Intervention de Amiral Jean-Philippe Rolland

Réunion du mardi 12 mars 2019 à 17h00
Commission de la défense nationale et des forces armées

Amiral Jean-Philippe Rolland :

Pour ce qui est de la mission de soutien aux exportations, je voudrais vous raconter une petite anecdote, dont le commandant Gottis se souvient sans doute également. En 2004, nous avions procédé à une interruption d'activité spécialement pour aller accueillir de hauts responsables qataris sur le Charles de Gaulle, où nous leur avons également présenté le Rafale. Cette mission de représentation a porté ses fruits, puisque le Qatar a acheté des Rafale… mais dix ans plus tard ! Comme vous le voyez, il faut savoir entretenir des relations sur le long terme, et c'est ce que nous faisons avec de nombreux États, notamment le Qatar, les Émirats arabes unis, l'Égypte ou encore l'Inde, un pays où nous allons faire des exercices une ou deux fois par an – souvent avec le Charles de Gaulle – et qui possède deux porte-avions d'inspiration russe. Les Indiens, qui sont actuellement les seuls à ma connaissance à poser des questions au sujet du Rafale marine, développent leur propre porte-avions et envisagent de l'équiper d'une catapulte.

Quant aux montants que représenterait l'acquisition d'un nouveau porte-avions, il est clair qu'on ne dispose que d'une très large fourchette d'évaluation. Mais, aujourd'hui, l'ordre de grandeur s'élève à plusieurs milliards d'euros, au bas mot cinq milliards sans doute – et même davantage si la propulsion nucléaire est retenue. Mais, bien sûr, si on en achète plusieurs, on en amortit les coûts de développement.

En termes de coûts de possession, je suis mieux en mesure de vous donner des chiffres, qui sont ceux de l'état-major de la marine. Le coût de possession du porte-avions Charles de Gaulle s'élève à environ 200 millions d'euros par an, ce qui inclut aussi bien les rémunérations et les charges sociales (RCS) que l'entretien. Le coût de possession du porte-avions se décompose comme suit : 120 millions d'euros pour l'entretien, 60 millions d'euros de RCS, 20 millions d'euros d'entretien des infrastructures associées. Ce n'est évidemment pas négligeable, mais c'est, à mon avis, soutenable.

Entendez bien, par ailleurs, que je ne parle pas du coût de possession du groupe aérien, dont les pilotes voleront que le porte-avions soit à la mer ou en arrêt technique. C'est d'ailleurs l'un des objectifs parlementaires de la programmation militaire fixée par vos soins. Ainsi, les Rafale marine ont opéré de concert avec les Rafale de l'armée de l'air depuis la base aérienne H5 en Jordanie ou encore en Afghanistan, pendant des périodes d'arrêt technique du Charles de Gaulle.

Si on veut prendre l'exemple d'une opération emblématique de l'appui à l'action politique, on cite souvent l'exemple du 11 septembre 2001, mais j'évoquerai l'exemple du Kosovo. Vous vous souvenez qu'en 1999, au début de l'année, il y a eu là-bas un massacre important, par suite de tensions entre Serbes et Kosovars. Il a conduit à projeter le groupe aéronaval avant même le début de la conférence de Rambouillet, qui cherchait à trouver une solution politique à la situation. Comme la conférence a échoué, les frappes de l'OTAN ont commencé. La vieille génération de porte-avions a commencé à opérer en Adriatique. Elle l'a fait de façon continue jusqu'au cessez-le-feu. Le porte-avions est rentré après celui-ci et après l'accord qui a été trouvé. Entre-temps, le groupe aérien a rempli le tiers des frappes françaises, tandis que l'armée de l'air était impliquée dans cette opération depuis les terrains italiens. Voilà une illustration de notre capacité d'intervenir, mais on pourrait en évoquer d'autres.

Souvenez-vous seulement de la Libye : après la conférence de l'Élysée, le 19 mars 2011, les participants sont tombés d'accord pour agir. L'armée de l'air a tout de suite décollé, et le lendemain, 20 mars, le Charles de Gaulle appareillait. Dès le 22 mars, on a commencé les vols au-dessus de la Libye, jusqu'au 12 août. Ainsi, nous sommes restés cinq mois. Je laisse de côté les développements politiques, mais il y a eu en tout cas une contribution forte de la marine pour donner crédit à la parole politique.

Pour les brins d'arrêt, ils ne sont pas jetés à la mer. Il est toutefois vrai que les Super Étendard étaient catapultés avec une élingue, c'est-à-dire un câble d'acier qui était accroché à l'avion et partait avec lui ; il en tombait une à l'eau à chaque catapultage… Mais c'est terminé, puisque tant le Rafale que le Hawkeye sont directement catapulté par une barre de traction solidaire du train avant, de sorte qu'il n'y a pas de pertes.

