Il y a un an et demi, au début de la législature, je vous avais interpellée sur la déliquescence de notre système de santé et sur les conditions de travail dans nos établissements de santé et médico-sociaux. J'avais décrit alors les quatorze besoins fondamentaux définis par Virginia Henderson, auxquels doivent normalement répondre les soignants mais dont ils compromettent la satisfaction, faute de temps et de moyens.
Mon intention première était de faire le point, vingt mois après ma prise de parole, en reprenant chacun de ces quatorze besoins. Cependant, il n'y a eu aucune amélioration, malgré deux projets de loi de financement de la sécurité sociale. La situation s'est même aggravée : des économies ont été réalisées à hauteur de 4 milliards d'euros en 2018, et vous en prévoyez pratiquement autant pour 2019. Notre système de santé a longtemps été l'un des plus performants des pays développés, cité à travers le monde comme un modèle de référence. Construit à une époque où le pays était pourtant affaibli, il subit depuis trente ans une politique de libéralisation qui le détruit progressivement.
Dans ce contexte, que pouvions-nous espérer d'un projet de loi relatif à la santé ? Pour répondre à cette interrogation, permettez-moi de vous proposer quatorze besoins « politiques », afin que notre pays dispose de nouveau d'une véritable politique de santé, et d'analyser votre projet de loi à leur aune.
Premier besoin : des soignants bien formés. Avec ce projet de loi, madame la ministre, vous dites vouloir réévaluer périodiquement les connaissances des médecins. Cependant, connaissant votre goût pour l'austérité, nous sommes en droit de nous demander si la puissance publique financera une telle mesure : qui va payer ? Qui va former ? Il vous faudra lever le voile. Le risque est de confier l'intérêt général, une fois encore, à des compagnies privées peu scrupuleuses.
Deuxième besoin : des soignants en nombre suffisant. Je m'interroge : faut-il se réjouir de la fin du numerus clausus ? En commission, vous avez refusé notre amendement qui visait à inscrire dans la loi une hausse réelle du nombre de médecins formés. Et que dire du nombre de soignants dans les établissements de santé, en particulier dans nos EHPAD ? Cela fait un an, madame la ministre, que Mme Iborra et moi-même vous avons recommandé de fixer un ratio minimal de soignants auprès des résidents pour mettre fin à la maltraitance institutionnelle. À cette heure, rien, absolument rien, n'a été fait pour remédier à cette accablante situation.
Je ne peux croire, madame la ministre, que le mot « maltraitance » ne vous fasse pas réagir, que vous arriviez à faire abstraction de cet horrible constat. Vous seule avez les moyens d'agir. Pourriez-vous le faire le plus rapidement possible, s'il vous plaît ? Ce serait gentil…
Troisième besoin : une répartition équitable de soignants sur tout le territoire. Vous dites vouloir des mesures incitatives pour pallier la désertification médicale. Ne faites pas semblant, madame la ministre, vous savez, comme nous tous ici, qu'elles ont démontré leur inefficacité. Le conventionnement sélectif, en revanche, a déjà fait ses preuves pour les infirmiers, les sages-femmes ou encore les kinésithérapeutes. Avec votre projet de loi, les zones rurales devront se contenter d'une médecine à distance, par écran interposé, en télésoin ou en télémédecine.
Quatrième besoin : le travail d'équipe. Le turnover à l'hôpital nuit gravement au travail d'équipe et à la continuité des soins. Le projet de loi favorise le recours aux contractuels et encourage les médecins hospitaliers à pratiquer la médecine libérale. Votre objectif inavoué est-il donc de créer un grand mercato de la médecine ?
Cinquième besoin : un accès à la santé pour tous. Je vous pose une petite devinette : est-ce en autorisant la pratique des dépassements d'honoraires dans les établissements de santé d'intérêt collectif, en fermant des hôpitaux et des maternités et en favorisant une médecine libérale moins bien remboursée et mal répartie sur le territoire que vous allez faciliter l'accès à la santé pour tous les Français ?
Sixième besoin : des lits et des hôpitaux en nombre suffisant. À cause des suppressions de lits, les soignants perdent leur temps à courir dans les couloirs à la recherche d'une chambre libre, tandis que les files d'attente s'allongent aux urgences. Les fermetures de maternités et d'hôpitaux se poursuivent, au détriment des personnes malades, accidentées ou sur le point d'accoucher. Dans la mesure où le projet de loi tend à forcer les regroupements hospitaliers, la situation ne fera qu'empirer.
Septième besoin : une relation saine entre l'hôpital et la médecine de ville. Contrairement à ce que vous affirmez, nous allons assister non pas à une association entre la médecine de ville et la médecine hospitalière, mais bel et bien à un détricotage de l'hôpital public au profit de la médecine libérale. Celle-ci n'est pourtant pas un modèle de service public, surtout en secteur 2. La liberté d'installation, les dépassements d'honoraires et l'atomisation ne permettent pas et ne permettront jamais une offre de soins digne de ce nom. À l'opposé, nous pourrions rapprocher les hôpitaux des centres de santé de ville, mais votre projet de loi ne le permet pas.
