Je commencerai par évoquer les risques auxquels pourrait devoir faire face un groupe aéronaval français ou européen, compte tenu de la dynamique de la construction navale militaire chinoise et de la prolifération des sous-marins. Lorsque je me suis rendu à Pékin il y a dix ans, dans le cadre du Centre des hautes études militaires (CHEM), la marine chinoise ne sortait pas de la mer de Chine orientale et méridionale et n'allait jamais au-delà du détroit de Singapour. Aujourd'hui, les navires chinois naviguent épisodiquement en Méditerranée et viennent de réaliser une première incursion en mer Baltique pour une interaction avec la flotte russe ; une flotte chinoise est en revanche présente en permanence dans l'océan Indien, et on y voit régulièrement des sous-marins nucléaires. Ces faits sont avérés, et le rythme de production des bâtiments chinois est à l'image du dynamisme de ce grand pays.
Chaque année, ou presque, nous accueillons sur une base de réciprocité deux ou trois bâtiments chinois en escale à Toulon ou à Brest et nous entretenons des relations courtoises avec la marine chinoise tout en restant attentifs à ce qu'elle fait. Notre stratégie générale est fondée, je le rappelle, sur la dissuasion et, dans ces espaces indo-pacifiques, sur un travail en coalition, qui implique des discussions entre grands alliés et avec nos partenaires stratégiques. Nous n'en sommes pas moins, je le répète, attentifs au développement des capacités chinoises, la difficulté étant aujourd'hui d'évaluer le niveau opérationnel de leurs savoir-faire et de le comparer objectivement au nôtre, dans la mesure où les interactions que nous pouvons avoir avec eux restent à un niveau élémentaire. Pour améliorer l'efficacité et la performance des équipements et matériels, il faut se nourrir du retour d'expérience en opération des équipages : ce sont eux qui aident les industriels à développer l'avantage technologique, et donc l'avantage tactique. Or tout cela est difficile à apprécier chez les Chinois qui ne s'exposent pas sur les théâtres d'opérations.
Vous m'avez interrogé aussi sur la menace sous-marine : c'est une bonne illustration de ce que je viens de dire. La marine nationale, s'agissant des savoir-faire des marins et des équipages, est tirée par l'outil que constitue le groupe aéronaval et par la dissuasion. La dissuasion et la permanence de la force océanique stratégique imposent, en particulier aux unités brestoises, mais aussi aux unités toulonnaises, un niveau d'entretien des savoir-faire et une mise sous tension de l'ensemble du dispositif qui n'a pas cessé avec la fin du rideau de fer et qui nous a conduits à entretenir ces capacités jusqu'à aujourd'hui. C'est pourquoi nous avons aujourd'hui en matière de lutte sous la mer une certaine longueur d'avance sur les marines qui n'ont pas de force de dissuasion.
D'autres marines font la même chose que nous et ont aussi, pour cette raison, de bons résultats : c'est notamment le cas de nos partenaires britanniques et américains. Tout cela nous a permis de rester à un haut niveau de performance et, par conséquent, d'alimenter le besoin opérationnel pour des sous-marins Barracuda, des FREMM, des NH90 et le standard 6 de l'Atlantique 2 (ATL 2) qui sont, chacun dans leur catégorie, en « pole position ». Les équipages de l'ATL 2, des sous-marins nucléaires et des FREMM sont d'ailleurs capables de tirer le meilleur des capacités qu'ils servent.
La menace sous-marine doit donc être prise en considération, lorsqu'on projette un groupe aéronaval. Pendant nos opérations en Adriatique, par exemple, nous avons travaillé pendant cinq ans avec la menace qu'un sous-marin classique sorte des bouches de Kotor et s'en prenne au groupe aéronaval. Nous avions déployé un sous-marin nucléaire d'attaque français dédié à cette menace, qui avait des règles de comportement et d'engagement robustes. La lutte contre les sous-marins s'analyse, premièrement, de façon stratégique, selon qu'ils sont à quai ou en mer. On peut faire des choses quand ils sont à quai et on réagit s'ils sortent en mer. Elle s'analyse ensuite de manière opérative, ce qui signifie qu'on traite la menace sous-marine à l'échelle des océans – c'est ce que nous faisons en permanence, quand nous soutenons la dissuasion et que nous nous assurons que nos SNLE sont en sécurité. Au niveau tactique, enfin, nous sommes très largement entraînés à assurer la protection d'une unité précieuse comme le Charles de Gaulle vis-à-vis des sous-marins. Nous continuons avec nos alliés à progresser, afin de trouver le meilleur niveau possible d'efficacité.
