La proposition de créer une commission d'enquête sur la situation et les pratiques de la grande distribution et de ses groupements dans leurs relations commerciales avec les fournisseurs est plutôt positive, surtout si cela permet de faire la transparence sur le fonctionnement des centrales d'achats en France et en Europe, plus particulièrement en outre-mer. Dans ces territoires, en effet, les marges de la grande distribution ont été l'une des causes des nombreuses mobilisations liées à la cherté de la vie.
Au cours des vingt-cinq dernières années, le monde agricole a perdu la moitié de ses effectifs : de 1 million de fermes à la fin des années quatre-vingt, on est passé à environ 500 000 aujourd'hui. C'est là une catastrophe pour la vie de nos territoires ruraux. Selon la Mutualité sociale agricole, en 2016, le revenu moyen des agriculteurs était compris entre 13 000 et 15 000 euros, avec des disparités régionales. Près de 20 % des exploitants affichaient des revenus déficitaires, et 40 % essayaient de survivre avec moins de 350 euros par mois.
Le faible niveau de revenu des agriculteurs est d'ailleurs l'un des arguments que l'on nous a opposés lorsque nous avons proposé l'interdiction, dans la loi, des produits à base de glyphosate. Nous allions, nous disait-on, mettre les agriculteurs en difficulté. Or il apparaît clairement que les vrais responsables de cette situation sont ceux qui tirent les prix vers le bas et refusent de rémunérer correctement les producteurs. Les responsables sont ceux qui participent à un système qui crée, pour les agriculteurs, des conditions de vie inacceptables. Chez les agriculteurs, la mortalité liée au suicide est ainsi de 20 à 30 % supérieure à la moyenne du reste de la population. En 2016, le nombre de passages à l'acte a été multiplié par trois, et celui-ci tient souvent à une situation de surendettement.
Nous sommes tous d'accord, je pense, pour dire que la dépendance des agriculteurs envers la grande distribution doit prendre fin et que leur travail doit être correctement rémunéré. La loi EGALIM, qui poursuivait cet objectif, est à nos yeux un échec. En 2018 et 2019, les négociations commerciales ont été difficiles et tendues. La guerre des prix se poursuit. Les centrales d'achats de la grande distribution continuent à exercer un rapport de force qui leur est favorable. Cette concurrence sans limite commence même à gagner les produits de l'agriculture biologique, jusqu'alors épargnés.
La loi EGALIM reposait sur trois piliers : une hausse du seuil de revente à perte de 10 % et un encadrement des promotions ; des négociations commerciales fondées sur les coûts de production et sur des indicateurs ; une demande d'étude de la situation des centrales d'achats par l'Autorité de la concurrence.
L'entrée en vigueur du relèvement du seuil de revente à perte n'a pas atteint son objectif. Jusqu'à présent, la grande distribution a augmenté les prix de produits de grande consommation, sans que cela ruisselle jusqu'aux producteurs. La seule amélioration concerne la filière laitière, mais cela s'explique en partie par les conditions de marché. Le prix de vente reste inférieur aux coûts de production. Quant aux indicateurs de coûts de production mis en place par les interprofessions, aucun mécanisme ne permet de s'assurer qu'ils sont effectivement respectés.
Une nouvelle étude par l'Autorité de la concurrence peut être intéressante, mais il n'est nul besoin d'une telle étude pour comprendre que, ce qui doit être empêché, c'est le regroupement des centrales d'achats. De tels rapprochements aggravent en effet le déséquilibre entre, d'un côté, de 450 000 à 500 000 exploitations agricoles et plusieurs milliers d'industriels, et, de l'autre, les quatre principales centrales d'achats, qui représentent plus de 90 % du marché.
Face à ces géants de la distribution et aux accords mondiaux de libre-échange, nos agriculteurs ne sont que des variables d'ajustement à qui l'on impose des prix indécents lors des négociations.
De ce point de vue, l'entrée en vigueur de la loi n'a pas amené de changement profond. Pendant les états généraux de l'alimentation, beaucoup d'annonces ont été faites en vue d'une meilleure répartition de la richesse au sein des filières pour accroître les revenus des agriculteurs. Mais, comme dans d'autres domaines, le Gouvernement s'est contenté de simples engagements volontaires des filières à mettre en oeuvre des chartes et des plans, espérant que le marché allait s'autoréguler, pensant que les gentils capitalistes se montreraient responsables alors que, nous le savons tous, leur seul objectif est de gagner de l'argent et que le rôle du politique est donc de contraindre le marché par la loi.
Au bout du compte, après les concertations et le vote de la loi EGALIM, le constat reste le même : il n'y a ni équilibre dans les relations commerciales au sein des secteurs agricole et agro-alimentaire, ni prix juste pour les agriculteurs.
Comme le disait au début du mois l'Association nationale des industries alimentaires dans un communiqué, « l'esprit des EGA n'est pas encore là pour la majorité des entreprises alimentaires : même si l'on note des efforts des enseignes d'un point de vue comportemental, les relations commerciales restent extrêmement déséquilibrées ». Les demandes de baisses de prix, toujours aussi dogmatiques, perdurent ; les efforts et les engagements des entreprises pour permettre la montée en gamme et une meilleure rémunération des agriculteurs ne sont toujours pas pris en considération. On continue d'observer un chantage au déréférencement pour obtenir le prix le plus bas. Les PME et les agriculteurs sont également soumis au chantage des négociations commerciales.
L'Autorité de la concurrence a d'ailleurs ouvert en juillet 2018 une enquête sur les alliances à l'achat des distributeurs et centrales internationales dont les résultats permettront bientôt de connaître leurs véritables conséquences.
On peut également se réjouir que le ministre de l'économie souhaite sanctionner le groupe Leclerc par une amende de 100 millions d'euros pour avoir délocalisé ses négociations commerciales en recourant à une centrale d'achat en Belgique, apparemment dans le but de contourner la législation française. Ce groupe a terminé l'année 2018 avec un chiffre d'affaires de 37,75 milliards d'euros, en progression de 1,5 % par rapport à l'année précédente – je rappelle qu'en 2017 un quart des agriculteurs vivait sous le seuil de pauvreté – , et, en 2013, M. Leclerc déclarait : « La loi, je m'assois dessus lorsqu'elle est contre moi. » Il semblerait que les états généraux de l'alimentation ne l'aient pas fait changer d'avis ; nous verrons bien ce qu'il en est après la commission d'enquête.
Au total, nous sommes très favorables à la création de cette commission d'enquête, d'autant que, selon nous, les prix planchers, les coefficients multiplicateurs ou la suppression des oligopoles dans la grande distribution auraient permis de résoudre certains des problèmes qui se posent actuellement et auraient rendu possible une juste rémunération des agriculteurs.