Mais, plus généralement, sur notre contribution au développement durable, nous avons fait, comme toutes les marines occidentales notre révolution culturelle il y a déjà plusieurs décennies. C'était nécessaire. Aujourd'hui, je serai heureux de vous montrer sur le Charles de Gaulle l'unité de traitement des déchets du porte-avions, local où Monsieur le président de la République est d'ailleurs venu discuter longuement avec les marins qui mettent en oeuvre le tri. Car c'est une installation qui est pratiquement aussi stratégique que les préparateurs mission pour le groupe aérien : le jour où elle ne marche pas, c'est le début des ennuis à bord… Tous les déchets organiques, tels que les épluchures ou le pain rassis, sont pulvérisés, mélangés à de l'eau de mer et rejetés à la mer quand on est à plus de douze miles marins des côtes, en application des règles internationales. Tout le reste – carton, verre, papier, plastique – est compacté, emballé et stocké ; dès que nous avons un ravitaillement en mer, en général tous les huit jours, nous récupérons du pétrole pour les avions, des vivres, des munitions, des pièces de rechange et nous renvoyons nos détritus sur le pétrolier. Il va les recycler, ou du moins les débarquer et les insérer dans la chaîne de traitement des déchets une fois qu'il arrive en escale. C'est un premier point.

Ensuite, la contribution majeure vient du fait que le porte-avions soit un porte-avions nucléaire : de ce fait, le coût carbone pour la propulsion, pour la production d'eau, pour la production d'électricité, pour la production de vapeur et pour les catapultes, c'est… zéro. En revanche, pour les avions, nous n'avons pas encore trouvé la façon de nous passer de l'énergie fossile.

Quant aux eaux grises et noires de l'équipage, c'est-à-dire les résidus des douches et des toilettes, ils sont stockés dans des caisses dès lors qu'on est près des côtes. Mais, lorsque l'on s'éloigne à plus de 12 miles marins des côtes, distance convenue par la convention dite « Marpol », on est autorisé à rejeter ces déchets, qui sont certes organiques, mais qui présentent évidemment des inconvénients s'ils sont lâchés près des côtes. Ainsi, nous agissons de manière complètement conforme aux normes « Marpol », sur le Charles de Gaulle, comme d'ailleurs sur les autres bâtiments de la force d'action navale.

Je reviens maintenant sur les affaires de drones et de missiles hypervéloces, qui posent la question de la vulnérabilité potentielle du bâtiment.

Quand je suis entré dans la marine, en 1983, cela faisait déjà dix ans que les Russes mettaient en oeuvre des missiles anti-navire portant à plusieurs centaines de kilomètres et volant à Mach 2. Comme je l'ai dit dans mon introduction, les Russes ont toujours mis beaucoup d'argent dans le développement de systèmes d'armes performants qui vont loin et qui sont rapides. Car il y a aussi, parfois, d'autres missiles sur lesquels on manque de renseignements ou de témoignages opérationnels, de sorte qu'on n'en connaît pas exactement la valeur. Parallèlement, la vitesse des missiles a augmenté continûment.

Ainsi, à chaque fois qu'on exprime un nouveau besoin opérationnel pour un système de défense, c'est ce référentiel de menaces que nous intégrons, qu'il s'agisse de guerre électronique ou de missiles anti-missiles.

Aujourd'hui, je pense que la France a fait un excellent choix en retenant la famille des missiles Aster. Ce missile est un missile petit et extrêmement agile, grâce au système de pilotage inertiel en forcepilotage aéronautique en force, dit « pif-paf ». Très énergétique, il dispose d'un auto-guidage actif, c'est-à-dire qu'il a sa propre tête chercheuse : c'est lui qui va acquérir la menace et, de manière autonome, la rallier et la détruire.

Dans le contexte actuel de prolifération des missiles anti-navire et des missiles potentiellement balistiques anti-navire, mettre à jour et développer les performances de cet Aster permet de disposer d'un excellent outil. On peut le faire grandir et l'améliorer. C'est d'ailleurs ce que l'on fait à travers le programme « B1NT » qui a été lancé, il y a maintenant quatre ans. Il s'agit de renforcer encore ses capacités antimissiles balistiques. Dans ce domaine, nous avons donc des atouts tout à fait performants.

J'ajoute qu'il ne suffit pas d'avoir des missiles, mais qu'il faut les avoir sur plusieurs plateformes. En 2003, le Charles de Gaulle, sur lequel je servais avec les deux officiers qui m'accompagnent aujourd'hui, était le seul à disposer du missile Aster. Aujourd'hui, il est présent sur le Charles de Gaulle, sur les frégates Horizon et sur les FREMM. Demain, il le sera aussi sur les frégates de défense et d'intervention. Ainsi, nos plateformes mettant en oeuvre des missiles Aster seront beaucoup plus nombreuses.