Huitième besoin : de la coopération entre les soignants. Vous dites vouloir créer de la coopération entre médecins alors que tout dans notre système de financement les pousse à la concurrence. La tarification à l'activité reste la règle, et le pouvoir des gestionnaires, la norme. Pourtant, l'hôpital n'est pas une entreprise. Les médecins, les sages-femmes, les anesthésistes, les masseurs-kinésithérapeutes, les infirmiers, les aides-soignants, les aides médico-psychologiques, et tous les autres ne sont pas des commerçants ; ce sont des professionnels de santé. Il faut les considérer comme tels et leur donner les moyens d'exercer leur métier dans les meilleures conditions possibles.
Neuvième besoin : des données de santé protégées. Vous avez disposé de deux ans, madame la ministre, pour élaborer ce projet de loi. L'une des mesures phares mises en avant est la création d'une plateforme des données de santé et d'un espace numérique de santé. Toutefois, rien n'est proposé pour écarter les risques liés à la vente des données de santé à des boîtes privées telles que les banques, les sociétés d'assurance ou encore les bailleurs sociaux. Votre projet de loi n'apporte aucune garantie en la matière, et il aura fallu que nous vous interpellions sur ces dangers en commission pour que vous vous interrogiez enfin à ce sujet. J'espère sincèrement que vous allez nous proposer, comme promis, un amendement gouvernemental en séance. Au cas où, j'ai déposé à nouveau celui que nous avions défendu en commission.
Dixième besoin : une véritable démocratie sanitaire. Le projet de loi tend à centraliser davantage encore le pouvoir dans les mains des groupements hospitaliers de territoire et maintient la prépondérance des agences régionales de santé. De leur côté, certaines associations de patients sont obligées de se financer auprès des industries pharmaceutiques pour survivre. Je répète : auprès des industries pharmaceutiques ! Or pas un mot n'a été prononcé à leur sujet.
Onzième besoin : vivre dans un environnement sain. Il risque d'être difficile d'y parvenir si l'on continue à encourager la malbouffe, à ne rien faire contre l'usage des pesticides et à creuser les inégalités sociales. Le projet de loi tend, d'ailleurs, à réduire les contrôles de la qualité de l'eau.
Douzième besoin : des produits de santé fiables. Par votre silence, vous vous faites complice, là encore, des laboratoires pharmaceutiques et des industries de santé, qui profitent d'une réglementation ultra-laxiste pour vendre à des prix indécents des médicaments et des dispositifs médicaux dangereux. Dans votre projet de loi, vous ne proposez aucune mesure pour réguler le secteur. C'est même le contraire, puisque, avec l'article 15, on renoncera à étudier les causes des ruptures d'approvisionnement.
Treizième besoin : des conditions de travail dignes pour les médecins et les soignants. Ces dernières années, les soignants ont vu leurs conditions de travail se détériorer, ce qui entraîne accidents du travail, fatigue, stress, mal-être, démissions et absentéisme massif. Votre silence à ce sujet serait-il un silence coupable ?
Quatorzième besoin : des moyens suffisants dans nos urgences, dans nos hôpitaux, dans nos EHPAD, dans nos hôpitaux psychiatriques et plus généralement dans tous les établissements de santé et médico-sociaux. Vous diminuez encore et encore les moyens, déjà bien insuffisants. Comment voulez-vous que cela puisse fonctionner ?
Voilà le bilan des quatorze besoins politiques pour notre système de santé que vous nous proposez dans le texte. Ce projet de loi est celui des inégalités de santé, de l'abandon des territoires ruraux, de la désertification médicale, du détricotage de nos hôpitaux publics, de la libéralisation de nos données de santé.
Et que dire des moyens utilisés ? Vous nous demandez de signer des chèques en blanc. Par voie d'ordonnance, vous voulez revoir le statut de praticien hospitalier, les missions des hôpitaux de proximité, des groupements hospitaliers de territoire, des ARS. Incapable de soigner notre système de soin, vous voudriez en plus aggraver le cas de notre démocratie malade !
En définitive, les moyens – cruellement insuffisants – dont nous disposons sont consacrés à la médecine libérale ; rien n'est fait pour reconstruire notre système public hospitalier et notre système public de santé. Non, madame la ministre, la santé n'est pas à vendre.
Pour terminer, j'aimerais vous lire le témoignage reçu en copie, il y a peu, d'une soignante du Cheylard : « Madame la ministre, c'est avec dégoût et la boule au ventre que je quitte ce radeau de la Méduse. Ce matin, je suis seule pour quatre-vingts dix-neuf résidents, trente pansements, un oedème aigu du poumon, plusieurs surveillances de chutes récentes et j'en passe. Ce matin, j'ai craqué. Je suis stressée, donc stressante et, à mon sens, maltraitante. Je ne souhaite à personne d'être brusqué comme on brusque les résidents. Disponible pour personne, dans l'incapacité de créer le moindre relationnel avec les familles et les usagers, ce qui, vous en conviendrez, est assez paradoxal dans ce qu'on nomme un « lieu de vie », je bâcle. Je bâcle et agis comme un robot pour aller à l'essentiel auprès des quatre-vingt-dix-neuf vies dont j'ai la responsabilité. Je suis dans une usine d'abattage qui broie l'humanité des vies qu'elle abrite, en pyjama ou en blouse blanche. Arrivez-vous à dormir ? Moi non. Et si c'était vous ? Vos parents ? Vos proches ? Que voulons-nous faire pour nos personnes âgées ? Pour les suivantes ? »
Il n'y aura qu'une chose à retenir de ce projet de loi : j'ai bien peur qu'il ne faille attendre 2022 et un nouveau gouvernement pour qu'enfin nous examinions ici un vrai projet de loi de santé.