M. Furst m'a également interrogé sur la charge utile des avions britanniques F-35, qui seront actifs sur le HMS Queen Elisabeth. Le F-35 est un avion imposant, de cinquième génération, qui, à pleine charge, sera sans doute plus lourd que le Rafale. Il emportera beaucoup de carburant, sans doute un peu plus que le Rafale. Il en consommera une grande partie pour décoller et pour se poser, si bien que la quantité de carburant disponible pour la mission sera inférieure à la charge utile théorique. Le F-35 est un avion furtif, dont l'armement est en soute, à la différence du Rafale, qui a un armement visible sous les ailes : cela restreindra sa charge utile et il est probable que ses capacités seront moindres en termes de munitions. Le F-35, enfin, n'aura pas la capacité de ravitaillement en vol en interne d'un groupe aérien. Le Rafale marine est capable de ravitailler en l'air un autre Rafale : en configuration dite « nounou » ou « super-nounou », il peut donner jusqu'à huit tonnes de pétrole à un autre Rafale. Même si l'on ne dispose pas d'un A330 Phénix ou d'un ravitailleur américain, on est capable de projeter très loin dans la profondeur, de manière autonome, en mettant des Rafale en configuration « nounou ». Le porte-avions britannique n'aura pas cette possibilité, du moins au départ.
Pour répondre aux questions de MM. Pueyo et Lachaud, nos capacités de surveillance et d'intervention et l'efficacité de notre dispositif outre-mer sont évidemment une préoccupation. Les bâtiments de surface qui se trouvent outre-mer sont souvent âgés : nous avons évoqué les deux derniers patrouilleurs P400, qui se trouvent en Nouvelle-Calédonie. Le chef d'état-major de la marine a sans doute eu l'occasion d'annoncer devant votre commission qu'il avait été décidé de prolonger l'usage d'un P400 jusqu'à l'arrivée des premiers patrouilleurs outre-mer, afin de limiter la période pendant laquelle il n'y aura aucun patrouilleur en Nouvelle-Calédonie. L'accélération du déploiement de patrouilleurs d'outre-mer est en tout cas un axe important et une priorité de la loi de programmation militaire. Après l'ouragan Irma, une mesure d'urgence nous a permis d'obtenir un troisième patrouilleur léger, la Combattante, qui arrivera aux Antilles cet été : les essais se passent bien et l'équipage se prépare. Nous achevons par ailleurs le déploiement des bâtiments de soutien et d'assistance outre-mer (BSAOM), autrefois nommés bâtiments multi-missions (B2M) : le Dumont d'Urville arrivera également aux Antilles cet été, ce qui renforcera la composante de surface à la Martinique. Nous devrons, d'une façon générale, intervenir dans tous les endroits où nous constatons un manque de patrouilleurs.
Ces moyens de surveillance sont significatifs, mais les bâtiments de soutien et d'assistance ne sont pas des bâtiments de combat. C'est pourquoi il convient de compléter ce dispositif permanent outre-mer par des moyens que nous pourrions projeter en cas de nécessité : cela nous donne davantage de crédit et nous permet de mieux défendre notre souveraineté et nos intérêts. J'ai évoqué, à ce sujet, la possibilité d'employer un groupe aéronaval s'il faut aller défendre notre souveraineté outre-mer, comme les Britanniques l'ont fait aux îles Malouines.
Nous possédons également d'autres moyens, avec les radars de surveillance, sur les côtes, et les moyens aériens. La loi de programmation militaire prévoit d'ailleurs un effort important pour remplacer les Falcon 200 vieillissants qui se trouvent outre-mer et qui ont vocation à surveiller de grands espaces. Cette capacité de surveillance, enfin, ne peut pas s'appréhender, à l'échelle des zones économiques exclusives concernées, sans faire mention de la composante satellite, que nous utilisons déjà, notamment dans le cadre du programme Trimaran.