Mais il ne s'agit pas non plus simplement d'avoir les effecteurs. Il faut avoir détecté la menace et savoir qu'elle arrive. Les missiles balistiques qui sont tirés à très longue distance en général se voient à terre, car leur lancement fait du bruit. Ils s'observent aussi par satellite, grâce à des systèmes qui permettent de bien les détecter. Nous devons aussi, comme force navale, voir arriver la menace. Dans le domaine de la détection, nous faisons de gros progrès. J'ai évoqué le radar Herakles des FREMM, qui est remarquable. Demain, les frégates de défense et d'intervention disposeront d'un radar à panneaux fixes. Grâce à ce type de matériel, vous vous affranchissez de la période de rotation d'antenne : un radar tournant ne permet a contrario de regarder dans une direction donnée que par intervalles. Avec des radars à panneaux fixes, au contraire, vous avez une veille quasi permanente et vous pouvez renouveler l'information sur une menace qui apparaît aussi fréquemment que vous le voulez. Vous pouvez ainsi caractériser très vite cette menace : est-ce que c'est vraiment une menace ? Est-ce qu'elle vient vers vous ou vers quelqu'un d'autre ? Comment puis-je élaborer des solutions ?

Voilà les questions auxquelles il est prévu que les frégates de défense et d'intervention répondent. C'est ce que nous allons poursuivre avec la modernisation des frégates Horizon au milieu de la prochaine décennie. Les études sont prévues dans la loi de programmation militaire. Ainsi, nous allons continuer à renforcer nos moyens de détection.

Pour résumer, je dirais qu'on a aujourd'hui des moyens de défense qui ne cessent de se renforcer quantitativement et qualitativement. Je pense que nous allons continuer à tirer profit de l'évolution technologique pour améliorer notre défense, de même que l'attaquant tire parti des avancées technologiques pour améliorer son attaque.

Enfin, sur les armes à énergie dirigée, sujet quelque peu technique, vous savez que ce champ technologique nourrit beaucoup d'espoir : lasers de forte puissance, brouilleurs micro-ondes de forte puissance et autres systèmes. Ces systèmes sont très énergétiques, c'est-à-dire qu'ils demandent une forte énergie. Ils sont très adaptés aux bateaux, parce qu'un bateau est précisément assez gros pour produire beaucoup d'énergie. Ainsi, aux États-Unis, il y a déjà des systèmes expérimentaux. Quant à nous, nous devons poursuivre nos travaux dans ce domaine.

Pour les drones, évidemment, nous allons sans doute avoir à faire face, demain, en mer, à un grand nombre d'appareils de ce type. Des espaces aujourd'hui désertiques, tels que le milieu de l'océan, le seront sans doute un peu moins. Notre réponse reposera sur notre appréhension du système de commandement et de contrôle de ces mobiles. En gros, nous agirons sur les centres et les réseaux de commandement plus que sur les plateformes elles-mêmes. Car, quand on s'attaque à un certain système de défense, rien ne vaut une désorganisation du commandement de ces systèmes, plutôt que de chercher à détruire toutes les plateformes, puisqu'il y en a toujours qui passe au travers des mailles du filet.

Pour le nucléaire, le Charles de Gaulle met en effet en oeuvre une propulsion nucléaire et tous ses mécaniciens sont formés à l'exploitation d'un bâtiment à propulsion nucléaire. Il y aura une synergie naturelle à ce que le successeur du Charles de Gaulle soit lui aussi nucléaire. Mais, si jamais on bascule sur une propulsion conventionnelle, nous disposons tout de même, dans la marine, de mécaniciens déjà formés sur la propulsion conventionnelle.

D'ailleurs, il faudra aussi produire l'énergie pour les catapultes. Que ces catapultes soient à vapeur ou qu'elles soient électromagnétiques, il faudra être capable de disposer des compétences afférentes. J'ai eu la chance de visiter l'USS Ford il y a quelques semaines qui est le nouveau porte-avions américain à catapulte électromagnétique et à brin d'arrêt composite. Il repose sur plusieurs systèmes qui sont modernisés. J'en ai retenu que cela permet un gain RH significatif, c'est-à-dire que les équipes de mécaniciens qui mettent en oeuvre catapultes et brins d'arrêt sont bien moins nombreuses que sur l'USS Bush de la génération précédente. Nous aurons donc évidemment intérêt, nous aussi, à adapter les compétences sur le plan qualitatif ; mais, quantitativement, les effectifs seront moins nombreux.

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