C'est un plaisir de revenir devant votre commission pour présenter ce rapport qui, comme vous l'avez indiqué, vous a été remis fin janvier, conformément au périmètre dont nous étions convenus à la suite d'un dialogue approfondi avec le rapporteur spécial des crédits du ministère des armées, à l'origine de cette demande.
Nous avons centré nos investigations sur quatre sujets : les modalités de passation des contrats d'externalisation pour les opérations extérieures (OPEX), les procédures d'exécution et de suivi de ces contrats, les contrôles internes qui permettent de s'assurer de leur régularité et de leur bonne exécution, et autant que possible, j'y insiste, l'évaluation des conséquences opérationnelles des éventuelles carences constatées.
Je dirai quelques mots de la procédure, de la façon dont nous avons travaillé et du champ exact de l'enquête, dans la mesure où cette enquête interfère avec d'autres contrôles et des enquêtes antérieures de la Cour. Il convient que votre commission en soit préalablement informée précisément.
Nous avons conduit nos investigations auprès des principaux services du ministère des armées. Nous avons étudié un grand nombre de pièces de dépenses et de contrats d'externalisation. Nous nous sommes également appuyés sur de précédents travaux et recommandations de la Cour portant soit les externalisations, soit sur les opérations extérieures.
Sur les externalisations, nous avions réalisé en 2010 une enquête d'ensemble. Nous en avons tiré trois recommandations que je me permets de mentionner très brièvement parce que nous les retrouvons dans ce rapport.
Premièrement, nous avions recommandé que le ministère de la défense développe une comptabilité analytique permettant de comparer le coût de la solution externalisée et le coût de la solution interne.
Deuxièmement, au-delà de la connaissance des coûts, nous avions recommandé d'apporter des précisions à la doctrine d'externalisation en vigueur au ministère de la défense, à l'époque peu développée, notamment de préciser le périmètre des opérations externalisables par rapport à celles qui, pour des raisons de souveraineté ou simplement de droit international, ne peuvent pas être externalisées.
Troisièmement, nous avons recommandé d'améliorer la chaîne d'exécution des opérations d'externalisation.
Dans un rapport de 2016 sur les opérations extérieures de la France, nous avons étudié attentivement certaines dépenses d'externalisation, notamment le transport aérien stratégique. Au-delà d'une recommandation de portée générale sur l'amélioration de la chaîne logistique des opérations extérieures, nos constats sur le transport aérien stratégique nous ont contraints de saisir le parquet de faits susceptibles de constituer des infractions pénales. À la suite de ce renvoi, depuis 2017, le parquet national financier mène l'enquête sur ces affaires. Le Parlement a lui-même procédé à la rédaction d'un rapport d'information sur le sujet. Peu après, le ministère des armées a diligenté une mission du Contrôle général des armées (CGA) sur les externalisations d'affrètement aérien. Je le mentionne parce que c'est un élément de contexte de notre enquête.
Pour revenir à la présente enquête, nous avons procédé à un grand nombre de contrôles sur pièces. Nous ne nous sommes pas rendus sur place, mais nous avons procédé à un échantillonnage qui nous assure d'un examen documenté et assez large des prestations externalisées dans le cadre des opérations extérieures.
Nous avons dû exclure les contrats qui faisaient l'objet d'une investigation par le parquet national financier. Nous n'avions pas le choix, et votre commission en a convenu.
Pour ce qui est des opérations aériennes, nous nous sommes donc concentrés sur les opérations de transport réalisées sur le théâtre et non sur les opérations de transport stratégique. Par ailleurs, nous avons examiné de façon détaillée les contrats passés par les armées avec l'Économat des armées, qui représentent à peu près 26 % des dépenses d'externalisation.
Nous avons également étudié la part terrestre et maritime du transport stratégique, hors affrètements aériens.
Tout cela nous permet de dire que nous avons contrôlé attentivement près de 36 % des prestations concernées. Les conclusions que nous vous livrons aujourd'hui s'appuient sur des enquêtes qui nous permettent de les présenter avec un certain degré de confiance.
J'en viens précisément à ces conclusions.
Premier constat : le volume croissant des dépenses concernées montre que l'externalisation, à bien des égards, n'est pas vraiment un choix, en tout cas ne l'est pas dans de nombreuses circonstances. Les dépenses d'externalisation du soutien aux OPEX ont augmenté au cours des quatre années étudiées, de 2014 à 2017, pour atteindre 236 millions d'euros en 2017, soit une progression d'environ 7 % par an. Au total, pour les quatre années étudiées, les dépenses s'élèvent à 862 millions d'euros.
J'en viens à la répartition par opération : une bonne moitié concerne l'opération Barkhane engagée depuis l'été 2014, au Mali et autour du Mali, les opérations de soutien aérien au Levant – opération Chammal – et l'opération Sangaris en République centrafricaine, chacune représentant un peu plus de 10 % du total.
S'agissant de la consistance de ces dépenses, près de la moitié est précisément destinée à des transports intercontinentaux dits stratégiques, dont la plus grande partie, à hauteur de 216 millions d'euros, s'effectue par air.
