclusivement fondé sur l'hôpital public et qui, si longtemps après, reste irrémédiablement attaché aux ordonnances Debré de 1958. Ainsi notre système de santé devrait-il être d'abord hospitalier, mais aussi hiérarchisé derrière les figures de proue que sont les centres hospitaliers universitaires, étalons insurmontables de l'excellence.
C'est la fameuse gradation des soins dont vous ne m'empêcherez pas de dire et de penser qu'elle correspond aussi à une hiérarchisation des soins et, plus encore, des territoires : aux territoires reculés de la République, les services de base ; aux territoires urbains et agglomérés, l'excellence des grands centres.
Et que dire de la lecture budgétaire imposée à notre système de santé ? Comment expliquer, si longtemps après la création de la sécurité sociale, après que l'impôt est devenu une source importante de son financement, que les assureurs privés ont fait leur entrée, souvent en creux mais bien réelle, dans le financement de la santé, que l'on regarde toujours la santé comme une politique publique forcément à part, forcément différente ?
Qui s'intéresse à la part de l'éducation nationale dans le déficit du budget de l'État ? Qui l'évalue ? Qui a les yeux rivés sur les comptes ? Absolument personne ; si bien que personne – et il faut s'en réjouir – ne voit non plus malice à ce que, en 2019, on réinjecte 850 millions d'euros supplémentaires dans l'éducation nationale, quand, dans le domaine de la santé, depuis vingt-cinq ans, tous les gouvernements ont les yeux rivés sur les comptes de la sécurité sociale, scandant ce même credo : c'est trop ! Trop de dépenses, trop d'hôpitaux, trop de médecins, trop de maternités, trop de services d'urgence ou de chirurgie, trop d'actes, de consultations, trop de médicaments – peut-être même trop de patients. Je pourrais poursuivre des heures cette triste litanie comme si je tournais toutes les pages de l'histoire de notre système de santé.
Certes, pour 2019, nous avons voté une loi de financement de la sécurité sociale à l'équilibre, mais à quel prix ? Le malade est mort en bonne santé, et nous devrions crier de joie, surtout ne rien changer, et poursuivre encore sur cette voie mortifère ?
À quand une vraie inspiration politique pour notre système de santé ? Je dis bien « politique », de cette noble matière qui veut qu'en démocratie ce soient les politiques qui dirigent et l'administration qui exécute, et non l'inverse.
À quand un regard nouveau sur les finances de la santé, un regard qui n'exclue évidemment ni les restructurations permettant d'adapter notre système à son temps, ni la lutte contre les excès, les redondances et les gaspillages, mais qui soit le même que celui que l'on porte sur les autres politiques publiques ?
Voilà ce que j'appelle de mes voeux ; voilà ce qui pourrait constituer une vraie vision pour notre système de santé ; voilà ce qui, en repartant de la tête, permettrait d'envisager sérieusement une transformation de ce dernier. Et voilà ce que je n'ai pas retrouvé dans le texte qui nous est aujourd'hui soumis.
Un texte qui sonne certes comme une avancée : si l'on peut ne pas partager certains de ses choix et de ses partis pris, il a le mérite de poser quelques questions justes et de tenter d'y répondre ; et c'est un autre de vos propres mérites, madame la ministre.
D'où vient donc que ce projet me semble trop petit, trop court, trop étriqué pour permettre d'ambitionner une transformation de notre système de santé ? À défaut de s'attaquer aux racines du problème, il ne lui apportera qu'une solution partielle. Ce serait déjà ça ; ce serait mieux que rien. Mais chacun, à condition de faire preuve d'un minimum d'honnêteté intellectuelle, reconnaîtra que cela ne suffira pas.
Je vais prendre le temps de vous livrer ma propre lecture de votre projet, mais je souhaite vous dire dès à présent mon regret qu'il n'aille pas assez en profondeur, qu'il n'attaque pas à la racine le mal qui ronge depuis longtemps notre système de santé. Vos nombreux prédécesseurs, au cours des vingt-cinq dernières années, n'ont pas eu le courage de s'y atteler. J'aurais souhaité que vous nous parliez gouvernance, organisation et financement, et j'aurais voulu que l'on vous donne les moyens d'aborder ces questions ; ce ne sera à l'évidence pas le cas.
Je ne saurais entrer dans l'analyse de votre texte sans m'arrêter quelques instants sur sa forme.
Pourquoi avoir fait le choix curieux et – pour le moins – mal fondé de dessaisir le Parlement du sujet majeur que représente la santé, au coeur même du grand débat national ? Pourquoi tenter de justifier l'injustifiable en nous expliquant, comme l'a fait tout à l'heure notre collègue Borowczyk, que le recours aux ordonnances a pour objet de donner du temps au débat et à la concertation, alors même que la pratique constante de l'article 38 de la Constitution a toujours servi à répondre à une urgence ? Comment a-t-on pu imaginer et se convaincre, au fin fond des officines gouvernementales, que la santé était un sujet trop sérieux pour être confié aux parlementaires ?
Vous avez fait montre sur ce point d'ouverture, madame la ministre – d'autres que moi parleront de reculade – , en déposant quelques amendements gouvernementaux afin de rendre force à la loi ; qu'il vous en soit donné acte. Vous avez également proposé lors des débats en commission que les parlementaires soient associés à la procédure d'élaboration et de rédaction des ordonnances. La volonté est évidemment louable ; mais, quitte à travailler avec les parlementaires, pourquoi n'avoir pas tout simplement laissé le processus législatif suivre son cours ? Ce recours aux ordonnances restera à l'évidence une tache – même si chacun sait qu'en politique il n'en est pas d'indélébiles.