S'agissant maintenant des hélicoptères et de leur disponibilité, j'ai quelques scrupules à l'évoquer, puisque je ne suis pas en charge de ces appareils. Ce que je peux dire, en revanche, c'est que le nombre d'hélicoptères disponibles me semble insuffisant, puisque l'on a du mal, aujourd'hui, à doter d'hélicoptères toutes les frégates qui partent en opération. Quand cela se fait, c'est au détriment de la préparation opérationnelle des unités qui, près de Toulon ou de Brest, fournissent ces hélicoptères. Des arbitrages doivent fréquemment être faits et nous attendons avec impatience l'arrivée des derniers NH90 et des appareils de la flotte intérimaire, puisque le Lynx arrive en fin de vie.
J'ai également été interrogé sur les réductions d'équipage, avec le passage des vieilles frégates aux frégates multi-missions, qui comptent 109 marins, et qui ont d'abord une vocation anti-sous-marine (ASM). À titre de comparaison, une frégate de la classe Georges-Leygues compte 211 marins : les effectifs ont presque été divisés par deux entre les deux classes de bâtiments. Cela a été rendu possible par l'automatisation, la numérisation et une très forte intégration des équipements vis-à-vis du système de direction de combat. À titre de comparaison, la mise en oeuvre du sonar remorqué nécessite quatre fois moins de personnes, mais il n'en reste pas moins que lorsqu'on doit effectuer un ravitaillement en carburant, en matériel ou en vivres, de même que pour assurer l'entretien et la propreté du bateau, on a besoin de bras.
Les équipages des FREMM sont ravis de ce qu'ils font sur leurs bateaux et j'espère que le plus grand nombre d'entre vous aura l'occasion de rencontrer ces marins. La performance de ces équipements se manifeste aussi bien dans le domaine de la lutte sous-marine que de la lutte au-dessus de la surface. Avec les informations recueillies par l'Auvergne le 17 septembre dernier, lorsque l'Iliouchine russe a été abattu par des missiles syriens, on a pu reconstituer ce qui se passait. S'agissant de la mise en oeuvre des forces spéciales, deux embarcations commando à usage multiple et embarquable (ECUME) peuvent être mises en oeuvre à partir d'une FREMM, ce qui est remarquable. Autre exemple : sous faible préavis, au mois d'avril 2018, les FREMM ont rallié une position de tir de missile de croisière naval. Ce sont des outils extrêmement puissants et il très valorisant, pour les marins à bord, de servir sur de telles unités. Mais il est vrai qu'il faut trouver la façon d'entretenir convenablement ces bateaux et de rendre possible la succession d'affectations sur FREMM. C'est dans cet esprit que le chef d'état-major de la marine a proposé cette démarche de double équipage.
Quelle stratégie adopter pour éviter que ne se reproduise ce qui s'est passé pour le Charles de Gaulle ? Je suis preneur de toutes les idées ! Je suis, pour ma part, chargé d'employer les bâtiments de surface en service, et je ne suis pas directement engagé dans les travaux prospectifs, encore moins dans ceux qui concernent le porte-avions de nouvelle génération.
Je voudrais quand même rappeler que le contexte est complètement différent… J'ai vu, pendant dix ans, la coque du Charles de Gaulle prendre lentement forme à Brest, et je me souviens que, durant toute cette décennie 1990-2000 où nous profitions des « dividendes de la paix », on nous demandait sans cesse s'il était vraiment nécessaire de construire un porte-avions, alors que certains parlaient de la fin de l'histoire – et si le bateau a mis si longtemps à être construit, c'est aussi parce qu'ayant du mal à le financer, nous avions dû étaler les crédits. Les temps ont changé, et je pense que le bien-fondé d'une future décision concernant le ou les successeur(s) du Charles de Gaulle sera beaucoup moins contesté.
Une autre question est celle consistant à savoir si nous pouvons nous contenter d'un porte-avions ou si nous devons en avoir deux – et, le cas échéant, si nous sommes capables de soutenir l'effort que cela implique. Il s'agit là d'une décision d'ordre politique mais, en tout état de cause, il est clair que si nous n'avons qu'un seul porte-avions, nous devons nous résoudre à ne disposer que durant 85 % du temps de la capacité opérationnelle, stratégique et politique que représente cet outil, ce qui nuit à sa crédibilité.
Cela dit, le fait de n'avoir qu'un seul porte-avions donne plus de poids à la décision de l'engager quand une telle décision est prise. En ce sens, l'outil incarne notre détermination à défendre nos intérêts. Un groupe aéronaval est un instrument de puissance, mais pas seulement sur le plan militaire : il montre également que vous avez le pouvoir et la volonté de vous engager – en d'autres termes, c'est la traduction d'une volonté de défense.