Pour un quart, ces dépenses correspondent à des prestations destinées à la vie courante, au soutien quotidien, au bien-être des troupes. Elles sont fournies par l'intermédiaire de l'Économat des armées, établissement public à caractère industriel et commercial (EPIC) qui est en même temps une centrale d'achats opérant en quasi-régie pour le ministère des armées.
Pour le reste, soit environ 16 %, il s'agit de transports internes aux théâtres d'opérations dont la nécessité a sensiblement crû en raison de la taille du théâtre Barkhane.
Le deuxième constat concerne la qualité du suivi des externalisations et de l'exécution des contrats. Une première interrogation porte sur la qualité du suivi budgétaire. Tout cela est un peu compliqué parce que, en vertu de la LOLF, les opérations sont suivies, en particulier dans leurs modalités de dépense, par destinations. Nous avons réussi à reconstituer les chiffres que je viens de vous livrer avec l'aide du ministère des armées. Ils ne ressortent pas spontanément des documents budgétaires. À cet égard, on peut regretter que ce ne soit pas plus aisé, d'autant que la comparaison est une condition même du bien-fondé de l'externalisation de la doctrine de l'état-major des armées.
Troisième constat, en réponse aux interrogations qui ont fait suite au contrôle de 2010, le ministère des armées s'est doté d'une doctrine d'externalisation que l'on peut qualifier de rigoureuse.
Je souhaiterais vous présenter deux éléments de cette doctrine.
Tout d'abord la doctrine d'emploi. Quelles sont les conditions de fond qui permettent de recourir à l'externalisation ?
Outre quatre principes généraux qui préexistaient lors du contrôle de 2008, le ministère a précisé sa doctrine, notamment en identifiant neuf secteurs externalisables par nature et en excluant de façon précise tout ce qui ressemble à une opération de combat ou au contact d'un opposant armé.
Les grands principes de 2008 ont été complétés par des principes que l'on peut qualifier de bienvenus. J'en citerais trois. Premièrement, autant que possible, les armées souhaitent éviter de se mettre entre les mains d'un fournisseur unique pour une prestation externalisée. Deuxièmement, l'opération doit obéir à un principe de réversibilité et donc à la possibilité de revenir sur l'externalité. Le troisième principe est la transférabilité, c'est-à-dire la possibilité de transférer la prestation externalisée à un autre prestataire que celui que celui qui l'assume.
Le deuxième élément de cette doctrine porte sur le cadre juridique. Le code des marchés publics est le cadre juridique normal qui s'applique aux prestations externalisées. En revanche, celles qui s'exécutent sur les théâtres qui ne s'inscrivent pas dans ce cadre. Je m'empresse de préciser que tout ce qui va aux OPEX et dont nous avons reconstitué le montant ne correspond pas à cette partie des dépenses : une grande partie est négociée et exécutée depuis la France, mais, pour le reste, les dépenses obéissent à un circuit de paiement particulier, qui est celui du Trésor et des trésoriers, et échappent au circuit comptable normal du ministère des armées et au code des marchés publics. En lieu et place de ce code, des directives de l'état-major des armées sont la principale source réglementaire pour l'exécution des dépenses externalisées qui sont ordonnancées et exécutées sur les théâtres d'opérations en s'appuyant sur le réseau des trésoriers des armées.
Ces directives, auxquelles nous avons porté une grande attention, sont, nous semble-t-il, de bonne qualité. Elles nécessitent néanmoins quelques mises à jour. Des recommandations techniques sont présentées à cet effet dans le corps du rapport – nous pourrons y revenir.
Nous avons observé que ces prescriptions de nature « réglementaire interne », si je puis dire, ont été complétées par des dispositions déontologiques à l'attention des acheteurs. Nous proposons de simplifier celles-ci, ou en tout cas de les unifier. En effet, les codes de déontologie coexistent et varient selon le service concerné, ce qui ne nous paraît pas de bonne politique.
Enfin, l'exécution des prescriptions ainsi prises par l'état-major des armées en lieu et place du code des marchés est soumise à un contrôle et à un dispositif de maîtrise des risques qui a appelé notre attention et dont nous avons étudié le contenu. Il a été amélioré, mais il demande à être complété. Notamment, il nous semble que les risques comptables, budgétaires et réglementaires sont correctement identifiés dans ces schémas de contrôle de maîtrise des risques, mais que certains éléments opérationnels propres aux OPEX devraient davantage y figurer.
Voilà ce que je puis dire sur le plan de la doctrine – au sens de doctrine d'emploi, de doctrine de recours – et sur celui de l'encadrement réglementaire du recours aux externalisations dans le cadre des OPEX.
Le quatrième point porte sur la mise en oeuvre des marchés d'affrètement aérien, qui avait retenu l'attention de votre commission et sur lequel nous nous sommes concentrés en accord avec votre rapporteur spécial du budget des armées.
Ainsi que je l'ai mentionné, nous nous sommes concentrés sur l'affrètement intra-théâtre, faute de pouvoir examiner à nouveau l'affrètement stratégique que nous avions étudié dans le cadre du rapport de 2016.
De l'examen des quatre principaux marchés d'affrètement aérien intra-théâtre auquel la Cour a procédé, nous retenons les conclusions suivantes.
Sur un plan général, reconnaissons un progrès. Nous avons examiné ces marchés sur une période de quatre ans. Les derniers ont été conclus dans des conditions plus satisfaisantes que les premiers. Il faut y voir le résultat des diverses interventions, que ce soit celle du Parlement ou celle du contrôle général des armées.
Les procédures sont de meilleure qualité. Pour autant, le rapport fait état d'un certain nombre d'anomalies, en raison à la fois des contraintes de la commande publique dans le contexte exigeant d'une opération extérieure, mais aussi en raison de certaines défaillances du ministère. J'insisterai dans un instant sur la principale. Ces anomalies touchent ou sont susceptibles de toucher au principe d'égalité d'accès et de transparence. Certains marchés sont très précipités, conclus rapidement et tendent, de manière générale, à favoriser plutôt le prestataire en place.
Avant d'en venir aux points de faiblesse auxquels j'ai fait allusion, je relève que les contrôles externes sur la passation des marchés se sont renforcés. Les commissaires responsables de la passation des marchés sur les théâtres recourent davantage au centre de soutien des opérations et des acheminements (CSOA) et au service spécialisé de la logistique et du transport, auxquels ils soumettent leurs projets de contrat. Tout cela progresse donc.
Le principal point de faiblesse réside dans le professionnalisme et l'extrême intensité de la rotation des acheteurs dans les théâtres. Il s'agit là de compétences rares. Les acheteurs sont affectés dans un théâtre sans être relevés de leur poste en France, ce qui provoque des faiblesses dans l'exécution des marchés. Selon nous, c'est le point auquel il convient de remédier de la façon la plus urgente.
Les dernières catégories de marché auxquelles j'ai fait allusion sont les marchés de soutien en fournitures, logement, facilités diverses aux forces. Ces externalisations sont essentiellement entre les mains de l'Économat des armées.
Nous avons étudié les deux principaux marchés qui, pour un montant de près de 225 millions d'euros, assurent le soutien des forces en opérations extérieures. Ce sont les marchés Exter et Ilopex – Internet Loisir en opérations extérieures –, pour un montant d'environ 2 millions d'euros. S'il n'est pas élevé, le montant n'en reste pas moins significatif en permettant à nos soldats de communiquer par internet et par voie téléphonique avec leur famille en métropole. Il s'agit donc d'un élément très important de la situation des personnels en opération.
Nous n'avons pas relevé d'anomalies particulières dans l'exécution de ces marchés mais nous pensons que l'état-major des armées qui agit en recourant à l'Économat des armées considère trop l'établissement comme un prestataire final alors qu'il n'est qu'un intermédiaire. Nous recommandons d'alléger les procédures de passation des contrats entre l'établissement public et son donneur d'ordre, l'état-major des armées, afin de se concentrer sur la qualité de la fourniture et sur la prestation fournie à nos forces dans le théâtre extérieur.
Le dernier point est le plus sensible et le plus sujet à caution. Il s'agit de l'appréciation, dans la mesure où la Cour pouvait le faire, de l'impact des externalisations sur le plan opérationnel et de l'effectivité, de l'efficacité et de l'efficience des dépenses en opération. À cet égard, je formulerai deux observations.
Les transports aériens, qui représentent quasiment la moitié des dépenses externalisées, restent sensibles pour deux raisons. Outre les anomalies et les infractions présumées que nous avions détectées, se pose un double problème de sécurité et de disponibilité de la ressource à l'avenir. Nous indiquons un ou deux éléments relatifs à la sécurité. Parmi les anomalies que nous avons constatées, citons l'absence, dans certains contrats, des documents aéronautiques certifiant la qualification des appareils et des équipages, un ou deux accidents qui se sont produits et que nous pointons, sans insister davantage – telle n'est pas la fonction de ce rapport. Se pose donc une question liée à la sécurité.
S'agissant de l'examen des conditions réglementaires et des documents aéronautiques, là encore, notre investigation montre que des progrès ont été réalisés à la suite des divers contrôles qui ont eu lieu depuis 2016.
En revanche, le sujet de la disponibilité reste problématique. La ressource, en particulier en avions, qui sont tous d'ex-avions soviétiques de transport à long rayon d'action, est susceptible de se tarir. Il existait deux fournisseurs finaux, un russe et un ukrainien. Il n'en reste désormais plus qu'un seul, d'où un risque de disponibilité de la ressource qui nous conduit à formuler une recommandation de portée générale afin d'anticiper cette situation. Pour ce faire, des options méritent d'être explorées pour sortir du dilemme. Entre l'externalisation et l'achat de matériel neuf, il y a la location ou l'achat de matériels d'occasion. Faute d'être en mesure de nous prononcer de façon ferme, nous recommandons au ministère des armées d'étudier ces options intermédiaires et de sortir de ce dilemme entre l'achat neuf et l'externalisation car nous craignons que cette dernière ne rencontre un jour ses limites en matière de transport aérien.